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La nuit était tombée et il pleuvait quand Hugues et Tancrède revinrent du réfectoire. Levant leurs torches dont les flammes vacillaient, ils éclairaient le sentier boueux menant au campement.

— Qui va là ? cria une sentinelle en leur barrant le passage.

— Hugues de Tarse et Tancrède, jeta l’Oriental en abaissant un instant sa capuche.

Le marin s’écarta. Une aumusse, sorte de vaste capuche, protégeait son crâne, mais ses vêtements et ses souliers étaient trempés.

— Ah, c’est vous, messires ! fit le jeune gars qui était plus souvent sur les bancs de rame avec Tancrède qu’à monter la garde. Faut que je me répète qu’on est mieux ici qu’à ramer, pas vrai ?

— C’est vrai qu’à première vue, ce n’est pas évident, acquiesça le jeune homme. D’autant que toi, tu es habitué au roulis.

— Je boirais bien un coup de cidre ou d’hydromel pour me réchauffer la couenne, maugréa le marin. Les autres sont allés manger, c’est bientôt mon tour.

— Vous êtes combien à garder le camp ? demanda Hugues en regardant autour de lui.

— Deux. Et deux guerriers sur l’esnèque. Pour le knörr, je crois qu’ils ont laissé un mousse et le sondeur à bord.

— En tout cas, crois-moi, la table de l’abbaye vaut le détour, affirma Tancrède. Volailles à foison, pain blanc et même des pichets de vin pour les hôtes. Et pas du mauvais.

— Ah ça, messire, vous me redonnez courage ! C’est tout ce que je voulais entendre ! s’écria le jeune gars dont la figure s’illumina à l’idée de ces réjouissances. Bien le bonsoir à vous deux. Que Dieu vous bénisse !

Les deux compagnons traversèrent le champ de toiles installées en cercle autour d’un feu de camp.

Une fois sous leur tente, les mantels trempés suspendus à la barre transversale, Tancrède se laissa tomber sur sa paillasse et s’apprêta à ôter ses bottes. Il interrompit son geste, et se tourna vers son maître qui venait de s’asseoir en face de lui.

— Bartolomeo d’Avellino nous évite soigneusement, finit-il par dire. Par contre, il ne quitte plus la jeune damoiselle. Il était assis à sa table et où qu’elle aille, il l’escorte. Croyez-vous qu’il trame quelque chose contre notre jeune amie ?

— Non. Mais je ne saisis pas la raison de ses assiduités auprès d’elle.

— D’un autre côté, n’importe qui aurait plaisir à être en compagnie d’Eleonor.

— Vous l’appelez par son prénom, maintenant ? remarqua Hugues en fronçant les sourcils.

— Elle m’y a autorisé lors de notre dernière conversation et je ne vois pas de raison de m’en priver. Vous savez, elle est fort érudite...

— Non, je ne le sais pas, le coupa Hugues.

— Évidemment ! Vous passez votre temps à la fuir.

Hugues ôta ses bottes et s’allongea tout habillé sur son lit de camp.

— Il est temps de dormir.

— Je ne comprends pas, protesta le jeune homme. Pourquoi, alors que vous n’avez cessé de me mettre en garde contre d’Avellino, n’avez-vous pas prévenu notre amie du danger de sa compagnie ?

— Je le ferais si j’étais sûr qu’elle le soit. Laissons cela, voulez-vous ?

Tancrède songea que son maître faisait bien des efforts pour se tenir à distance de la jolie Eleonor.

— Comme vous voudrez, fit-il.

Le silence retomba entre eux.

— Vous avez eu votre première vraie tempête aujourd’hui, finit par dire Hugues.

— Oui.

Était-ce le son de la pluie qui martelait la toile au-dessus de leurs têtes ? Ils revoyaient les vagues énormes qui passaient par-dessus l’étrave. Ils restèrent un moment ainsi à se souvenir de la fureur des éléments, puis le jeune homme reprit la parole :

— Bien des jours ont passé depuis notre dernière conversation.

— C’est vrai. Mais ils devaient être nécessaires. Comme disait Platon : « Une vie à laquelle l’examen fait défaut ne mérite pas qu’on la vive. »

— J’avais besoin de temps pour que vos paroles pénètrent en moi, et aussi pour me résigner à la perte de ma mère, avoua le jeune homme. Sans doute ne suis-je pas aussi solide que je le croyais.

— Vous l’êtes bien plus, au contraire. Le silence et ces jours passés à ramer vous ont changé, Tancrède. Votre corps s’est durci et ni votre regard ni votre visage ne sont les mêmes que le jour de notre départ.

— Je ne sais quel est mon visage, mais je sais que mon coeur a du mal à admettre ce que la vie lui enseigne. Vous m’avez parlé de cette promesse faite à mon père, mais pourquoi ne pas m’avoir expliqué tout cela plus tôt, Hugues ? Quand je pense à toutes ces années passées ensemble, ces années où nous aurions pu...

— Je ne pouvais rompre mon serment, vous le savez, le coupa Hugues. Et puis, la demande de votre père était justifiée : vous n’auriez pu comprendre l’homme qu’il était, ni ses choix, avant d’être un homme vous-même. Maintenant que nous revenons vers la Sicile, tout est plus simple.

— C’est donc là le pays où je suis né ?

— Oui.

— Tous mes souvenirs... Les jardins, les fontaines, les voiles aux portes des maisons, ces fruits aux couleurs vives...

— Viennent de la Sicile. Vous êtes né à Palerme, dans le palais de votre père. Ensuite, vous êtes parti pour le château d’Anaor, près d’Enna. C’est là que vous avez vécu avec votre mère.

— Né à Palerme dans le palais de mon père, répéta Tancrède. Mais vous m’avez dit que ma mère était une esclave... Qui suis-je alors ?

— Tout ce que vous pourrez apprendre ne changera rien à ce que vous êtes, Tancrède. C’était un des objets de mon enseignement pendant toutes ces années.

— Mais pourquoi mon père m’a-t-il caché ? Pourquoi sommes-nous partis, vous et moi ?

— Votre père était un chef de guerre et un homme de bien. Il était appelé au plus haut des destins, mais la seule chose qu’il ne pouvait faire, c’était épouser la femme de son choix : votre mère, que pourtant il a aimée plus que tout.

Il y avait tant de révélations dans les paroles d’Hugues... mais surtout une sonorité terrible. La gorge serrée, Tancrède hésitait :

— Vous employez le passé en parlant de lui. Dois-je comprendre que, comme ma mère...

Hugues allait répondre.

— Non ! s’écria Tancrède en se levant brusquement. J’ai trop attendu, mais surtout, j’ai trop espéré.

La voix du jeune homme se brisa. L’Oriental s’était levé à son tour. Il aurait voulu saisir le jeune homme dans ses bras et le serrer. La portière de toile était retombée. Il entendit les pas qui s’éloignaient, l’appel de la sentinelle.

Il s’assit sur le bord du lit, la tête dans les mains, se maudissant de sa maladresse et des souffrances qu’il infligeait à celui qu’il aimait comme un fils.