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Encouragés par les hurlements du capitaine, les marins essayaient de redresser le knörr. Trop lourd, le navire marchand n’arrivait plus à faire face à la lame. Les sautes de vent faisaient claquer la grand-voile. La coque grinçait. Au milieu du dortoir, les mains jointes, agenouillé dans une eau glacée, frère Dreu priait. D’Avellino et maître Richard faisaient les cent pas, obéissant à contrecoeur à la demande de Giovanni qui avait demandé à ses passagers de rester dans le château arrière. Eleonor, cramponnée au chambranle, voyait avec effarement les vagues balayer le pont et déferler sur les rameurs.

— Retournez dans votre cabine, damoiselle ! la supplia le vieux Gautier qui se tenait derrière elle. Vous êtes trempée, vous allez m’attraper la mort !

Elle fit non de la tête, resserrant son manteau autour d’elle et le vieux serviteur, persuadé qu’ils allaient bientôt mourir, retourna se jeter dans son branle pour se cacher en gémissant sous ses couvertures.

Aidé de Bertil et du Bigorneau, le cuisinier écopait l’eau de la cale.

L’oeil fixé sur l’esnèque, détrempé par les vagues qui escaladaient le château arrière, Corato tenait bon le gouvernail, Giovanni à ses côtés. Loin devant, le navire de combat avait descendu sa toile et ses rameurs accéléraient la cadence. Plus rapide, il se rapprochait de la côte et de l’embouchure du fleuve.

Un bruit de déchirure fit sursauter Eleonor. La grand-voile s’était fendue d’un coup, les betas avaient roulé sur le pont. Le mât bougeait dans la calengue avec d’horribles grincements.

— Affalez ! Affalez ! hurla le capitaine.

La trompe sonna, couvrant le bruit de la tempête. Corato se tourna vers le Lombard.

— Dites aux rameurs d’accélérer la cadence, sinon on est perdus ! Et descendez-moi cette toile ! On va finir par le fond !

Le Lombard dégringola l’escalier et rejoignit le pont, encourageant les hommes qui se précipitèrent pour défaire les cordages. Une bourrasque plus forte que les autres acheva de déchirer la voile et, avec un craquement sinistre, la vergue se rompit, tombant de toute sa hauteur sur les rameurs. Des cris retentirent.

Le knörr partait par le travers, d’énormes vagues cognant le pont avec un bruit d’enfer.

D’Avellino, Dreu et le pèlerin aidèrent les rameurs à dégager les restes de la voile et le lourd morceau de vergue tombé en travers des bancs. Un des marins, la jambe brisée, une esquille de bois, grosse comme un poignard, plantée dans la cuisse, hurlait de douleur, dressé comme un dément au milieu des débris.

Là-haut, Corato, qui voyait le navire se précipiter vers les récifs, ordonnait de reprendre la cadence. Tant bien que mal les hommes s’étaient remis aux avirons. Maître Richard et d’Avellino s’étaient glissés sur les bancs de nage et souquaient sur le bois avec les autres. S’accrochant à ce qu’elle pouvait, Eleonor rejoignit Bjorn qui avait empoigné le marin blessé et, malgré ses plaintes, le tirait à l’abri des lames.

— Restez pas là, damoiselle ! lui cria le géant blond.

Le navire se redressait lentement et reprenait sa route vers la côte.

Arrivé dans le dortoir, Bjorn essaya d’allonger le marin sur une des paillasses, mais l’homme se débattait. Il l’assomma d’un coup de poing au menton.

— Comme cela, fit-il en voyant le regard stupéfait de la jeune femme, on n’aura pas besoin de le maintenir. Ça ira ?

Elle fixait le corps inerte, la pointe de bois fichée dans la cuisse d’où giclait le sang, la jambe formant un angle singulier avec le corps. L’eau montait insensiblement dans le dortoir, elle en avait maintenant jusqu’aux chevilles.

Bjorn avait défait la ceinture de corde qu’il portait à la taille et l’avait rapidement nouée autour de la cuisse de l’homme. Il se souvenait des leçons de frère Baptiste, l’aumônier de Pirou.

— Oui... Il le faudra bien.

— Vous êtes prête, damoiselle ?

— Euh, je... Oui !

Bjorn arracha d’un coup sec le morceau de bois. Malgré le garrot, le sang gicla de nouveau.

— Il faudra le nettoyer, le cautériser si vous pouvez et retirer le garrot dès qu’il sera bandé, sinon il perdra sa jambe.

— Oui, ça ira, fit Eleonor d’un ton plus ferme en posant ses paumes sur la plaie et en pressant de toutes ses forces.

Une fois le géant blond sorti, la jeune femme regarda autour d’elle et cria :

— Gautier !

Le serviteur sortit sa tête de sous ses couvertures.

— Viens ici, et vite !

— Mais j’vais jamais pouvoir marcher... Regardez comme ça roule ! Puis, y a d’l’eau partout.

La cabine était sens dessus dessous. Tout ce qui n’était pas arrimé flottait dans l’eau salée. Le grand chien était debout dans un coin, le chat arqué sur une paillasse non loin de lui et, pour une fois, ils s’ignoraient, faisant une trêve implicite, trop occupés l’un et l’autre à surveiller le niveau de l’eau et à garder leur équilibre.

— Dépêche-toi !

Gautier sentit que, cette fois, il valait mieux obéir.

— Coupe-lui ses braies ! Et trouve-moi de quoi faire des bandages et de la charpie ! ordonna-t-elle.

Le vieux sortit son coutel et fendit le tissu.

Dehors, le vent soufflait en bourrasques. Le Lombard et le moine avaient rejoint les autres dans la cale pour écoper. Bjorn manoeuvrait l’aviron de toutes ses forces. Des éclairs zébraient le ciel.

La mer cognait la coque, et ses coups de boutoir faisaient vibrer les membrures. Les marins entonnaient un nouveau chant de nage. Devant la proue se dressait une barre d’écume. Le capitaine Corato, les dents serrées, marmonna pêle-mêle une prière à la Madone et à Neptune, baisa l’une des amulettes qu’il portait au cou et poussa le bois du gouvernail, inclinant l’étrave vers la côte.