17

Assis deux par deux sur les bancs de nage, une dizaine d’hommes d’équipage se partageaient biscuits de mer et lanières de viande séchée en buvant des rasades de vin coupé d’eau. Les autres s’activaient autour de la voile.

L’esnèque avait dépassé la pointe du Cotentin. D’autres navires croisaient au large, des nefs et des flottilles de pêche. Devant l’étrave se dessinaient une multitude de rochers, d’îles et d’îlots que survolaient des vols d’oiseaux de mer. Le vent devenait capricieux et, malgré les efforts des marins qui appuyaient sur les betas, les longues perches destinées à tendre la voile, celle-ci faseyait et le navire perdait de la vitesse.

Tout en manoeuvrant avec adresse l’énorme gouvernail, Harald le stirman faisait le point avec son pilote, un jeune Breton connaissant la mer et la côte de Barfleur à La Rochelle comme le fond de sa bourse.

L’homme était aussi fameux pour son singulier caractère que pour son sens de la mer. De petite taille, le visage rond, les mains soignées, il avait pour l’océan des regards attentifs et soucieux d’amant jaloux. Qu’il soit à terre ou à bord, il se comportait comme un moine, buvant peu, mangeant juste, ignorant les puterelles qui pourtant lui couraient après tant il avait le visage doux et les manières courtoises.

Les marins le respectaient, disant entre eux que celui-là avait fait ses noces avec la mer. Et c’était vrai qu’il en parlait comme d’une femme aimée.

— Elle va s’amuser avec nous, fit-il soudain. Les bancs de poissons filent vers le large et les oiseaux vers la côte. Et puis ce ciel... On va bientôt trouver le brouillard.

Harald désigna la girouette à la tête du mât.

— Oui, depuis qu’on a doublé le cap, le vent ne cesse de sauter. Si tu es d’accord, je vais serrer la côte et nous allons affaler la voile, déclara l’homme de gouvernail.

— Fais-le, acquiesça le jeune gars.

— Aura-t-on le temps de gagner Jersey ?

Une grimace déforma le visage juvénile du pilote.

— Nous, on aurait peut-être pu, et encore, faut l’amadouer, pas la défier, elle aime pas ça. Mais pas le knörr. Il est lourd et trop lent à la rame, moins de gars que nous sur le pont.

Ils approchaient d’une île et distinguaient déjà les contreforts d’un ancien fortin. Des maisonnettes y étaient adossées ainsi qu’une tour au sommet de laquelle brûlaient de hautes flammes.

— Le feu d’Alderney ! Les ruines que tu vois là-bas sont celles d’un ancien camp romain. Il m’est arrivé d’y faire mouillage et d’y dormir. J’y ai même trouvé de la monnaie romaine. Sinon, là-dessus, y a rien que des lapins, des oiseaux et une dizaine de famille de pêcheurs à s’obstiner à y vivre.

Le stirman hocha la tête. Il respectait ce jeune gars capable de prévoir les tempêtes, connaissant les noms des vents, des rochers, des îles et des courants. Le Breton avait levé le nez et respirait l’air marin, les doigts crispés sur le plat-bord. Loin de s’inquiéter de ce qu’il sentait venir, le pilote paraissait se réjouir d’affronter un ennemi dont il savait la démesure.

— La brume a l’odeur épicée d’une femme, murmura-t-il.

Un îlot recouvert d’oiseaux noir et blanc était visible au nord d’Alderney.

— Les macareux ! déclara le gars. Ils arrivent toujours au début de l’année.

Ses yeux s’écarquillaient et avec son nez pointu lui donnaient la singulière expression qui lui valait le surnom de « Pique la Lune ».

Derrière les îles s’amassait une épaisse nappe de brume où se perdaient les rayons du soleil.

— Elle est là. Elle s’est cachée derrière Burhou, affirma le pilote avec un sourire satisfait. Allez, on vire, Harald, on va longer le Cotentin jusque vers Coutances. De toute façon, elle va nous suivre, à moins qu’elle ne soit déjà là-bas à nous attendre. Je vais prévenir Knut.

Le Breton courut à l’avant. Après quelques mots échangés avec Knut, celui-ci saisit le cor qu’il portait autour du cou et un long appel rauque résonna.

Les hommes rangèrent leurs affaires et reprirent leurs places aux bancs de nage pendant que d’autres se précipitaient vers la voile. D’une manoeuvre souple, l’esnèque vira pour revenir vers la côte. Les marins affalèrent et lièrent la voile pourpre. Puis Knut donna le rythme de nage, frappant du plat de sa hache sur un bouclier qu’il maintenait devant lui.

L’esnèque hésita puis, tirée par ses rameurs, reprit sa marche.

Ils longeaient les falaises et les criques du Cotentin. Loin derrière eux marchait un petit navire de guerre, un paro à la coque vert pâle. Des pêcheurs s’arrêtaient pour les regarder passer. Des gamins couraient le long de la grève et sur les dunes. Puis, d’un coup, leur vision s’obscurcit, un voile brumeux se profilait entre eux et le littoral. Ici et là, des trouées de lumière permettaient encore d’apercevoir les plages et les forêts qui venaient mourir aux berges des havres. Le knörr, trop lourdement chargé pour ses rameurs, peinait à les suivre.

Des dauphins apparurent soudain devant le nez du navire, entourant l’étrave, filant devant, passant dessous, se jouant d’elle puis sautant très haut comme pour les défier et retombant dans des gerbes d’écume.

— Ils doivent venir de la baie de Barneville, marmonna le pilote en les observant. Vivent là été comme hiver.

L’homme était tendu. Il attendait quelque chose et scrutait autour de lui de son regard aigu, essayant de percer la brume qui les empêchait de voir la côte. Le son d’une cloche leur parvint soudain, provoquant un large sourire sur son visage lunaire.

— Là voilà ! s’écria-t-il en baisant la médaille de la Vierge qu’il portait autour du cou. C’est Notre-Dame. Ah, merci, merci ! On est bien là où je pensais. Allez, Knut, on vire tribord vers les Écrehou. Mais d’abord, faut attendre le knörr, on va les perdre.

— C’est pas dangereux, les Écrehou ? demanda le charpentier qui n’aimait pas ces parages riches en écueils et en courants traversiers.

— Je connais ! jeta sèchement le pilote. Tu me fais plus confiance, donc ?

— Mais si ! C’est juste que j’aime pas ce coin, protesta Knut en s’en voulant d’avoir oublié la susceptibilité du jeune homme.

— Si faut accoster, moi j’préfère là-bas qu’ici, fit l’autre. Et demain, on sera au plus près de Jersey.

— Tu penses donc qu’on y arrivera pas ce soir ?

— Elle va pas se lever, la belle !

Sa voix s’était radoucie et il tendit une main caressante vers la brume.

— L’est trop dense. Y faisait trop beau, j’te l’avais dit !

Et il était exact qu’alors qu’ils quittaient à peine Bar-fleur, contents d’avoir un temps aussi clair, le Breton l’avait prévenu qu’ils allaient rencontrer le brouillard.

Quelques instants plus tard, après que le knörr les eut rejoints, ils viraient vers le large.

Comme pour confirmer les prédictions du Breton, les nuées s’épaissirent encore, se dressant devant la proue tel un mur opaque.

— On met en panne ! jeta soudain le pilote qui s’était perché sur l’étrave.

Les contours du monde avaient disparu. Le maître de la hache jura. Le nez du navire et le haut du mât s’effaçaient lentement mais inexorablement, bientôt on n’y verrait même plus d’un bout à l’autre du pont.

Non sans avoir longuement sonné pour prévenir le navire de charge, l’esnèque s’immobilisa. Le pilote rejoignit le stirman avec qui il échangea de brèves paroles. L’étrave du knörr était si proche de leur poupe que les hommes s’apostrophaient d’un navire à l’autre.

— Silence, vous autres ! ordonna Harald. Le canot à la mer ! Et lancez un filin au knörr ! On va marcher à la traîne.

Une fois l’esquif descendu, le pilote et le sondeur se laissèrent glisser dedans avec un rameur.

Ils disparurent bientôt dans le brouillard et le câble qui les reliait à l’esnèque se tendit. Un soudain coup de trompe donna le signal aux rameurs qui plongèrent leurs avirons dans les vagues.