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— Viens donc ! fit Giovanni en poussant Tancrède devant lui.

La fille s’écarta, non sans avoir frôlé d’une caresse le visage du jeune homme.

— Elle va pas te manger ! déclara le Lombard. Ce sont des étuves, pas une taverne. Nous y serons bien. Les filles y sont douces et l’hydromel meilleur qu’ailleurs.

Ils pénétrèrent dans une vaste pièce d’où partait un escalier de bois. Un feu brûlait dans une immense cheminée. Quelques filles aussi peu vêtues que la première attendaient là, allongées sur des coussins et des tapis. Elles se redressèrent en les voyant entrer, prenant des poses en pouffant et leur adressant des sourires langoureux et des oeillades appuyées.

— La maison est propriété d’un évêque point regardant sur ses locataires, murmura Giovanni à l’oreille de Tancrède. Les clostrières y sont jolies et certaines fort jeunes.

— Les clostrières ?

— Ben oui, ces filles-là. Tu ne sors donc jamais ?

— Plus souvent dans les livres, avoua Tancrède.

— Ton maître veut te transformer en clerc, ou en moine ? L’éducation, c’est pas que dans les livres, mon ami. Il était temps qu’on se rencontre. C’est des filles en chambre. Elles louent chacune une pièce dans cette maison et c’est là qu’elles travaillent cloîtrées. Certaines aident aux étuves. C’est pas vraiment un bourdeau, mais y a quand même une puterelle qui dirige le tout.

Des tentures masquaient l’entrée de multiples pièces. Des relents de chaleur et d’humidité emplissaient l’air. L’une des filles s’était approchée de Tancrède et lui tournait autour en se déhanchant.

— Une étuve. C’est vrai qu’un bain me fera le plus grand bien ! déclara gravement Tancrède.

— Qui te parle de bain ? fit l’autre avec un grand rire. Regarde comme celle-là te fait des avances ! Mais enfin, si tu préfères qu’on t’échine le cuir dans un cuveau de bois, c’est ton affaire. Tu es mon invité. Tu auras tout ce que tu voudras, et même davantage.

Il se tourna vers une servante.

— Hé, toi ! Va chercher ta patronne et dis-lui que son amant préféré est de retour.

Tancrède vacilla et se rattrapa à une tenture. La salle bougeait presque autant que le pont de l’esnèque en pleine tempête. La fille était retournée près de ses camarades. Des râles de jouissance et des gémissements retentissaient derrière le tissu. Le jeune homme se redressa, non sans mal.

— Voilà ma promise ! s’exclama le marchand. N’est-ce pas qu’elle est belle ?

Tancrède cligna des yeux, se demandant si son compagnon n’était pas plus ivre que lui. La femme qui descendait l’escalier était si âgée qu’elle aurait pu être leur grand-mère à tous deux.

Son visage ridé était couvert de fards, ses seins lourds débordaient de son corsage lacé et ses fesses énormes tremblaient sous ses jupes. La vision du jeune homme se troublait de plus en plus. La puterelle s’était précipitée vers Giovanni qu’elle embrassa bruyamment sur la bouche avant de se tourner vers lui.

— Un nouveau ! Qu’il est joli ! fit-elle en écrasant si fort Tancrède sur sa vaste poitrine qu’il chercha son souffle.

— Mon frère, je te présente dame Guenièvre, la maîtresse de céans. Une femme grasse, moelleuse, donnante comme je les aime ! Elle te tirerait de l’amour d’une bûche !

— Ma dame, mes hommages, fit le jeune homme en se dégageant avec difficulté de l’étreinte de la tenancière.

Une vague nausée lui venait, et il ajouta d’une voix pâteuse :

— Si ça ne vous dérange pas, je voudrais prendre un bain.

— Quand y veut quelque chose... Faut pas le contrarier, Guenièvre. Fais tout ce qu’il demande, c’est moi qui régale.

— Allez m’attendre dans ma chambre, mon doux maître. Votre ami est en de bonnes mains.

Elle claqua des mains et un robuste serviteur jaillit de derrière une tenture. Sur un geste de sa patronne, il saisit Tancrède sous les aisselles et le porta à moitié vers une autre salle où s’alignaient des cuves de bois.

De la vapeur montait des cuveaux garnis de molletons. Deux bourgeois, de l’eau jusqu’au col, mangeaient des merveilles arrosées de miel blond et parlaient affaires tandis que des servantes, plus dénudées encore que celle de l’entrée, leur frottaient le dos.

— Elles vont bientôt s’occuper de vous, messire, déclara le serviteur en l’aidant à s’asseoir sur l’un des bancs de bois alignés le long du mur.

Tancrède ne s’aperçut même pas de son départ.

— J’ai trop bu, je crois, marmonna-t-il pour lui-même. Je ne devrais jamais mélanger le vin et la bière. Hugues me l’a déjà dit. Je vais me reposer un peu.

Il faillit basculer, se rattrapa au banc, allongea précautionneusement les jambes, puis posa la tête sur le bois et ferma les yeux.