16

Pendant ce temps, à bord de l’esnèque, Tancrède, debout près de l’homme de gouvernail, contemplait, fasciné, l’horizon vide et mouvant. Il se demanda soudain depuis combien de temps ils avaient quittés Barfleur.

Des centaines de mouettes les escortaient, des bancs de poissons argentés s’enfuyaient devant l’étrave recourbée. Le sondeur avait cessé depuis longtemps de « chanter le fond ».

Tout était si neuf ! Le visage rougi par le froid, son mal de mer oublié grâce à la potion donnée par Hugues, il s’abandonnait à la sensation inhabituelle du va-et-vient de l’océan sous ses pieds. Il se sentait lourd et maladroit comme un enfant qui doit apprendre à marcher. Il chercha la côte du regard, essayant de trouver des repères dans un espace qui, pour lui, n’en avait plus.

Il ne savait décrypter la danse des nuages ni celle des vagues, ni observer les poissons et les oiseaux comme il l’avait vu faire au pilote. Alors, il écoutait et regardait, impatient d’apprendre les noms et les usages de ce monde nouveau qui s’ouvrait à lui.

Il marcha avec précaution vers l’avant, se courbant pour éviter les mouvements brusques de la voile, trébuchant dans les cordages. Il découvrait à chaque instant l’étonnante souplesse du navire et comprenait mieux le nom de « serpent » que le stirman lui donnait. La coque épousait chaque mouvement de houle. Jamais elle ne heurtait la crête des lames, elle glissait dessus. Elle était vague elle-même.

Il leva la tête et contempla un instant la girouette dorée qui indiquait la régularité du vent d’est qui les poussait. Les hommes avaient rentré les avirons et refermé les trous de nage, fixant leurs boucliers au plat-bord par des courroies de cuir.

Hugues était assis près de l’étrave, non loin du pilote, son style et sa plaquette de cire à la main, l’air rêveur.

Tancrède le rejoignit et s’adossa à l’abri des embruns, observant la façon dont le stirman manoeuvrait l’énorme gouvernail placé sur le flanc gauche de l’esnèque. Il apercevait la forme trapue du navire de charge loin derrière eux, sous voile lui aussi.

Très à l’aise, les rameurs, assis sur leurs coffres, plaisantaient entre eux. C’étaient pour la plupart de jeunes et robustes Norvégiens comme Harald et Knut et ils discutaient en norrois, une langue que Tancrède ne comprenait que très mal.

A l’écart se tenaient Magnus et ses hommes. Vêtus de cottes d’épais drap noir que recouvrait un gilet de peau de loup, leurs haches de guerre en travers du dos, ils restaient silencieux et ne se mêlaient pas à l’équipage, sauf pour ramer quand il le fallait.

Tancrède voyait mieux maintenant celui qu’il n’avait qu’entraperçu la veille dans la pénombre de l’auberge :

Magnus le Noir, un géant au crâne rasé, le visage couturé de cicatrices.

L’homme se sentit observé et, un court instant, leurs regards se croisèrent. Tancrède détourna le sien, mal à l’aise. Il n’y avait pourtant pas de menace dans les yeux du guerrier. Une main se referma sur son épaule et il sursauta. Ce n’était qu’Hugues.

— Mieux vaut éviter de les regarder, lui conseilla l’Oriental en l’entraînant avec lui.

— Je n’ai jamais vu des yeux comme ceux-là !

— Vous avez pourtant déjà fermé les yeux des morts, rétorqua Hugues. Ceux-là le sont déjà. Les hommes de sang sont des morts en marche.

— Vous m’avez dit que vous me parleriez d’eux...

— Mais nous n’avons guère eu de temps ni de calme pour le faire.

— Vous disiez qu’il ne restait rien de vivant après leur passage...

— C’est vrai.

Le visage d’Hugues s’était assombri. Il semblait regarder en dedans de lui-même et c’est d’une voix sourde qu’il déclara :

— Ceux que j’ai rencontrés dans les Pouilles s’habillaient de peaux d’ours ou de loup comme ceux-là. Ils se nommaient entre eux « bersekirs ». Je crois qu’en norrois cela veut dire « chemises d’ours ». Ils revendiquent leur appartenance à une ancienne élite guerrière. On les dit capables de prouesses sans égales. Je les ai surtout vu faire preuve d’une terrible fureur...

L’Oriental s’était tu comme si le souvenir des combats passés était devenu trop dur à évoquer.

— Racontez-moi ! insista Tancrède que tant de réticences intriguait.

Hugues se rapprocha de lui et baissa la voix, lui parlant comme en confidence :

— Je venais d’avoir dix-huit ans, j’étais jeune, impatient, Venosa a été mon premier baptême du sang. Mais il faut d’abord pour que vous compreniez que je vous raconte la défaite de Nocera... L’Italie du Sud, même du temps du grand roi, a toujours été un lieu de rébellion et de batailles. Pourtant, cette année-là, le chroniqueur Falcon de Bénévent a écrit : « La lune a pris tout à coup la couleur du sang. » L’armée de Roger II de Sicile avait mordu la poussière à Nocera et lui-même, le grand roi, avait dû fuir comme un misérable avec seulement trois de ses hommes pour se réfugier à Salerne. Il revint l’année suivante, bien décidé à se venger de cette terrible humiliation. C’était en mai 1133. Je me souviens des amandiers en fleur, du chant des oiseaux, de l’incroyable douceur de ce printemps-là. Roger a concentré ses armées en Calabre, le berceau de sa lignée, et a lancé ses contingents musulmans contre la ville de Venosa. J’étais avec une vingtaine de barons normands et il y avait ces guerriers fauves. C’était la première fois que je les voyais...

Tancrède n’avait jamais senti Hugues si troublé. Il réalisa combien la vie de son maître lui était étrangère et combien celui-ci avait été aussi discret sur ses origines à lui que sur sa propre vie passée.

— Les habitants de la ville ont été systématiquement massacrés par les troupes musulmanes et les guerriers fauves se sont chargés de certains notables et Normands rebelles avec un raffinement de cruauté. Je les ai vus, enduits du sang de leurs victimes, en proie à une fureur qui dépassait l’entendement... Ils mutilaient les femmes et les enfants, crevaient les yeux, coupaient les membres, et déployaient ce qu’ils appellaient l’« aigle de sang » sur les hommes qui leur avaient tenu tête.

— L’aigle de sang ?

— Ils excisaient le dos de leurs victimes et tiraient les poumons par les entailles pour les étaler sur le dos comme des ailes...

Tancrède avala sa salive et regretta aussitôt d’avoir demandé une explication.

— Après ce massacre, reprit l’Oriental, beaucoup d’entre nous ont perdu la raison. Ils erraient comme des fous en hurlant dans les collines. Le charnier était immense. Des milliers de corbeaux formaient un nuage sinistre au-dessus de la ville. On a commencé à élever des bûchers pour brûler les corps, éviter une épidémie... et cacher nos crimes. Personne n’a jamais oublié Venosa. On n’oublie pas, on ne peut pas oublier la guerre.

— Et vous, qu’avez-vous fait ?

— J’ai tué, moi aussi, ce jour-là. Plus que je n’ai jamais tué dans toute ma vie. Ensuite, je suis resté bien des jours sans pouvoir ni manger ni boire... Le coeur, le corps et l’âme malades, à vouloir mourir, maudissant ma condition d’homme.

Après ces mots, Hugues s’était tu. Tancrède respecta son silence et sortit, comme à chaque fois que ses pensées le tourmentaient, son couteau et un morceau de bois d’if trouvé sur le chantier naval. Il en examina distraitement les noeuds et les lignes, laissant ses doigts courir dessus avant de l’entailler de sa lame. Les réflexions de son maître faisaient écho aux siennes.

Il essayait d’imaginer Hugues couvert de sang, debout au milieu des cadavres, les cris des femmes et des enfants, la souffrance, la honte enfin.

Lui qui espérait qu’une bataille ou un duel le révélerait à lui-même... Était-ce là ce qu’il attendait ?

Pourquoi était-ce si dur de venir au monde ? Il se demandait si cette quête de lui-même prendrait fin le jour où Hugues lui parlerait de ses origines. Mais qu’étaient un patronyme ou un rang ? Il savait déjà que rien, sauf la vie, ne pourrait répondre à toutes ses questions. Et peut-être même fallait-il plusieurs vies avant de comprendre qui l’on était. Il se répéta son prénom, se disant qu’il ne possédait que ces quelques lettres et la certitude que du sang normand et oriental coulait dans ses veines. Ni ses yeux verts ni sa peau sombre n’étaient ceux des hommes du Nord. Avait-il vécu à Antioche, comme Hugues ? À Jérusalem, ou dans d’autres contrées ? D’où venait-il vraiment ? Pourquoi allait-il vers la Sicile ? Était-ce le lieu qui l’avait vu naître ?

Il n’avait pas cinq ans quand il avait quitté sa mère, lui avait dit Hugues un jour. Quand il était enfant, il rêvait souvent d’un lieu qui habitait sa mémoire, moins depuis ces dernières années. C’était un pays gorgé de soleil, où les femmes étaient belles, les arbres chargés de fruits étranges, les jardins bruissant de fontaines. Il voyait des remparts, des tours, des maisons blanches, des volets de couleur, des tissus chatoyants flottant au vent... Un homme le prenait dans ses bras, l’élevant vers la lumière, mais ses traits étaient flous. Quant à sa mère, elle avait été belle et douce, mais là aussi, le temps lui avait volé son visage.

Il se crispa, une boule d’angoisse grossissant dans sa gorge... La douleur était revenue. Cette douleur que les années lui avaient appris à apprivoiser mais non à effacer.

Qui était sa mère ? Était-elle encore vivante ? Et son père ?

Il regarda le bois et s’aperçut qu’il avait sculpté sans s’en rendre compte un minuscule visage de femme aux yeux tristes, encadré d’une longue chevelure bouclée.

Hugues se pencha vers lui et saisit le morceau d’if. L’étonnement se peignit sur ses traits.

— Gardez-le précieusement, fit-il en le lui rendant. Il lui ressemble.

— Quand me parlerez-vous enfin ?

— Que voulez-vous savoir ?

Après toutes ces années de silence, tous les « plus tard » ou « le moment n’est pas venu » de son maître, la question prit Tancrède au dépourvu. Il resta muet. Incapable de dire par quoi il voulait commencer, tant les questions qui le préoccupaient étaient nombreuses et se bousculaient dans sa tête.

Sentant son désarroi, Hugues reprit :

— Si vous en êtes d’accord, je vous parlerai d’abord de celle qui fut votre mère.

Le jeune homme eut l’impression de murmurer un « oui », mais aucun son ne sortit de ses lèvres. Ses mains tremblaient. Il les cacha dans les replis de sa cape et attendit que son maître reprenne la parole.

— Elle s’appelait Anouche. Elle était fille d’un orfèvre arménien et son nom voulait dire « douce, lumineuse, parfumée »... Elle avait été faite prisonnière avec les siens par Roger II et elle n’a échappé à sa condition d’esclave que grâce à l’amour que lui vouait votre père.

— Esclave, ma mère... répéta Tancrède d’une voix blanche.

Il se tut. Essayant d’assembler les bribes éparses de ses souvenirs et ce que venait de lui apprendre Hugues. Esclave. Prisonnière. Qu’avait donc dû subir celle qui lui avait donné le jour ? Il l’avait imaginée bergère, lavandière, princesse même, mais jamais esclave.

— Anouche, répéta-t-il. Je crois que cela me suffit pour aujourd’hui, Hugues. Je ne pensais pas qu’un simple nom pourrait autant me bouleverser. J’ai besoin de temps.

— Je ferai comme vous le désirez.

Il y avait de la tristesse dans la voix de l’Oriental. Une tristesse qui fit que Tancrède demanda :

— Vous l’avez connue ?

— Pas assez, hélas ! Je ne l’ai vue qu’à trois reprises. Même quand votre père l’a fait libérer du tiraz, elle a vécu recluse.

Le jeune homme se leva. Tous les mots le blessaient, le heurtaient : « libérer », « recluse », et pourtant, il savait que son maître les choisissait avec soin.

— Mais vous parlez au passé, n’est-ce pas ? Estelle...

Il hésitait à demander ce qui était plus important que tout. Cette question pour laquelle il ne pouvait imaginer qu’une seule réponse.

— Est-elle encore vivante ?

— Non.

Le mot était tombé, détruisant tout sur son passage, le terrassant mieux qu’aucune arme n’aurait pu le faire. Il sentit ses jambes se dérober sous lui. Hugues poursuivait :

— Elle est morte l’année précédant notre départ. Vous n’aviez pas quatre ans.

Tancrède n’eut pas le courage d’en demander davantage et encore moins de parler de son père. Cette mère qu’il venait de retrouver, dont il se répétait le nom, Anouche – douce, lumineuse et parfumée  –, était à nouveau morte pour lui.

— Je veux rester seul, murmura-t-il.

L’Oriental fit mine de s’approcher de lui, puis se reprit et s’inclina avant de s’éloigner.

Tancrède ne s’aperçut pas de son départ.

Anouche. Il répétait le nom de sa mère perdue.

Sa mère anéantie par un seul mot. Cette mère qui resterait toujours une inconnue. Dont la pensée l’avait aidé à grandir. L’espoir de la retrouver l’avait fait vivre, l’avait guidé dans la vie aussi sûrement que la main de son maître.

Jamais, comme dans ses rêves d’enfant, il ne pourrait courir vers elle. Jamais il ne la prendrait dans ses bras...

Pouvait-on éprouver la perte d’un être que l’on avait si peu connu ? Dont le souvenir si ténu n’était plus que l’écho de lui-même ? Pouvait-on ressentir un deuil vieux de quinze ans ? Sans doute, puisque les larmes lui montaient aux yeux. Tancrède se tourna vers le large et serra les poings, ses ongles s’enfonçant dans ses paumes.