7

Une heure bientôt que les trois hommes étaient attablés à l’auberge Henri II, à boire et à discuter. Comme à son habitude, Hugues gardait une certaine réserve, mais Tancrède était sous le charme de Giovanni qui mimait avec force gestes l’attaque des malandrins sur le port.

— Vous êtes de vaillants compagnons, et j’aurais aimé mieux vous connaître, mais nous devons lever l’ancre demain, acheva-t-il enfin.

— Nous aussi, remarqua Tancrède.

Le visage du marchand marqua de l’étonnement.

— Vraiment ?

Puis, il s’exclama :

— Oh, mais je sais, vous serez sur le serpent ! Ils embarquent deux passagers. C’est donc vous ! Mais alors, nous allons faire route ensemble vers la Méditerranée !

— Le serpent ?

— Oui, c’est ainsi que nous nommons les navires de guerre comme celui qui va vous accueillir. Mais comment avez-vous pu prendre place à bord ? Il est affrété par le roi d’Angleterre lui-même, je crois ?

Tancrède allait répondre, mais Hugues le devança.

— Peu importe tout cela, déclara-t-il. Mais vous dites que vous « devez lever l’ancre », seriez vous plus qu’un simple passager ?

— Ce sont les Luna qui ont affrété le knörr, répondit fièrement Giovanni. Ma famille.

— Luna... Vous êtes lombard, n’est-ce pas ?

— Je suis un Lombardi de Sicile et non un Longobardi d’Italie du Nord ! protesta le jeune homme. Ma famille vit à Syracuse depuis bientôt deux siècles. Nous sommes marchands et armateurs. Avec mes frères, nous nous partageons le monde ! À moi, le commerce avec les pays du Nord, mes autres frères s’occupent l’un de l’Afrique, l’autre de l’Orient.

— Il n’y a pas tant de bateaux qui osent se risquer jusqu’ici. La plupart des marchands préfèrent encore les voies de terre ou les fleuves.

— Mais c’est nous qui avons raison ! rétorqua le Sicilien en martelant ces mots d’un vigoureux coup de poing sur la table. Et bientôt, croyez-moi, les bateaux seront de plus en plus nombreux, et cela dans les deux sens.

— Quel type de cargaison embarquez-vous ? demanda Hugues.

— J’ai amené de l’alun d’Italie, du safran, de la cochenille et du pourpre d’Orient. Je repars avec quelques fourrures, de l’ambre gris et de l’ambre jaune de la Baltique. Tout de même, vous seriez mieux à bord de mon bateau. J’ai des passagers, moi aussi, et ils auront de quoi s’abriter du vent et des embruns, je ne suis pas sûr que vous en aurez autant sur l’esnèque.

— Nous en avons vu d’autres, fit Hugues avec un sourire. Mais quels passagers osent se lancer sur un aussi long et périlleux voyage ?

— Un pèlerin qui va à Compostelle, un poète, un moine, un chevalier... Et une femme qui doit trouver époux chez nous là-bas, en Sicile.

— Une femme...

— Oui, je crois d’ailleurs qu’elle loge ici, il n’y a pas tant d’auberges à Barfleur, et celle-là reste la meilleure. Mais je ne les ai pas encore vus, c’est mon capitaine qui s’occupe de tout cela.

— Je crois que j’ai rencontré votre passagère, fit soudain Hugues en se rappelant la jolie brune aux yeux bleus qui lui avait ouvert sa porte.

— Vraiment ?

Le jeune Lombard s’était penché vers l’Oriental.

— Et que m’en dites-vous ?

— Rien.

Voyant la mine étonnée de son interlocuteur, Hugues ajouta :

— J’évite de parler des femmes. « L’arbre du silence, disent les Arabes, porte les fruits de la paix. »

— Vous êtes un homme avisé, messire de Tarse. Seriez-vous natif de Sicile, vous aussi ?

— Je suis gréco-syrien. Et né à Antioche. Et si vous nous parliez de Syracuse ?

— Syracuse...

Hugues et Tancrède sentirent l’émotion vibrer dans la voix du Sicilien à l’énoncé du nom légendaire.

— J’y suis né. C’est une ville fascinante. Je pourrais vous en causer des heures, mais si vous en êtes d’accord, je ferai mieux...

Il parut s’abîmer dans une profonde réflexion, puis jeta :

— Prenons le pari que je vous la ferai visiter un jour... Je sais que le serpent doit nous escorter jusque là-bas, mais vous-mêmes, devez-vous débarquer avant ?

— Non. Nous allons à Syracuse tout comme vous.

Giovanni se mit debout et, levant son pichet, déclama :

— Alors, conjurons les dangers du voyage qui nous attend et acceptez de venir dîner chez moi à Syracuse... Disons dans deux mois d’ici !

La bonne humeur du Sicilien était contagieuse. Hugues ne put s’empêcher de sourire à cette proposition, et les deux compagnons cognèrent leurs pichets contre celui du marchand.

— Nous acceptons.

— Bien, maintenant que vous avez accepté, fit-il en baisant la médaille qu’il portait autour du cou avec un chapelet d’amulettes, je suis tranquille, nous arriverons en Sicile.

Au moment où il prononçait ces mots, le prévôt entra, suivi de son chien, et s’avança sans hésiter vers leur tablée.

— Salut à vous, messires.

Immobile derrière son maître, le grand chien les observait de ses yeux vairons. Tancrède se fit la réflexion qu’il n’avait jamais vu bête aussi effrayante que celle-là.

— Messire prévôt, vous partagerez bien un pichet avec nous ? proposa le Lombard.

Le visage d’Eudes était sévère. On sentait qu’il n’était pas là pour son plaisir et qu’il aurait préféré de beaucoup regagner son lit. La journée, comme les précédentes, avait été rude, entrecoupée de bagarres entre marins, de querelles entre marchands, de plaintes de notables... Comme souvent, avant le départ des navires, les passions s’exacerbaient.

— En d’autres occasions, maître Délia Luna, ce serait avec plaisir. Mais je cherche après des hommes qui se sont battus sur le port.

Le Lombard n’avait pas bronché. Eudes détailla ses deux compagnons et leurs vêtements souillés. L’un était de type oriental et l’autre aussi blond et grand qu’un Norvégien avec une peau sombre de Sarrasin et le regard vert. Il les avait croisés à plusieurs reprises, sans vraiment avoir eu le temps de se renseigner sur eux.

— J’ai trouvé un vrai charnier près des entrepôts, reprit-il, la main sur la garde de son épée. D’après les marins survivants, ceux qui ont fait ça n’étaient que deux et ils portaient des vêtements orientaux.

— Vous avez trouvé ceux que vous cherchiez, messire prévôt, déclara Hugues en se levant.

— Je m’en doutais, messire, en voyant l’état de vos habits. À qui ai-je l’honneur ?

— Mon nom est Hugues de Tarse, et mon compagnon est sire Tancrède. Quant au charnier, je peux vous expliquer.

À ces noms, le regard fatigué s’éclaira.

— Hugues de Tarse ! Un messager envoyé par messire d’Aubigny m’avait prévenu de votre venue, mais il s’est passé tant de choses ici que je n’ai pas eu le temps de vous faire chercher. Votre visite à Barfleur est un honneur, messire.

— Merci, prévôt.

— En tout cas, vu les corps qu’on a rapportés à la prévôté, vos assaillants auraient mieux fait de s’en prendre à d’autres que vous. Je vous écoute.

— Excusez-moi, sire prévôt, le coupa Giovanni qui s’était levé. Mais si vous n’avez pas besoin de moi... Je dois lever l’ancre en même temps que l’esnèque et le plus précieux de mon chargement n’est pas encore en cale.

— Je vous en prie, maître Délia Luna. Non, je n’ai pas besoin de vous. Mais passez me voir demain matin à la prévôté, encore quelques formalités à remplir. Vous savez à quel point l’Échiquier de Caen aime papiers et cachets de cire...

— ... et argent sonnant et trébuchant. Entendu, bien que je ne voie pas...

— Nous en parlerons demain si vous le voulez bien, coupa Eudes, qui n’aimait pas mélanger affaires de sang et problèmes de Trésor.

— Comme vous voulez. À demain, donc.

Puis, se tournant vers ses nouveaux amis, Giovanni s’inclina courtoisement.

— Permettez-moi de vous saluer. Sire de Tarse. Sire Tancrède.

Tancrède saisit la main que le jeune homme lui tendait et la serra avec vigueur.

— Je n’oublierai jamais ce qui s’est passé cette nuit, Giovanni.

Un sourire erra sur les lèvres fines du Sicilien qui s’inclina à nouveau.

— Je sais que j’ai sauvé un homme d’honneur.

Une fois le jeune homme sorti, Eudes se tourna vers Hugues.

— Il était avec vous sur les quais ?

— Non, il est arrivé à la fin, mais son habileté au lancer du couteau a sauvé la vie de Tancrède.

L’Oriental se tourna vers son compagnon :

— Expliquez au prévôt comment cela s’est passé. Après tout, c’est vous qui vous êtes lancé au secours de cette femme.

— Une femme ? s’étonna Eudes.

Une grimace déforma la bouche de Tancrède.

— Si c’était à refaire, je le referais, mais j’avoue m’être fait jouer comme un blanc-bec.

Et il raconta en détail l’attaque dont ils avaient été les victimes. Eudes écoutait sans mot dire, le grand chien couché à ses pieds. Enfin, l’Oriental jeta la bourse sur la table.

— Voilà ce que j’ai trouvé sur celui qui semblait être leur chef.

Le prévôt défit les liens de cuir et fit glisser l’argent sur la table.

— Des deniers de Provins.

— Oui, ce n’est pas là une monnaie de marin, siffla le prévôt en évaluant la somme qui se trouvait devant ses yeux. Ni une paye de marin. À quoi pensez-vous, messire ?

— C’est vous l’homme de justice, pas moi, protesta Hugues. Est-ce que vous avez reconnu quelques-uns de nos agresseurs ? Sont-ils d’ici ?

— Non, mais cela ne veut plus rien dire. Il y a tant de passage à Barfleur depuis que les rois ont décidé d’en faire leur port d’embarquement pour l’Angleterre ! L’esnecca régis est toujours prête à appareiller avec le roi et le Trésor. Le port reçoit maintenant des navires venus de Norvège, des Orcades, d’Irlande aussi, et le chantier s’étend chaque jour davantage. Ouvriers, marins, marchands, je croise tout le temps de nouvelles têtes.

Le prévôt faisait tourner un denier entre ses doigts, une expression matoise se dessina sur ses traits quand il demanda :

— Vous pensez donc, messire, qu’on a payé ces hommes pour vous tuer ?

— Je n’ai rien dit de tel... Mais c’est une possibilité. En tout cas, je vous avoue que je préférerais qu’on fasse le silence sur tout ceci.

Eudes remit l’argent dans la bourse et la repoussa vers Hugues.

— Mieux vaut que vous la repreniez, fit-il. Disons que je ne l’ai jamais vue et que tout cela n’était qu’une querelle entre marins. Je ferai donc un rapport en ce sens au comte de Chester et au justicier de Normandie.

— Merci, sire prévôt. Je ne tiens guère à ce que nos noms figurent dans ces sortes d’écrits. Le château de Barfleur appartient au comte de Chester, Ranulf II ?

— Oui. Henri II le lui a donné, et même si le comte est plus souvent en Angleterre, je suis tenu de l’aviser en même temps que le justicier dès qu’il y a mort d’hommes à Barfleur.

— Je comprends.

Quelqu’un toussa derrière eux. Ils se retournèrent. Il n’y avait plus personne dans la salle. L’aubergiste avait jeté des cendres sur les braises. Les broches étaient lavées et rangées. Les tables propres et les bancs empilés les uns sur les autres...

— Je voudrais bien fermer, messires, fit l’homme.

— Bien sûr, bien sûr. Tara, on rentre !

Le chien, qui semblait dormir, la tête sur les pattes, se redressa aussitôt.

— Sans doute vous verrai-je demain, ajouta le prévôt. J’ai été heureux de vous rencontrer.

— Nous aussi, répondirent les deux amis.

Le tavernier posa les barres en travers des portes et souffla les dernières lampes à huile.

Une fois dans leur chambre, Hugues s’assit sur sa paillasse et sortit une fiole et des bandes de linge roulées de sa sacoche.

— Montrez-moi vos blessures, fit-il. J’ai là de quoi vous soigner.

— Tout va bien. Il n’y a rien là que le sang de nos agresseurs, répondit Tancrède qui avait ôté sa chemise et se lavait à grande eau dans la cuvette apportée par le tavernier. Vous, par contre, vous avez été blessé, fit-il en désignant le cuir entaillé de l’une des bottes.

Hugues jura. La fatigue et la bière lui avaient fait oublier sa blessure. Il s’examina. L’entaille n’était pas profonde, quant à sa botte, un cordonnier la réparerait sans mal. Malgré sa fatigue, il se soigna avec des gestes précis avant d’achever de se déshabiller.

Tancrède marchait de long en large.

— Eh bien, il est temps de vous coucher maintenant, déclara Hugues qui s’était glissé dans son lit. Qu’avez-vous à la fin ?

— Comment ça, qu’est-ce que j’ai ? Vous pensez qu’on voulait nous tuer, n’est-ce pas ?

— Comme l’a dit Eudes, qui me paraît un homme de bon sens, les marins ne sont pas payés en deniers de Provins ni avec d’aussi fortes sommes.

— Et cela ne vous inquiète pas plus que cela ! Je voudrais comprendre. Savoir qui et pourquoi. Est-ce après vous que l’on en a ? Ou après nous deux ?

— La discussion serait trop longue et je ne suis encore sûr de rien. Allons, dormez ! La journée de demain sera rude.

Tancrède voulut protester mais son maître s’était tourné vers le mur, s’enroulant dans sa courtepointe. Quelques instants plus tard, il dormait d’un sommeil paisible.