35

Des dizaines de torches éclairaient les prairies et les berges. Guerriers, moines et marins s’interpellaient. Des battues s’organisaient, ponctuées par l’appel rauque des cors.

— Il est trop tard, on ne les rattrapera plus, déclara Hugues en sautant dans la terre humide. Vous dites que vous avez vu Tancrède partir de ce côté ?

— Oui, messire, fit Bjorn. Mais je crois que nous n’aurons guère besoin d’aller plus loin. Regardez qui vient là-bas !

— Comment...

Hugues s’arrêta net. Sortant du sous-bois, un homme marchait vers eux. Sa chainse et ses braies étaient en loques, souillées de terre et de sang, et il tenait à la main une hache.

Le visage de l’Oriental s’éclaira.

— Vous n’êtes pas blessé ? demanda-t-il quand le jeune homme les eut rejoints. Ce sang...

— Ce n’est pas le mien, pas plus que cette hache n’est mienne, répondit Tancrède en l’étreignant avec force. Vous êtes vivant, mon maître. J’ai cru vous avoir perdu.

La gorge nouée, Hugues ne répondit pas. Le silence retomba entre eux et il était plus éloquent que tous les mots. Enfin, Tancrède se tourna vers Bjorn, qui s’était éloigné de quelques pas.

— Salut à vous, Bjorn.

— Salut à vous, messire ! Bien heureux de vous revoir en vie. Si vous n’avez plus besoin de moi, messire de Tarse, je retourne à mon bateau. Le marchand est furieux, le capitaine Corato ne va pas tarder à l’être aussi et c’est sur nous, les rameurs, que l’orage finira par retomber.

L’Oriental saisit la main qu’il lui tendait et la serra longuement dans les siennes.

— Merci, Bjorn.

Une fois l’homme parti, Hugues raconta à son protégé comment Bjorn et lui s’étaient trouvés côte à côte sur le navire marchand.

— Et vous, où étiez-vous donc passé ? finit-il par demander.

Tancrède montra d’un geste large les berges recouvertes de roseaux et la prairie environnante.

— Je ne saurais vous le dire, avoua-t-il. J’ai d’abord marché sans but puis, à cause de ma rencontre avec le pèlerin...

— Quel pèlerin ?

— Vous savez, celui qui est à bord du knörr, maître Richard.

— Vous l’avez rencontré le long du fleuve ? Mais qu’y faisait-il ?

— Je ne sais pas, fit le jeune homme en haussant les épaules. Je l’ai trouvé à errer. Quand il est retourné vers le camp, je me suis assis sur un rocher et j’ai dû m’y assoupir sans vraiment m’en rendre compte. C’est le murmure de voix toutes proches qui m’a ramené à moi. Des hommes armés passaient. Leur chef était un gaillard enveloppé d’un grand mantel, portant une arbalète.

— Celui-là a réussi à tuer les guerriers qui gardaient l’esnèque. Et ensuite ?

— Je me suis glissé à leur suite et, dès que j’ai pu, j’ai attaqué un traînard. Après lui avoir brisé la nuque, j’ai pris son arme et suis parti vers le camp. J’avais peur pour vous. Il n’y avait plus personne dans la tente et l’alerte a retenti presque aussitôt.

— C’est moi qui sonnais. Ils avaient déjà tué la sentinelle.

— Nous avons beaucoup de morts ?

— Moins que nous aurions pu en avoir, répondit gravement Hugues. Peut-être serions-nous morts tous deux si vous n’étiez pas parti ainsi en pleine nuit. Qui sait ? Venez, retournons au camp, il reste bien des choses à éclaircir et je voudrais m’assurer qu’il n’est rien arrivé à notre jeune amie.

Devant eux était apparue la silhouette du grand chien qui leur emboîta le pas en remuant la queue.

— Eh bien, Tara, aurais-tu entendu que je parlais de ta maîtresse ? demanda Hugues. Tu ferais mieux de monter la garde au lieu de rôder sans donner l’alarme alors que tu es le premier à avoir senti le danger.

Le chien émit un grognement qui aurait pu être une protestation, puis il partit en courant de sa longue foulée souple vers le campement.

Une grande agitation y régnait. Les marins avaient porté les morts près du feu. Des brassées de bois sec avaient ranimé les flammes. Le frère infirmier de l’abbaye pansait les blessés.

Alors qu’ils s’approchaient, Eleonor apparut. La jeune fille était pâle, mais son expression résolue. Son visage s’illumina quand elle les aperçut et elle courut à leur rencontre.

— Vous êtes blessé ! s’exclama-t-elle en voyant le sang qui souillait les habits de Tancrède.

— Non, non, tout va bien, protesta ce dernier. Et vous, damoiselle ?

— Je vais bien aussi.

La jeune fille avait rendu son salut à l’Oriental qui s’était incliné courtoisement devant elle.

— Nous venions nous assurer que vous n’aviez rien, déclara-t-il.

— Je vous en remercie, sire de Tarse. C’est le départ de mon chien en pleine nuit qui m’a réveillée, poursuivit-elle. J’ai même failli le suivre. Le temps que j’hésite en me disant que, sans doute, il partait chasser les lapins qui sont nombreux autour du camp et que j’enfile mes bottes, on sonnait l’alerte.

— Il avait dû sentir les assaillants, mais il n’a pas averti. Il a des habitudes de chien de combat, il n’aboie jamais.

— C’est vrai. Que s’est-il passé ? Expliquez-moi. Qui nous a attaqués et pourquoi ?

— Sans doute des pirates, éluda-t-il, mais nous n’en savons pas davantage. Excusez-moi.

Déjà, Hugues tournait les talons.

— Je peux aider aux soins s’il est besoin, protesta Eleonor.

— Il y a malheureusement plus de morts que de blessés, rétorqua-t-il sans se retourner.

L’Oriental s’était arrêté près des cadavres : la sentinelle du camp, celle du ponton, le plongeur, un mousse, les guerriers fauves...

— Ne faites pas attention à mon maître ni à ses manières, fit doucement Tancrède. Cela n’a rien à voir avec vous, damoiselle. Quand il a cette figure-là, c’est que quelque chose le tourmente.

— Je comprends, murmura la jeune fille.

La lueur des flammes jouait dans ses yeux bleus et, une fois de plus, Tancrède la trouva belle. Elle ne faisait pas partie de ces femmes dont la beauté vous envahit au premier regard, son charme s’insinuait en vous au fil des jours. Quand vous le réalisiez, il était trop tard.

Il ajouta, troublé :

— Vous devriez retourner vous coucher.

La jeune femme étouffa un bâillement.

— Je vais proposer mon aide à l’infirmier de l’abbaye et puis je vous obéirai, Tancrède. La nuit a été courte et nous partons de bonne heure demain matin.

Le jeune homme s’inclina et repartit. Le visage d’Eleonor dansait devant ses yeux. Il se confondait avec celui, rêvé, d’Anouche, sa mère, et celui, déjà lointain, de damoiselle Sigrid, la laide, la repoussée, la dame blanche qui lui avait tant donné.

À quelques pas de là, son maître paraissait perdu dans ses pensées et il se garda bien de l’interrompre. Des éclats de voix parvenaient jusqu’à eux, venant du groupe formé par les passagers du navire marchand.

Effrayés et excités tout à la fois par les derniers événements, les hommes discutaient avec véhémence. Seul frère Dreu manquait à l’appel. Il devait dormir du sommeil du juste dans la cellule prêtée par ses frères à l’abbaye. Tout en rentrant son épée au fourreau, d’Avel-lino, qui venait de rejoindre les autres, répondit distraitement aux questions de maître Richard, le pèlerin de Saint-Jacques.

— Il paraît que ce sont des pirates ! Moi qui croyais que le voyage par mer serait plus tranquille, je me suis bien trompé. Vous les avez vus ? demandait celui-ci.

— Non, pas vraiment. C’est l’alerte qui m’a réveillé comme vous, j’imagine. Quand je suis sorti de ma tente, tout était déjà fini. J’ai fait une battue avec les marins le long des berges. La seule chose que l’on a aperçue, c’est des canots qui s’éloignaient.

— Ils ont même tué le mousse...

L’attention de Tancrède fut détournée des paroles du pèlerin ; quelqu’un tirait sur sa tunique.

— Z’avez pas vu ma maîtresse, mon bon sire ? demanda le vieux Gautier en s’agrippant à lui, une torche penchant dangereusement dans son autre main.

— Je vais vous prendre cela, mon brave, avant que vous ne mettiez le feu au campement, fit le jeune homme en s’emparant du flambeau. Votre maîtresse va bien, et je ne crois pas qu’elle ait besoin de vos services.

Vous feriez mieux d’aller cuver votre vin. Vous ne lui servirez à rien dans cet état.

— Vous croyez ? fit l’autre en lui soufflant une haleine avinée au visage.

Il tituba et se raccrocha de nouveau à lui.

— Z’avez raison, vais faire encore un p’tit roupillon... Croyez qu’on est bientôt arrivés en Orient ? Le bateau y roule plus tant. Ou alors, c’est que j’m’y habitue.

— Bien sûr, puisqu’on est à terre ! répliqua Tancrède en souriant malgré lui aux remarques de l’ivrogne. Quant à ce qui est d’arriver en Orient, on en est loin.

Depuis le départ, il n’avait jamais vu l’homme autrement qu’ivre ou en passe de l’être. Un fier serviteur qu’Eleonor avait là ! Pourtant, à chaque fois que quelqu’un s’en prenait à lui, elle le défendait comme une mère son petit. L’ivrogne, il l’avait compris, était tout ce qui lui restait de son pays, son lien avec l’enfance et le manoir de son père.

— À terre ! Comment ça à terre ? protesta l’autre.

Son regard trouble balaya les tentes et les arbres qu’éclairait la lune.

— Bon, si vous la voyez, dites-lui que je suis retourné me coucher, grommela le vieux en partant d’un pas mal assuré vers sa paillasse.

Un peu à l’écart, Pique la Lune et Knut s’entretenaient avec Harald, Corato et Giovanni. Tancrède ne saisit pas leurs paroles, mais les visages des hommes étaient graves.

Des guerriers fauves entrèrent brusquement dans le cercle de lumière, traînant par les cheveux les dépouilles des pirates qu’ils jetèrent à côté des autres. D’un côté comme de l’autre, personne n’avait fait de prisonniers.

— Tancrède, donnez-moi votre torche !

Le jeune homme rejoignit son maître près du cadavre de la sentinelle. Hugues saisit le flambeau puis alla de corps en corps. Il s’arrêta longuement près de l’un des pirates, s’agenouillant pour mieux voir ses traits, puis se releva et continua son inspection en marmonnant un mélange incompréhensible de mots arabes, hébreux et latins.

Un moine accourut, annonçant que leurs guetteurs avaient aperçu trois barques rejoignant un paro qui manoeuvrait dans l’embouchure du fleuve.

— Je vous avais dit qu’on ne les rattraperait pas, marmonna Hugues qui se penchait maintenant sur les dépouilles des guerriers fauves.

Il désigna les carreaux fichés en travers de leur gorge :

— L’homme à l’arbalète tirait vite et bien, malgré la nuit. Ces deux-là n’avaient aucune chance. Ils sont morts sur le coup.

— Ceux qui ont fait ça paieront le prix du sang ! affirma Magnus le Noir qui était apparu à leurs côtés. C’est vous qui avez donné l’alerte, n’est-ce pas, messire ?

— Oui.

— Pourquoi les examinez-vous ? ajouta-t-il.

— Les morts nous en apprennent souvent plus que les vivants ! répliqua Hugues qui s’était relevé. Je voudrais vous parler.

— Je vous écoute.

— Non, pas ici, et puis, j’aimerais que vous réunissiez aussi le stirman et Pique la Lune. Et aussi que vous fassiez porter le cadavre de la sentinelle du camp, celui du mousse et du sondeur sous votre tente. C’est là que nous nous entretiendrons, si vous le voulez bien.

Tancrède s’émerveilla à nouveau de l’aisance avec laquelle son maître obtenait ce qu’il voulait. Sa voix était ferme et assurée. Le ton sans réplique. Le chef orcadien le dévisagea et hocha la tête.