43

Tancrède se réveilla complètement nu sur un lit. Près de lui se trouvait une fillette qui ne devait guère avoir plus de douze ans. Elle était petite et potelée comme un bébé, la peau rose, toute en courbes douces avec de longs cheveux blonds retombant sur ses fesses.

Un violent mal de tête serrait les tempes du jeune homme. Il essaya de s’asseoir et retomba sur ses oreillers. La pièce tournait. La nausée était revenue. La petite le regardait sans mot dire. Tout s’embrouillait. Il ne se souvenait de rien, sauf de s’être laissé tomber sur le banc près des cuveaux de bois où riaient les bourgeois.

— Qu’est-ce que je fais là ? finit-il par bredouiller.

— Pas grand-chose, messire, répondit la gamine d’un ton narquois.

— Je suis toujours aux étuves ?

— Ben oui.

— Et toi, qui es-tu ?

— La Doucette, mon sire. J’ai bien essayé de vous réveiller, mais vous n’étiez pas d’humeur courtisane.

Tout en disant ces mots, elle se frotta à lui comme un jeune animal. Il avait envie de sortir, de marcher, de respirer l’air marin et non le parfum capiteux dont elle s’était aspergée.

Un grand chandelier était allumé au pied du lit.

— Pourquoi ces lumières ?

— Parce que la nuit est venue ! se moqua la gamine. L’est même presque finie. On vous a lavé, les filles et moi, sans réussir à vous réveiller. Vous avez dormi tout l’après-midi et une bonne partie de la nuit.

À imaginer toutes ces femmes disposant de lui, Tancrède sentit le rouge lui monter aux joues.

— Je suis ravi de t’avoir fait rire, répliqua-t-il, vexé.

— Oh non, messire ! protesta la fillette. Le prenez point mal. C’était pas méchant et, croyez-moi, j’aurais préféré vous donner en retour.

— Me donner en retour... Mais quel âge as-tu donc ? Et où as-tu appris à parler ?

Malgré ses poses de puterelle et sa voix rauque, elle paraissait à peine sortie de l’enfance.

— Pour l’âge, j’sais pas bien, mon sire, entre douze et quatorze. Suffisamment, en tout cas, pour vous donner du plaisir. Pour l’éducation, y a un clerc de mes clients qui m’apprend les mots.

— Où sont mes vêtements ?

— Sur le coffre, là-bas.

— Tu n’as donc point de famille ? Et le prévôt d’ici accepte que des gamines aillent au bourdeau ?

Une ombre passa sur le visage rond. Son regard se durcit.

— Pourquoi parler de ces choses ? fit-elle en essayant de l’attirer à elle. Alors que je m’offre à vous.

Il la repoussa et se leva.

— Soyez pas fâché ! s’écria-t-elle d’une voix pointue. J’vais vous raconter. Mes parents m’ont vendue à Guenièvre, y a longtemps. J’suis arrivée ici, j’avais encore du lait aux lèvres. Au moins, ici, je mange à ma faim et j’ai plus froid. Et le prévôt, y sait rien. Quand ses hommes y viennent voir l’étuve et les chambres, nous, les petites, on nous fait descendre dans les caves.

— Vous êtes plusieurs ?

— Trois, parfois quatre. Mais dites, mon corps vous plaît pas ? Je suis pas assez grasse ? J’ai pas assez de tétons ? Ou c’est mes cuisses ?

Tancrède avait enfilé ses braies et sa chainse. Il revint s’asseoir sur le bord du lit pour mettre ses bottes.

— Vous ne m’avez pas répondu.

— Que veux-tu que je te dise, Doucette ? Tu es si jeune...

— Vous n’êtes pas vieux non plus, protesta-t-elle.

Elle s’était enroulée dans le drap. Elle paraissait soudain plus fragile, moins sûre d’elle.

Il s’en voulut d’être là, d’être un homme aussi. Il imagina ce qu’elle avait connu. Les parents qui l’avaient vendue, les hommes qui, jour après jour, avaient fait d’elle ce qu’elle était aujourd’hui. Son regard n’était plus celui d’une enfant et, par moments, sa voix avait les accents éraillés d’une vieille. Un jour peut-être, ce corps charmant ressemblerait à celui de dame Guenièvre, à moins qu’elle ne finisse morte de faim et de froid, au fond d’un fossé.

Tout ce qu’il avait appris dans les livres ne lui servait à rien en cet instant. Il se sentait désemparé.

— Pourquoi vous me regardez comme ça ?

Tancrède se leva pour attraper son mantel. Il avait une furieuse envie de vomir.

La Doucette s’était assise en tailleur au milieu du lit, et ne le quittait plus des yeux.

— Même si on fait rien, murmura-t-elle. J’suis payée. Alors, j’vais pas me plaindre.

— Sais-tu où est Giovanni, le marchand qui est arrivé avec moi ?

— Dans une des pièces de l’étage. Doit avoir fini son affaire à l’heure qu’il est. L’aube va bientôt se lever.

La gamine sauta du lit et s’approcha.

— Vous me dites pas au revoir ?

Elle se haussa sur la pointe des pieds et Tancrède la souleva de terre comme il eût fait d’une enfant. Il la serra contre lui un instant, puis la porte se referma. Il était parti.

La Doucette resta un moment perplexe, enfin elle haussa ses épaules rondes et se jeta sur le lit.

— Dommage, pour une fois qu’y en avait un qui me plaisait ! remarqua-t-elle.

Elle s’étira avec volupté sous la courtepointe, mit son pouce dans sa bouche. Quelques instants plus tard, elle dormait profondément.