Sur les quais et le long de la grève couraient des gamins qui leur faisaient de grands signes d’adieu. Au milieu de la foule des curieux qui observait la manoeuvre, Tancrède aperçut la silhouette trapue du prévôt. Knut jeta un nouvel ordre et les amarres retombèrent sur le pont. Pour la première fois, Tancrède perçut le mouvement de la mer sous ses pieds, le lent et insistant balancement de la houle.
Harald abaissa le gouvernail latéral, les avirons plongèrent dans l’eau, l’étrave se tourna vers le large. Aiguillonnés par la voix du maître de la hache, les marins chantaient en souquant sur le bois mort. Un chant étrange à quatre temps dont le troisième correspondait à la poussée des rames. Le jeune homme se pencha par-dessus le plat-bord : la mer était si proche qu’il pouvait la toucher. Il observa la coque éclaboussée d’écume et resta un moment ainsi, insensible aux embruns qui mouillaient son visage.
Quand il se redressa, ils quittaient l’abri de la rade et dépassaient la tour de feu. Le château et l’église Saint-Nicolas allaient s’amenuisant.
Ici et là, des rochers affleuraient. Les vagues bruissaient. Ils avaient ralenti et Tancrède réalisa que le tambour s’était tu et que les rameurs manoeuvraient en silence.
Non loin de lui, à l’avant, un homme jetait à l’eau une ligne de sonde lestée d’un plomb, la relevait et examinait les indications qu’il donnait au pilote debout à ses côtés.
L’un derrière l’autre, le serpent et le knörr se dirigeaient vers la haute mer. La houle se faisait plus forte. Le serpent glissait sur la crête des vagues. Sur un ordre d’Harald, les marins hissèrent la grand-voile. Carrée et de couleur pourpre, elle se déplia avec un claquement sec. Le vent était portant et elle se gonfla aussitôt. Les marins achevèrent de la tendre avec de longues perches de bois.
— Vous êtes livide, remarqua Hugues qui n’avait cessé d’observer son protégé.
— Oui, je ne me sens pas très bien... s’étonna Tancrède. Trop mangé sans doute, ou trop bu, hier au soir.
Le navire épousait les lames. Sa proue recourbée plongeait et se redressait. Le jeune homme pâlit davantage et l’Oriental secoua la tête.
— Non, cela s’appelle le mal de mer. Enfant, quand nous avons pris le bateau tous deux, vous l’aviez déjà. J’espérais que cela vous aurait passé, mais...
Il s’interrompit, Tancrède s’était précipité vers le plat-bord. Quand il se redressa, le visage verdâtre, Hugues lui tendit une fiole.
— Avalez ça.
Tancrède hocha la tête, trop nauséeux pour répondre. Il but une grande gorgée du liquide et fit la grimace tant c’était amer.
— C’est aussi efficace que mauvais, le rassura Hugues.
— Alors je dois être déjà guéri, marmonna le jeune homme en s’essuyant d’un revers de main.
— Oui, vous voyez, vous retrouvez votre sens de la repartie.
Il eut un faible sourire.
Un albatros planait au-dessus d’eux. Les deux navires longeaient la côte, laissant à bâbord les rochers de Quillebeuf où s’était brisée la Blanche-Nef quelque trente-cinq ans plus tôt.