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Les marins ramaient au ralenti, et Knut avait rejoint Harald à l’arrière. Eux, si souvent taciturnes, plaisantaient comme des gens qui savent qu’ils ont échappé à la mort. Enfin, le stirman désigna le navire de charge du menton.

— Ils ont cassé du bois, on dirait, remarqua-t-il.

— Oui, mais ils ont réussi à nous suivre. Pour un Grec, l’est pas mauvais, ce capitaine Corato, d’autant qu’ils sont lourdement chargés. Dommage qu’on ne se soit pas arrêtés dans l’embouchure de la Loire ! fit Knut. Tu te souviens de cette auberge à Nantes où l’on buvait un hydromel...

— Je me rappelle surtout que t’aimais la garce qui le servait. Faut dire que c’était pas une femme, c’était une statue !

— Tu crois pas si bien dire. Aussi grande que les femmes de chez nous et large et vigoureuse. Des bras et des cuisses musclés, jamais fatiguée à l’ouvrage. La peau ferme et douce, et ces cheveux épais comme du crin de cheval, ces fesses énormes et dures... Ah oui, elle m’en a donné...

Le regard du maître de la hache vacillait à l’évocation de la robuste créature capable de soutenir ses assauts répétés et d’en redemander encore. En fait, mais il ne s’en était jamais vanté, pour la première fois de sa vie, c’est lui qui avait crié grâce !

Voyant son air rêveur, Harald s’esclaffa et lui décocha une bourrade dans les côtes.

— Pour ça, tu devras attendre, mon gars, fit-il. Par contre, pour l’hydromel, tu as peut-être une chance. Pique la Lune m’a assuré que les moines de Maillezais avaient des merveilles dans leurs caves. Tu sais, d’un autre côté, avec ce qu’on transporte, je comprends que Magnus préfère éviter les escales dans de grands ports comme Nantes. On évitera les coupe-jarrets de toutes sortes.

— Le présent du roi... Tu as vu, ces coffres ne sont pas bien grands, mais l’Orcadien les emmène partout. Je me demande ce que c’est.

— Ne te le demande pas, ce ne sont pas des choses pour nous. Quant à ce mouillage-là, tu verras, si notre pilote a choisi l’abbaye de saint Rigomer comme refuge, y connaît son métier, c’est que c’est bien.

Ils approchaient de l’abbaye, juchée sur une île à la végétation épaisse. Sur un ponton de bois attendaient de solides moines armés de fourches et de faux. L’esnèque vint s’amarrer en douceur, et le pilote sauta à terre, allant les saluer. Un moine accourut à sa rencontre, sa chape volant autour de lui. Ils s’étreignirent longtemps, puis remontèrent côte à côte le chemin sinueux menant à l’abbaye.

En quelques instants, le navire fut démâté et le mât couché sur le pont. Knut inspecta les betas. L’une d’elles s’était brisée en son milieu, quant aux rames que les hommes avaient rentrées, une s’était brisée sur un écueil et une autre était fendue par le travers. Ensuite, le maître de la hache, les sourcils froncés, examina les tonneaux de cuir servant à protéger les armes, les outres de peau, les filins...

Deux marins avaient mis une embarcation à l’eau et examinaient l’état de la coque. Magnus le Noir avait sauté à terre, bientôt suivi du stirman, avec qui il discuta un moment avant de rejoindre ses guerriers.

Quelques instants plus tard, le Breton réapparut seul. Il se dirigea vers eux et, montrant le ciel où s’amoncelaient des nuages venant du large, déclara :

— Il va pleuvoir. Devriez faire dresser les tentes. Les moines sont heureux de nous proposer l’hospitalité de leur terre et la chaleur de leur réfectoire. Ils ont pas assez de place pour nous dans leur hostellerie, mais nous proposent d’installer notre camp au sec de ce côté, fit-il en tendant le bras vers un pré non loin d’une vaste grange ressemblant à une coque de bateau retournée.

Knut les avait rejoints, il lui dit :

— Ils demandent aussi si vous avez des avaries. Ils ont du bois de construction dans les réserves.

— Je vais aller les voir. Il me faut du bois sec pour tailler de nouvelles rames et des betas. On finit d’inspecter la coque mais, à mon avis, elle n’a rien.

Le knörr avait accosté, lui aussi, non loin de l’esnèque. Sa vergue pendait lamentablement, brisée net. Les marins déchargeaient leur blessé sur une litière de fortune qu’escortait Eleonor.

Le Lombard s’approcha avec le capitaine Corato qui prit à part le maître de la hache, tandis qu’il s’adressait au Breton :

— J’ai entendu vos dernières paroles. Vous semblez bien connaître les moines...

— Oui, je fais escale à l’abbaye de saint Rigomer à chaque fois que je le peux.

— On a un blessé.

— Ils vont le prendre à l’infirmerie. D’ailleurs, regardez, ils ont déjà envoyé leur frère infirmier.

Effectivement, un gros moine avait rejoint Eleonor et fait signe à ses serviteurs de porter le marin vers l’abbaye.

— Ils ne peuvent vraiment pas nous recevoir à l’hostellerie ? Je suis prêt à tout pour une paillasse sèche, même à abandonner une bourse de bel et bon argent au sire abbé.

— Je pense que le révérend abbé vous en saura gré, les pauvres sont chaque jour plus nombreux aux portes de l’abbaye, mais il ne changera pas d’avis pour autant. Nous sommes beaucoup trop et je ne pense pas que vous demandiez un lit pour vous tout seul ?

— Euh, non.

— De toute façon, ne vous inquiétez pas, vous serez au sec cette nuit. Les moines vont nous fournir de la paille et ils nous attendent au réfectoire pour le repas du soir. L’abbé nous propose de nous installer non loin de nos bateaux, près de la grange dîmière.

— Ça ira bien, grommela Giovanni.

— Ils nous fourniront l’eau potable et du bois sec pour les feux de camp. Et puis, demain, à moins qu’ELLE ne le veuille pas, vous dormirez dans un vrai lit.

— Nous arriverons à La Rochelle, n’est-ce pas ?

— Oui, nous y aborderons dans la matinée. Ce ne sera pas encore tout à fait la moitié du voyage pour vous, mais quant à moi j’aurai rempli ma part.

— C’est vrai, et fort honorablement. Nous serons au regret de vous perdre.

Giovanni poursuivit pour lui-même :

— Je vais faire nettoyer les dortoirs et le pont. Ce soir, tout le monde dormira sous la tente, même les passagers.

Le marchand frissonna en observant le ciel chargé de nuages. Un vent froid soulevait son mantel et il se frotta les mains l’une contre l’autre.

— Bien heureux, j’avoue, d’être ici plutôt qu’en mer. Après cet avant-goût de tempête, l’hospitalité des moines, et surtout leurs vins, nous réchaufferont le coeur et les os.