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Hugues s’était approché du Bigorneau qui, perché sur sa barrique, contemplait les manoeuvres d’accostage en marmonnant. Une peu de bave souillait son menton imberbe et, par instants, ses yeux roulaient dans ses orbites. L’enfant était terriblement maigre, il avait le cheveu rare et son visage disgracieux était déjà celui d’un vieillard.

— Le bonjour, le Bigorneau.

L’autre continua à grommeler en se tordant les mains. Les mots « peur », « Louis » et « mort » s’enchevêtraient. Il ne semblait pas avoir entendu Hugues ni même s’être rendu compte de sa présence. L’Oriental referma la main sur son épaule.

— Le Bigorneau, je te parle !

Le gamin sursauta si fort qu’il faillit dégringoler du tonneau.

— N’aie pas peur, dit doucement Hugues.

— Pas... peur, protesta l’enfant en se rasseyant tant bien que mal.

— Que disais-tu ?

— J’sais pas... Rien du tout. C’est mon ventre qui crie. J’ai faim.

— N’as-tu donc pas mangé ce matin avant de partir de Maillezais ?

— Restait plus rien pour moi à la cambuse et le chat Grimoire m’a volé le talon de jambon que j’avais pris aux cuisines de l’abbaye, avoua l’autre d’un ton pitoyable.

Hugues fouilla dans sa sacoche.

— Allons, laisse-moi regarder. Je crois que j’ai quelque chose là-dedans, fit-il. Veux-tu un peu de viande séchée ?

Il avait pris un linge soigneusement plié et en sortit une lanière de boeuf qu’il tendit au mousse. Celui-ci s’en empara et la dévora avec voracité.

— Z’en avez d’autres ? dit-il alors qu’il mâchait encore.

— Non, mais je peux faire mieux.

— Comprends pas.

— Un vrai repas dans une rôtisserie, ça te dirait ?

Les yeux du gamin brillèrent puis, soudain, son visage s’assombrit et il murmura :

— Y fera quoi le Bigorneau en échange ?

— On parlera, c’est tout.

Le gamin hocha la tête et s’enferma dans un silence qui se prolongea un moment avant qu’il ne relève la tête et grommelle :

— J’veux bien. Mais vous êtes qui ? J’vous ai jamais vu.

— Je suis sur l’autre bateau. Le navire de guerre.

— Ah.

— Mais répète-moi d’abord ce que tu marmonnais tout à l’heure ?

— J’parlais de LUI.

Alors qu’il murmurait ces mots, la peau de ses bras se hérissa et il se mit à trembler. Hugues s’assura que personne ne les observait et demanda, baissant le ton, lui aussi :

— C’est qui, LUI ?

Le Bigorneau haussa les épaules.

— Celui qui se promène la nuit, tiens ! Pourquoi vous êtes à bord du knörr ?

— Pour parler avec toi.

— Avec moi !

Il eut une mimique d’étonnement et un filet de bave s’écoula de sa bouche entrouverte.

— Oui.

— Personne y veut parler avec moi. Jamais. Le capitaine dit que je suis bon à rien. Mais c’est pas vrai.

— Je sais, le Bigorneau. Damoiselle Eleonor m’a dit du bien de toi. Elle t’aime beaucoup.

— La damoiselle... Moi aussi, j’l’aime bien, savez... Elle est douce. Mais pas son chien, non, lui, j’l’aime pas. L’autre jour, elle m’a donné un bout de pain et l’était pas rassis. C’était sa part à elle. Puis, l’est jolie à regarder, ses yeux surtout.

Une expression rêveuse passa sur le visage du garçon.

— Je suis bien d’accord avec toi, le Bigorneau. Si nous revenions à ce que tu me disais.

— Qu’est-ce que je disais ?

— Tu me parlais de LUI. Tu le connais ?

— Ça oui ! Y nous regarde, y nous suit, il est toujours là, comme une ombre. L’a tué Louis déjà, j’I’ai vu.

Le gamin se remit à trembler et à regarder autour de lui, puis il ajouta dans un murmure :

— Bientôt, ça sera le tour au Bertil. Y fait son malin, Bertil, y se croit fort, mais LUI est plus fort. J’ai essayé de le prévenir, mais y m’envoie balader.

— Louis, tu as dit « Louis », je croyais que le gamin qui était mort s’appelait P’tit Jean ?

— Oui. L’a tué aussi, mais je l’ai point vu faire. Avec Bertil, on dormait à terre c’te nuit-là.

— Tu veux dire qu’il a déjà tué un autre mousse nommé Louis ?

— C’est ce que je dis. L’était gentil, le Louis, faisait le travail à ma place et, en plus, me donnait à manger. J’l’aimais bien. Lui m’a pas vu mais j’étais là, caché quand il l’a tué.

— Mais qui est LUI ?

Un des rameurs s’approchait, portant un rouleau de cordage à l’épaule. Le mousse, qui allait répondre, se tut. Le marin passa à côté d’eux et s’éloigna. Des passagers venaient de leur côté.

— Tout va bien, ne parlons plus de ça, fit l’Oriental. Je vais te laisser.

— C’est vrai que vous allez m’emmener à une rôtisserie ? Et je pourrai manger ce que je veux ? Même du gigot ?

— Oui, tu pourras. Tu as la permission d’aller à terre ?

— Ça oui, c’est bien la seule chose que j’ai. Savez, j’suis jamais allé dans une rôtisserie, moi !

Le Bigorneau n’avait plus l’air si endormi qu’à l’accoutumée. Même sa voix avait changé, et Hugues songea qu’il n’était sans doute pas aussi simple d’esprit qu’il le voulait paraître.

En faisant l’idiot, il travaillait moins que les autres et c’était sans doute tout ce qu’il attendait de la vie. Un toit, à manger, et pas grand-chose à faire, même si, d’après ce que leur avait dit Eleonor, les marins le prenaient pour souffre-douleur. Hugues doutait que sa place fût si enviable.

Le bateau touchait le quai. Les marins lançaient les amarres. Comme à Saint-Hélier, la foule se précipitait pour accueillir les nouveaux venus.

Hugues dirigea son regard vers les pauvres maisons de torchis et de bois flotté accotées au pied des remparts de pierre. Il désigna l’une d’elles au mousse.

— Bigorneau, regarde ! Tu vois cette taverne avec l’enseigne de bois peinte de rouge ?

Le mousse se tourna dans la direction que lui indiquait l’Oriental. Il plissa des yeux puis finit par acquiescer :

— J’ia vois.

— Nous nous y retrouverons vers l’heure de midi. Je t’attendrai devant. D’ici là, sois prudent et reste en compagnie. Évite l’ombre.

— Faudrait encore que je sache qui c’est, mon sire. Sa figure, elle était toujours cachée.

— Alors, méfie-toi de tous, sauf de Bertil.

Hugues réfléchit, et ajouta :

— Connais-tu un rameur nommé Bjorn ?

— Le nouveau qu’est monté à Barfleur ? Oui.

— Tu peux avoir confiance en lui comme en moi. Le gosse haussa les épaules. La bave ne coulait plus de ses lèvres et son regard était droit :

— Savez, messire, si j’suis encore en vie, c’est qu’j’ai confiance en personne... Pas même en vous !

— Alors, continue !