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Le long des filins qui retenaient les bateaux à un pieu planté dans le mitan du fleuve grimpaient des formes noires. Sans bruit, un nageur prit pied sur le ponton près du navire de guerre. D’entre les roseaux apparut la silhouette d’un homme en gris armé d’une arbalète.

Ensuite, tout se passa très vite.

La sentinelle qui allait et venait entre le ponton et la rive s’effondra, la gorge tranchée. Sur le pont de l’esnèque, deux guerriers de Magnus discutaient à voix basse. Ils n’avaient rien entendu. L’homme à l’arbalète plaça un carreau dans son encoche. Un sifflement, puis un second très vite, les guerriers tombèrent à leur tour.

À nouveau, le cri de la chouette.

Dans le knörr, Bjorn avait pris son tour de garde. Le mousse avait regagné sa paillasse et le sondeur était à l’arrière. Le géant arpentait le pont, une hache sur le dos, songeant à la femme qu’il avait aimée, au château de Pirou, au parchemin donné par Hugues à Jersey, se répétant le nom de Karetot...

Un bref craquement sur les lattes, derrière lui, l’alerta. Il se jeta de côté en se retournant, évitant la lame qui allait le transpercer. Quelques secondes plus tard, il roulait à terre avec son assaillant.

Alors qu’il cherchait en vain des yeux le chien d’Eleonor, Hugues buta du pied sur le cadavre sanglant d’un des gardes du camp. L’homme, le ventre ouvert, était encore chaud. L’Oriental saisit le cor de la sentinelle et le porta à ses lèvres, faisant résonner dans la nuit un long appel rauque.

Très vite, les guerriers fauves surgirent à ses côtés et partirent en courant vers les bateaux. Dans le camp retentissaient des cris d’alerte. L’Oriental avait dégainé son cimeterre, se maudissant d’avoir laissé Tancrède s’en aller sans armes.

À bord du long navire, les pirates se trouvèrent face aux guerriers fauves qui, en quelques secondes, les taillèrent en pièces. Un survivant sauta du plat-bord dans le fleuve où il atterrit au milieu d’une gerbe d’écume, Magnus le Noir derrière lui.

Entre deux passages de nuages, Hugues les aperçut étroitement enlacés, puis le corps du pirate se retourna, les entrailles à l’air, et le chef des guerriers revint vers la rive.

L’Oriental était grimpé à bord du knörr. Bjorn, armé d’une doloire, faisait face à deux assaillants.

— Avec moi, Bjorn ! cria-t-il en le rejoignant d’un bond, le cimeterre levé.

Les autres s’étaient reculés.

Le cri de la chouette retentit par trois fois.

Les pirates se regardèrent et, d’un seul coup, sautèrent par-dessus bord sous le regard ahuri des deux hommes.

Menés par Knut et Harald, des marins arrivaient en courant, armés de crocs et de haches. La cloche de l’abbaye de Maillezais sonnait à la volée et les moines fonçaient vers la grange dîmière, brandissant fourches et faux.

— C’est l’hallali qui sonne ! fit Hugues en abaissant son épée. Mais on ne les rattrapera pas. Regardez, ils ont des canots.

Les nageurs avaient pris place dans de longues barques. Un homme enveloppé d’un long mantel se tenait debout à l’avant de l’une d’elles.

Bjorn hocha la tête, étonné d’être encore en vie. Il avait cru sa dernière heure venue, mais aucune crainte ne l’avait vraiment saisi, plutôt une excitation inconnue.

— Vous avez réussi à en avoir un, en tout cas ! remarqua l’Oriental en poussant du pied le cadavre du pirate tué par le géant blond.

— C’est lui qui a failli m’avoir ! avoua Bjorn. Si le plancher n’avait pas grincé...

— On doit parfois la vie à des choses minuscules : le chant d’un oiseau, un caillou qui vous fait trébucher... Vous étiez combien à mener la garde ?

— Deux. Le sondeur et moi. Mais oui... Où est-il, celui-là ? Et P’tit Jean qu’est au dortoir.

Bjorn courut vers la poupe. Il trouva très vite le cadavre tombé en travers d’un rouleau de cordages. L’homme avait été égorgé par-derrière sans avoir pu se défendre.

Puis le géant s’aventura jusqu’au dortoir, sous le château arrière.

— C’est là que le petit a filé, expliqua-t-il à Hugues. Il en pouvait plus de fatigue, le pauvre gosse.

La salle basse était plus sombre qu’un four et les deux hommes s’arrêtèrent sur le seuil.

— On n’y voit rien, là-dedans, murmura Bjorn.

— Laissez-moi passer devant, fit Hugues en s’avançant, la lame haute.

Au bout d’un moment, leurs yeux s’habituèrent à l’obscurité. La faible lueur de la lune éclairait une forme recroquevillée sur le plancher. Le bateau grinçait, les branles se balançaient avec la houle. Une large tache sombre s’étalait sous le corps. Hugues se pencha et posa sa main sur le cou du garçon.

— Il n’y a plus rien à faire, fit-il.

Il attrapa une couverture et en recouvrit le cadavre.

— On va le porter sur le pont, mais il faut que je trouve Tancrède.

L’Oriental imaginait le pire.

— Tancrède... fit Bjorn. Je l’ai vu passer alors que je montais la garde.

Bjorn s’interrompit. Le capitaine Corato avait surgi près de lui.

— Que s’est-il passé ici ? cria-t-il. Ah, c’est vous, Bjorn ! Répondez-moi !

— Je vais répondre à sa place, si vous le voulez bien, fit Hugues que le marin n’avait pas remarqué dans la pénombre du dortoir.

— Oh, vous êtes là ! fit l’autre dont le ton se radoucit. Je vous écoute.

— Bjorn a tué un des pirates, mais Pique la Lune a perdu son sondeur et vous, un de vos mousses.

Corato avait soulevé la couverture.

— P’tit Jean ! Sortez-le de là, Bjorn ! Encore un qui ne rentrera pas chez lui. Faudra que j’explique à sa famille. C’est moi qu’avais dit à sa mère de me le confier. J’aurais pas dû. Satanés pirates !

Ils ressortirent sur le pont. Bjorn alla déposer l’enfant près du corps du sondeur. Des marins arrivaient de partout, certains s’arrêtaient près des cadavres, se signaient ou crachaient par terre. Le marchand lombard fonça sur Corato. Il paraissait d’humeur exécrable.

— Descendez ces corps à terre et allez vérifier la marchandise, capitaine ! ordonna-t-il. Et faites recompter les ballots de fourrures. Il ne manquerait plus que ces marauds aient en plus réussi à nous voler.

Le capitaine héla un de ses marins qui accourut avec une torche.

Le ciel s’était dégagé et la lune éclairait les marais. Une odeur de feuillages humides et de terre montait de la prairie.

Tout avait l’air si paisible et pourtant l’inquiétude nouait la gorge de l’Oriental. Si son protégé avait croisé les pirates ? Il n’avait même pas son poignard, resté dans la tente.

Hugues se tourna vers Bjorn :

— Tout à l’heure, vous avez dit que vous aviez vu Tancrède ?

— Oui, messire. Je l’ai salué, mais il n’a pas paru m’entendre et il est parti le long du fleuve.

Le géant blond tendit le bras, montrant les roseaux qui bordaient les rives non loin du petit bois.

— De ce côté.

— Giovanni, autorisez-vous votre rameur à m’accompagner ? Il faut que je retrouve Tancrède et, en cas de mauvaises rencontres, nous ne serons pas trop de deux.

Le marchand acquiesça d’un grognement. Il avait pris sa tablette de cire et notait les chiffres donnés par Corato.