24

Une foule de curieux se pressait sur le quai. C’était un brouhaha de cris, d’appels, de sifflements. Les esnèques, navires de guerre réservés aux barons ou aux princes, attiraient davantage la curiosité que les navires marchands. Aussi villageois et pêcheurs de Jersey s’étaient-ils précipités vers le long bateau, se bousculant, essayant d’apercevoir l’équipage et les passagers. Des gamins escaladaient le plat-bord quand les guerriers fauves les repoussèrent. Ils braillaient en norrois et frappaient du manche de leurs haches, puis, poussant un farouche cri de guerre, ils descendirent sur le quai et prirent position autour de la passerelle, les haches brandies. Magnus descendit lentement, fixant la foule. Les gens reculèrent. Le silence se fit.

— Du calme ! Du calme ! s’écria Harald qui était apparu près du Noir. Reculez tous ! Ce bateau est au service du roi et nul ne doit monter à bord ! Qu’on se le dise !

Tout le monde finit par se disperser. Le calme revenu, le maître de la hache descendit à terre, escorté de ses marins pour chercher de l’eau douce et des provisions.

— Je ne pensais pas trouver autant de bateaux ici, remarqua Hugues. Flottille de pêche, galées...

Le pilote s’était arrêté près de l’Oriental. Ayant mené les navires à bon port, il déambulait sur le pont, l’air tranquille, le nez en l’air. Hugues et lui avaient longuement parlé la veille aux Écrehou.

— Il y a de l’étain, du vin ou des tissus. Les bateaux viennent d’Angleterre, d’Aquitaine, de Normandie ou de plus loin encore. Ces îles ont toujours servi de halte pour nous, les marins.

Il se tourna pour observer le knörr.

— Votre ami, le Sicilien, débarque des ballots de marchandises, on dirait.

— Oui. Et un de ses passagers.

— C’est vrai, fit le Breton. Les passagers. C’est une des raisons de notre escale à La Rochelle. J’aime La Rochelle, vous connaissez ?

— Mal, mais un de mes amis y a rejoint la commanderie templière. Si nous avons suffisamment de temps, j’irai le voir.

— Templière, répéta le Breton d’un ton rêveur. Si elle se refusait à moi, je me ferais moine.

— Elle ?

— La mer, murmura le pilote. Ils disent tous que je l’ai épousée et ils ont raison. S’ils savaient à quel point c’est vrai ! Quand j’étais enfant, je savais que si je regardais une fille, je la perdrais... Alors...

Il s’interrompit.

— Mais voilà votre ami, je vais vous laisser. La navigation a été dure. Il faut que je dorme un peu.

Tancrède les rejoignit et salua le Breton qui, après s’être incliné, repartit de son pas tranquille. Hugues le regarda s’éloigner, songeant à part lui que l’homme était encore plus singulier qu’il ne l’avait pensé de prime abord.

— Comment était ce premier essai sur les bancs de rame ? demanda-t-il à son protégé.

— Plus dur que je n’aurais cru, avoua le jeune homme, dont les muscles des épaules et du dos étaient douloureux. Ça ira mieux dans quelques jours.

— Je vais, moi aussi, avoir besoin d’exercice. L’entraînement à l’épée n’est guère aisé sur ce pont mouvant. Pourtant, que diriez-vous de reprendre nos séances ?

— Je suis d’accord.

Ils se turent, contemplant les colporteurs et les petites marchandes de pâtisseries qui s’agglutinaient autour des passagers du knörr. Le jeune moine de Savigny, frère Dreu, était descendu à terre, lui aussi, et s’était arrêté près des étals. Quelques instants plus tard, il se dissimulait derrière des ballots de marchandises pour dévorer des beignets en buvant de l’hydromel.

— N’est-ce pas lui qui nous parlait des vertus du jeûne aux Ecrehou ? Il est remonté à bord avec une écuelle si peu remplie que l’on avait peine pour lui. Me voilà rassuré pour sa santé, déclara Hugues avec un sourire amusé.

Les yeux de l’Oriental s’étaient plissés.

— Tiens, j’ai déjà vu celui-là.

Il lui avait semblé reconnaître un homme aperçu à Barfleur. Un solide gaillard qui boitait bas. À l’autre extrémité du quai venait d’accoster un bateau à la coque et à la voile vert pâle, plus petit que l’esnèque, mais, comme elle, taillé pour la vitesse et la haute mer.

— Vous m’accompagnez à terre ? demanda Hugues.

— Avec plaisir.

Le jeune homme hésita.

Alors qu’il ramait, son esprit était revenu vers Bar-fleur.

— Vous vouliez me dire autre chose, remarqua l’Oriental.

— Oui, je crois que le prévôt s’est trompé. La bête n’est pas à bord.

— J’aimerais que vous ayez raison, Tancrède, mais à mon avis, il est trop tôt pour le dire. J’ai connu là-bas, dans les Pouilles, un homme, un berger, qui s’en prenait aux bêtes et aux enfants. Il n’y avait rien de commun entre sa façon de penser, de ressentir et la nôtre. J’ai pu parler avec lui avant que les villageois ne le mettent à mort et, croyez-moi, je n’ai jamais rencontré quelqu’un qui soit aussi étranger à notre nature que celui-là... Sauf peut-être les guerriers fauves.

— Vous voulez dire que le tueur n’a peut-être eu ni le temps ni l’envie de frapper ?

— Les navires ne recèlent que peu de victimes comme celles qu’il aime tuer, hormis les mousses. Ensuite, que ce soit à bord de l’esnèque ou du knörr, je ne vois pas bien comment il aurait pu assassiner l’un d’eux sans se faire remarquer.

— Mais il peut tout aussi bien, vous en êtes d’accord, être resté à Barfleur.

— C’est une possibilité qui me réjouirait... Mais, regardez ! Là-bas !

L’Oriental avait cru distinguer une silhouette familière dans la foule qui se pressait près du navire de charge.

— Qu’avez-vous vu ?

— Quelqu’un de connaissance. Venez, allons à terre, nous aussi !

Ils descendirent précipitamment sur le quai et, jouant des coudes, se frayèrent un passage parmi les gens rassemblés près du knörr. Enfin, Hugues aperçut à nouveau celui qu’ils poursuivaient.

L’homme était grand, large d’épaules, mais ce n’était pas tant sa silhouette ni la blondeur de ses cheveux que sa façon tranquille de marcher et de balancer les épaules qui le faisait remarquer.

— Bjorn ! C’est lui, murmura Hugues. Il me semblait l’avoir aperçu sur l’un des bancs de nage, mais je n’étais pas sûr de moi.

— Que dites-vous ? fit Tancrède qui observait le manège d’un gamin avec un pèlerin de Saint-Jacques. Tiens, nous l’avons croisé à l’auberge, celui-là.

Le garçonnet avait baisé la main du pèlerin avant de s’emparer avec avidité des galettes que celui-ci lui tendait.

— C’est un des passagers du knörr. Je vous disais que je crois que c’est Bjorn qui est là-bas devant nous, répéta Hugues. Il était sur le bateau de Giovanni. Venez, hâtons-nous, je veux lui parler.

Ils pressèrent le pas, rattrapant le géant blond alors qu’il s’arrêtait devant l’étal ambulant d’une toute jeune marchande, contemplant les oublies, rissoles, fouaces et beignets étalés sur le fin voile d’étamine.

— Donne-moi celui-là, fit le marin en désignant un beignet ventru et doré.

La fillette saisit le sou qu’il lui tendait, enveloppant la pâtisserie dégoulinante de miel dans des feuilles de chêne.

— Bonjour, Bjorn, dit l’Oriental. Nous vous avons beaucoup cherché.

L’homme se retourna. Il parut à peine surpris et répliqua tranquillement :

— Eh bien, vous m’avez trouvé, messires ! Que me voulez-vous ?

— Parler, Bjorn, et vous enseigner aussi.

— M’enseigner, moi ? Que voulez-vous dire par là ?

— Si nous allions dans cette auberge, nous y serions plus tranquilles et je pourrais vous expliquer de quoi il retourne.

Le géant haussa ses larges épaules.

— Ma foi, si vous m’offrez à boire, cela m’aidera à digérer tout ce miel. Allons-y.

Il leur emboîta le pas, dévorant à belles dents son beignet.

— Vous ne le regretterez pas, fit Hugues en l’entraînant vers une auberge à l’enseigne du Rovin Vignon, dont le crieur, debout sur une pierre, haranguait la foule, un pichet dans une main, un godet dans l’autre.

— Oyez, oyez, bonnes gens, ce vin-là est du meilleur ! Venez goûter notre vin de Provins ! Oyez, oyez ! criait-il. Les tonneaux sont en perce ! Oyez !

Les passants écoutaient, faisaient des commentaires. La plupart entraient dans la salle basse où brûlait un bon feu. Un homme jouait du rebec au fond de la pièce, les clients buvaient debout près des tonneaux, quelques tables étaient vides.

— Messire de Tarse ! les héla une voix à l’accent du Sud.

Hugues se retourna lentement. Devant lui, un sourire sur ses lèvres minces, se tenait Bartolomeo d’Avellino. Le chevalier noir s’inclina devant l’Oriental qui ne bougea ni ne dit mot.

— Vous ne me présentez pas votre jeune compagnon ? insista d’Avellino en détaillant Tancrède qui avait rejoint son maître.

— Ce n’est que mon écuyer. Je vous espérais mort, Bartolomeo.

— Je n’ai pas payé ma dette envers vous, sire de Tarse, je ne peux donc mourir que de votre main.

— Je n’ai pas l’habitude de reprendre ce que j’ai donné ! répliqua Hugues.

— L’honneur vous perdra, messire ! Je pense que vous savez que nous naviguons de concerve. Ce sera un plaisir de vous revoir aux escales et encore plus de poser le pied en Sicile à vos côtés. Bien le bonsoir.

Et l’homme s’éloigna, disparaissant bientôt dans la foule des passants et des pêcheurs. Hugues resta un moment immobile.

— Voilà donc Bartolomeo d’Avellino, déclara Tancrède. Je suis heureux d’avoir enfin vu son visage de près. Quand je pense à nos poursuites dans les dunes de Pirou ! Mais pourquoi avez-vous dit que j’étais votre écuyer ?

— Laissons cela, voulez-vous ? Je crois que, lui aussi, voulait vous examiner de près. Où est notre ami Bjorn ?

— Parti à l’intérieur chercher une table libre. L’auberge est pleine.

— Alors allons-y.

Ils rejoignirent le géant blond qui les attendait, à l’écart des buveurs. Une fois les pichets de vin posés devant eux avec une assiette de jambon sec, ils burent une rasade.

Bjorn fit la grimace.

— J’en ai goûté de meilleur. Bon, je vous écoute, messire. Mais il faut faire vite, nous n’allons pas tarder à repartir.

Hugues, qui n’avait fait que tremper ses lèvres dans le vin aigre, commença :

— Il s’est passé bien des choses après votre départ du château, Bjorn. Tancrède a trouvé le corps de Ranulphe, le mari de Mu...

— Je sais qui est Ranulphe, le coupa Bjorn.

Hugues s’en voulut d’avoir aussi maladroitement évoqué celle que le pêcheur avait aimée plus que tout : Muriel, épouse de Ranulphe de l’Épine.

— Le sire de Pirou a pensé, pendant un temps, que vous étiez le meurtrier.

— J’aurais pu l’être, répondit tranquillement le marin.

— Nous avons trouvé le coupable, c’était le jeune Mauger.

Le visage de Bjorn s’assombrit davantage, un tremblement dont il parut ne pas avoir conscience agitait ses mains.

— Il lui ressemblait, et la petite plus encore, murmura-t-il.

— C’est vrai.

— Mais ce n’est pas pour cela que vous vouliez me parler.

— Tancrède vous a dit que Sven était mort.

— Oui. Sven était un brave homme, il m’a recueilli à la mort de ma mère et m’a élevé. Je lui dois beaucoup.

— Avant de mourir, il a eu le temps de parler et de nous confier certaines choses sur votre naissance.

Bjorn se troubla.

— Que voulez-vous dire ? Il avait même oublié le nom de ma mère ! Sven était déjà vieux quand il m’a adopté, alors quand j’ai été en âge de lui poser des questions...

— Il savait, tout au contraire, mais n’osait vous le dévoiler. Bien des fois, ces dernières années, il a failli vous parler et à chaque fois il a renoncé.

L’homme haussa les épaules.

— Mais pourquoi, et de toute façon, qu’y avait-il à savoir ? Je suis ce que je suis. Un homme de mer, un pêcheur, un marin.

— Non, fit doucement Hugues, vous êtes plus que cela.

Tancrède sentit qu’un grand combat se faisait dans l’esprit de Bjorn qui s’agita sur son banc et dont les poings s’étaient serrés.

Il ne put s’empêcher de penser qu’il y avait une singulière fraternité entre eux, née du fait qu’ils ne savaient ni l’un ni l’autre d’où ils venaient. Pourtant, Bjorn semblait plus assuré que lui. Il aurait aimé pouvoir dire : « Je suis ce que je suis », comme l’autre venait de le faire.

La voix d’Hugues le ramena à leur conversation.

— Ne voulez-vous pas savoir le prénom de votre mère ? demandait-il.

— Je vous écoute.

— Elle s’appelait Sibylle. Je veux vous raconter tout ce que je sais et aussi ce qui s’est passé cet hiver. Votre mère était une jeune lavandière que votre père adoptif, Sven, aimait en secret. Elle fut engrossée un soir de beuverie par le seigneur du village, le sire de Karetot, dont vous êtes le fils.

Le tremblement des mains du marin avait cessé et son regard s’était durci.

— Le seigneur de Karetot avait deux fils et trois filles de sa femme légitime, il ne s’est jamais soucié de vous jusqu’à cet hiver...

Tancrède, qui croyait tout connaître de l’histoire de Bjorn, s’étonna. Qu’avait-il donc bien pu se passer qu’il ignorait pendant leur séjour chez d’Aubigny ?

Bjorn, quant à lui, ne paraissait plus prêter attention aux paroles de l’Oriental. Pensait-il à sa jeune mère morte à sa naissance ? À la violence qui l’avait engendré ? À la mort du vieux Sven ?

Hugues s’était tourné vers son protégé.

— Cet hiver, souvenez-vous, je suis parti plusieurs jours avec d’Aubigny. Nous sommes allés à Karetot. D’Aubigny venait de m’apprendre – il semble tout savoir sur tout dans cette partie du Cotentin – que le fils aîné de Karetot était mort à la chasse au sanglier.

Bjorn avait relevé la tête et écoutait.

— Nous avons décidé, poursuivit l’Oriental, de lui rendre visite et c’est un homme ravagé que nous avons rencontré. Le froid de ce terrible hiver venait de lui enlever son second et dernier fils ainsi que sa fille aînée et sa femme. Nous avons passé une nuit chez lui.

Hugues fouilla dans la sacoche qui ne le quittait jamais et en sortit un parchemin roulé et cacheté qu’il tendit au pêcheur.

— Même si c’est trop tard pour votre mère, le sire de Karetot l’a reconnue comme sa frilla. C’est une union more danico. Vous acquérez ainsi une forme de légitimité et il vous autorise également dans ce papier à porter son nom. Dorénavant, vous êtes Bjorn... de Karetot.

— Bjorn de Karetot, répéta le jeune géant sans toucher le papier qu’Hugues avait posé devant lui. C’est donc ce sang-là qui faisait de moi un homme si différent des autres. Est-ce aussi à cause de cela que Muriel et moi... Mais pourquoi avez-vous fait tout ça ? Pourquoi vous être soucié de moi ?

— Nous avons appris à apprécier l’homme que vous étiez et frère Baptiste, l’aumônier qui nous a longuement parlé de vous, n’a fait que renforcer ce sentiment.

— Le château de Pirou, frère Baptiste, Serlon, Muriel. Tout cela est si loin !

La voix de l’homme s’était étranglée sur le dernier prénom.

— Vous avez été suffisamment éprouvé, déclara Hugues. Il est juste que le vent tourne. Vous êtes fils de seigneur, Bjorn.

L’homme vida le reste de son pichet et le reposa avec brusquerie sur la table.

— Oh, non ! protesta-t-il. Être le fils d’un homme sans honneur qui a violé ma mère ! Je suis rameur à bord du knörr et Sven était mon père. Pour le reste, je dois réfléchir. L’on ne peut, devant un pichet dans une auberge, après trente ans de vie, décider que l’on est un autre.

— Vous êtes un homme sage, Bjorn. Réfléchissez, mais prenez ce parchemin et gardez-le précieusement. Même si je comprends votre réaction, qui vous honore, demain, il pourrait vous servir.

Les doigts de l’homme se refermèrent sur le papier. Il hésita, faillit dire quelque chose puis se leva.

— Merci.

Il sortit.

Tancrède suivit sa haute silhouette du regard.

— Il est fier et droit comme une lame ! fit-il. Pourquoi ne pas m’avoir parlé de cette visite à Karetot ?

— Cela s’est passé de façon étrange, entre deux vagues de froid où ni vous ni moi n’avons guère eu le temps de faire autre chose que soigner de pauvres gens qui se mouraient. Au hasard d’une conversation sur la chasse avec d’Aubigny, il m’a parlé de la mort du fils aîné de Karetot et du fait qu’il devait lui rendre visite à propos d’un laboureur qui s’était plaint de lui. Je l’ai accompagné.

— Karetot était son vassal ?

— Oui, un vassal qu’il n’aimait guère.

— Je ne sais si Bjorn acceptera jamais de porter ce nom.

— Au moins, il sait qu’il peut le faire et justice lui a été rendue.

— Et ce sire de Karetot, comment était-il vraiment ?

— Un porc... Un homme qui se conduit comme il l’a fait avec ses gens n’est rien d’autre. En fait, il a fallu toute l’autorité de d’Aubigny, ma persuasion et une bourse de bel et bon argent sonnant et trébuchant pour qu’il accepte de signer ce papier.

— Vous l’avez payé !

— C’est, je crois, ce qui l’a décidé. Les toitures du château étaient à refaire, il s’est ruiné tant il a passé de temps en beuveries et coucheries de toutes sortes. Alors un peu d’argent frais n’était pas à dédaigner. Et puis, je lui ai fait valoir qu’il ne reverrait certainement jamais Bjorn. De toute façon, en le quittant, nous avons croisé une femme qu’il nous a présentée comme sa future et elle était déjà grosse...

— Vous avez bien fait de taire tout cela à Bjorn. Qu’il garde l’image d’un père qui, au moins, regrette la mort des siens.

Hugues hocha la tête. Il observa son protégé en silence, remarquant les cernes noirs qui entouraient ses yeux, la mélancolie de son regard, le pli amer de sa bouche.

— Vous ne vous êtes guère confié à moi ces derniers temps, remarqua-t-il avec douceur.

— C’est vrai, approuva le jeune homme. Je ne sais plus ce que je désire vraiment et je n’ai pas la force de caractère de Bjorn. Je ne peux pas dire que je me contente d’être qui je suis. J’ai juste l’impression d’être un arbre sans racines.

— Bjorn a plus de trente ans. Il ne peut réagir comme vous qui n’en avez que dix-neuf.

— Je ne sais pas si l’âge joue tant que cela. Mais vous trouvez toujours les mots qu’il faut, n’est-ce pas ?

— Ne soyez pas dur, protesta Hugues.

— Me direz-vous toute la vérité ? Je ne veux pas que vous m’épargniez, si mon père est...

— Vous saurez tout. Je vous en fais serment. Je n’ai épargné Bjorn que parce que je sens qu’il ne reviendra jamais sur ses pas et que mon silence ne peut lui nuire. Ce qui n’est pas votre cas. J’ai fait de mon mieux avec vous et ne mérite ni votre colère ni votre mépris.

À ces mots, Tancrède eut un sursaut de remords. Il saisit la main de son maître et murmura :

— Pardonnez-moi.