36

Quelques instants plus tard, Hugues, Tancrède, Pique la Lune, Harald et Magnus étaient réunis sous la vaste tente. Des haches et des épées étaient suspendues à un trépied de métal ouvragé. Le sol était couvert de tapis et de nattes. Des coffres et un chariot à roulettes étaient rangés au fond. Devant le brasero où craquait une brassée de bois sec étaient alignés les trois cadavres.

— Asseyez-vous ! proposa Magnus en prenant place sur un fauteuil pliant.

Ils se mirent en cercle sur les nattes de jonc et les coussins. Seul Hugues resta debout, regardant les corps sans vraiment les voir.

— Vous devez vous demander pourquoi je vous ai fait venir, commença-t-il.

Tancrède retrouvait chez son maître cette façon de parler à la fois lente et déterminée qu’il employait parfois quand il voulait convaincre tout en se donnant le temps de réfléchir.

Il ne faisait pas différemment quand il lui procurait son enseignement. Énonçant ses observations, pesant ses mots, avant, soudain, d’aller à l’essentiel avec brusquerie, presque violence, forçant son élève à suivre les singuliers chemins de traverse de sa pensée.

Mais surtout, cela lui rappela avec quelle aisance l’Oriental avait résolu le mystère des meurtres du château de Pirou. Il avait eu l’impression dérangeante qu’Hugues avait tout compris au premier regard.

Le jeune homme s’assit sur ses talons, les yeux fixés sur son maître.

— Vous n’êtes pas homme à nous réunir sans avoir une solide raison. Nous vous écoutons, fit Harald.

— Merci. Je voudrais tout d’abord que notre pilote rappelle ici la conversation que nous avons eue à propos d’un certain vaisseau vert pâle que, je crois, vous avez remarqué, vous aussi, Magnus.

L’Orcadien acquiesça d’un geste du menton. Pique la Lune prit la parole. La mort du jeune sondeur du knörr, un gars du même village que lui, l’avait secoué et sa voix tremblait encore quand il déclara :

— Ce paro, ce navire de guerre, était à Barfleur, de cela, je suis certain. Messire de Tarse l’a remarqué à l’escale de Jersey et ils sont entrés dans l’embouchure, vous l’avez vu, juste après nous. Ils ont détourné notre attention en partant vers l’abbaye de l’Herm, mais ce n’était qu’un leurre. Ils nous suivent depuis le début, j’en suis convaincu. Ce sont d’habiles marins car, malgré les brumes et les tempêtes que nous avons essuyées, ils ne nous ont pas perdus.

— A ce sujet d’ailleurs, remarqua Hugues, il y a peut-être une autre façon d’expliquer leur habileté, mais nous y reviendrons plus tard. Toujours est-il que ces hommes ont réussi à nous attaquer et à tuer plusieurs des nôtres.

Le visage de Magnus s’était durci. Pour cet homme rude, la perte de ses guerriers était une atteinte à son honneur. Ils faisaient tous partie du même clan, là-bas, dans les Orcades. Même déchu, il restait leur prince et les fils de leurs vies étaient liés aussi sûrement que ceux des tapisseries qui ornaient le palais nordique de son père.

— Vous pouviez, sans doute, reprit Hugues en s’adressant à lui, amener à Barfleur le cadeau d’Henri II sans que cela attire l’attention, mais vous ne pouviez, en aucun cas, dissimuler le départ d’une esnèque armée pour la haute mer, avec à son bord des soldats d’élite proches du roi.

— C’est vrai.

— Vous ne m’avez pas dit si les pirates avaient réussi à vous dérober quelque chose cette nuit.

— Non, et comme leur incursion sur le knörr a aussi été un échec, ils sont repartis bredouilles. Ils étaient mal renseignés et devaient croire que le butin était resté à bord de l’esnèque. Le trésor ne me quitte jamais. Il est dans les coffres que vous voyez là-bas.

Tous se tournèrent vers les trois coffres rangés au fond de la tente. Ils étaient faits du même bois, décorés d’armatures ouvragées.

— Il n’y a donc plus de doute sur le fait que ce navire de guerre en a après nous, reprit Hugues. Je voulais aussi vous signaler que j’ai reconnu un homme vu à Barfleur, la veille du départ.

— Expliquez-vous.

— Vous êtes venus manger à l’auberge, Tancrède et moi nous tenions non loin de vous.

— Je m’en souviens.

— Un homme qui boitait bas vous observait et, après votre départ, a rejoint un individu portant un grand mantel gris qu’il avait jusque-là feint d’ignorer. Ils sont sortis ensemble, peu de temps après vous. Ce boiteux fait partie des hommes tués cette nuit.

L’Orcadien ne répondit pas. Les sourcils froncés, il semblait en proie à de sombres réflexions.

— Maintenant, fit Hugues en s’adressant à son protégé, parlez-nous, Tancrède, de l’homme à l’arbalète.

— J’étais dans les roseaux quand des pirates sont passés à côté de moi, menés par un homme vêtu d’un grand mantel et portant dans son dos une arbalète.

— Vraisemblablement le chef et celui qui a tué vos guerriers. Un tireur habile et le seul d’entre eux à posséder ce genre d’armement.

— Le paro, le manteau gris, l’arbalète ! Mais je connais le gars dont vous parlez ! s’exclama soudain Harald. Il est redouté par les marins, mais d’habitude il opère plutôt en Gironde. Il est de là-bas et comme les navires marchands ralliant Bordeaux ne manquent pas... Il serait remonté vers la Normandie ?

— La valeur de notre cargaison et le fait que nous escortions un knörr rempli de marchandises ont dû attiser bien des convoitises.

— En tout cas, c’est lui, j’en suis sûr. Son paro est insaisissable et je pense qu’il a un pilote hors du commun. L’homme à l’arbalète, une vraie légende chez nous, les marins. On le surnomme le diable de la Seudre ! On le dit capable d’apparaître en plusieurs endroits à la fois. Il ne fait pas de quartier et nul ne connaît son visage. Il paraît qu’il est né à Mornac et que tous ses hommes viennent de là-bas.

— Vous vous souvenez, je vous avais parlé de la Seudre, messire. Un rude coin où sévissent les naufrageurs, renchérit Pique la Lune. Maintenant que vous le dites, Harald, cela me rappelle quelque chose.

— De toute façon, il est sûr que ce diable-là est à nos trousses et peut-être n’est-il pas le seul.

— Il faudra prévenir Corato, jugea Harald. D’ailleurs, il nous faudra rester davantage à La Rochelle que prévu. Knut a réussi à rafistoler la vergue du knörr, mais les moines n’avaient pas de pièce de bois suffisamment longue. Nous espérons en trouver une sur le chantier, là-bas. Cela signifie au moins deux jours au port.

— Nous devrions continuer sans le knörr, gronda Magnus. Sans lui, nous serions déjà loin.

— Avec tout le respect que je vous dois, c’est impossible, protesta Harald. Votre mission est d’escorter le trésor, la mienne est de respecter un accord passé entre notre roi et la famille Délia Luna qui affrète le navire marchand.

La figure de l’Orcadien se tordit sous l’effet de la colère. L’homme était violent et peu habitué à ce qu’on discute ses ordres.

— Nous n’irons pas contre l’avis du roi, concéda-t-il à contrecoeur. De toute façon, cette attaque aura au moins eu du bon : maintenant, nous sommes prévenus. Si ce paro, ou un autre navire, approche, nous l’attaquerons. Diable de la Seudre ou pas, nous déposerons notre présent aux pieds du roi de Sicile !

— Ce n’est pas si simple, déclara gravement Hugues.

— Que voulez-vous dire ?

— Laissez-moi d’abord vous donner quelques indices. Je vous l’ai déjà affirmé, les morts parlent plus que les vivants.

Le bois crépitait dans le brasero. Dehors retentit l’appel des sentinelles. L’Oriental s’était approché des corps. Tancrède se demanda ce que son maître avait encore vu qui lui avait échappé.

— Nous avons ici trois cadavres. Deux trouvés à bord du knörr et un, près de notre campement. Nous allons commencer par celui de la sentinelle du camp. Magnus, voulez-vous nous décrire la blessure de cet homme ?

Le chef orcadien s’était levé. Il se pencha sur le mort.

— C’est une blessure faite par un coutel. Donnée de haut en bas. L’homme qui a fait ça devait être vigoureux, l’entaille est nette et profonde.

— Rien ne vous gêne ?

Magnus hésita, mais ne sut que répondre.

— Imaginez la scène, la sentinelle va et vient. L’homme arrive sans bruit par-derrière, et...

— Mais non ! protesta Magnus. Je viens de vous dire qu’on lui a ouvert le ventre...

Un éclair passa dans l’oeil du guerrier qui regarda à nouveau le cadavre.

— Vous voulez dire... commença-t-il.

— Que cet homme a été tué par quelqu’un dont il ne se méfiait pas. Et de face. Le tueur s’est fait connaître, l’a peut-être même salué, a sans doute discuté avec lui, puis, d’un coup, alors que l’autre était en confiance, il a sorti sa lame et l’a éventré.

— Un traître... Il y a un traître parmi nous.

— Un traître, répéta Harald, incrédule.

— Continuons, si vous le voulez bien. Gardons à l’esprit qu’il est possible que l’habileté des pirates à nous suivre ne soit pas le fait du hasard, mais plutôt celui de traces ou de signaux laissés à notre insu.

— Un signal... Oui, cela expliquerait bien des choses. Mais qui ? Je ne crois aucun de mes hommes capable de ça, grommela Harald.

— Si vous pensez que le traître peut être à bord du knörr, il faut prévenir Corato, s’insurgea Pique la Lune.

— Du calme. Nous tirerons nos conclusions après. Et vous allez voir pourquoi l’affaire est plus complexe qu’il n’y paraît.

— Avez-vous une idée de celui qui a pu nous trahir ? insista l’Orcadien.

Hugues secoua la tête. Il n’était pas le genre d’homme à répondre quand il ne le désirait pas. Et le ton courroucé de Magnus n’y changeait rien.

Il désigna le sondeur et demanda à Tancrède :

— Quelle est la blessure de celui-là ?

— Il a été égorgé. Et l’homme se tenait certainement derrière lui, vu la forme et la profondeur inégale de la blessure.

Harald, le pilote et Magnus examinaient à leur tour le cadavre.

— Vous êtes d’accord que cette blessure-là semble davantage le fait d’un assaillant extérieur ?

— Oui.

— Venons-en au mousse.

Tous s’approchèrent du corps enveloppé d’une couverture.

— Tancrède, s’il vous plaît !

Le jeune homme ôta le tissu de laine avec douceur. Le garçon était à demi nu. Une entaille aux lèvres noircies, par où s’était échappée la vie, en pleine poitrine.

— Que remarquez-vous ?

— Une seule blessure au coeur. Il a dû mourir rapidement. La lame était longue et fine.

Tout en prononçant ces mots, le jeune homme chercha à se rappeler quelque chose. Mais son maître insistait :

— Que pouvez-vous encore nous apprendre ?

— La posture est différente de celle des autres. La raideur est plus avancée. La chaleur du corps n’est plus perceptible.

— Porte-t-il des marques sur le torse ?

— Oui, des traces lie-de-vin, rouge violacé sur la poitrine et le haut des avant-bras.

— Qui nous indiquent quoi, Tancrède ?

Le jeune homme se rappela l’enseignement de son maître. Combien de fois avaient-ils trouvé des cadavres dans les fossés, le long des routes ? De pauvres gens morts de froid ou de faim, que son maître le forçait à examiner avant de leur donner sépulture chrétienne. Il songea à toutes ces fois où son maître lui avait posé cette question, devenue un jeu entre eux : « Qu’avez-vous vu ? »

Il répondit :

— Deux choses : qu’il était couché sur le ventre quand vous l’avez trouvé, mon maître, et qu’il est mort depuis au moins trois heures.

Un bref éclair de fierté brilla dans les yeux d’Hugues qui approuva :

— C’est cela, alors que vraisemblablement, et c’est pourquoi je voulais que vous regardiez le corps du sondeur avant, ces deux-là auraient dû mourir en même temps, tués de la main des pirates pendant l’assaut.

— Oui, approuva Magnus qui était, tout comme ses compagnons, suspendu aux lèvres de l’Oriental.

— Avant l’attaque, ils sont trois sur le knörr. Le sondeur, le mousse et Bjorn, qui les rejoint bien avant que ce ne soit son quart. L’enfant est exténué. Il a travaillé dur toute la journée, il y a eu la tempête et, malgré les ordres de Giovanni, Bjorn prend sa place et l’envoie se coucher. Il m’a dit avoir entendu sonner l’office de complies, à ce moment-là.

— Nous sommes donc loin de l’attaque des pirates, murmura Harald.

— Oui. Ensuite, nos assaillants escaladent le plat-bord, tuent le sondeur, essayent de trancher la gorge de Bjorn. Je le rejoins alors qu’il fait face à deux autres pirates. Nous allons nous battre quand retentit un appel, nos adversaires sautent par-dessus bord dans les eaux du fleuve et disparaissent.

— Vous voulez dire qu’à aucun moment ils ne sont allés dans le dortoir ?

— C’est cela.

— Mais qui... commença le pilote.

— Le mousse a donc été tué avant l’attaque.

— Ce qui semble impossible, à moins que l’assassin ne se soit dissimulé dans la pénombre du dortoir pendant l’attaque et ne soit parti ensuite à la faveur du remue-ménage qui s’est ensuivi.

— Mais pourquoi ?

— Patience. Revenons à notre mousse. Bjorn lui ordonne d’aller se coucher. Il va donc sans se faire prier à sa couche. Je le trouve torse nu sur le sol, face contre terre. Le cadavre est déjà froid et commence à se raidir. Pourquoi s’est-il déshabillé, à votre avis ? Tancrède ?

— Tout comme nous, il a essuyé la tempête et la pluie ensuite. Sans doute est-il trempé ? Il veut changer de chainse ?

— Les mousses n’ont guère autre chose que ce qu’ils portent sur eux. Il a travaillé dur, je crois plutôt qu’il aurait dû tomber tout habillé dans son branle et s’endormir d’un coup. Mais ce n’est pas le cas... Il obéit à l’ordre de quelqu’un qu’il connaît, ou qui le tient en respect avec une arme.

Sous la tente, le silence était total. Tout le monde retenait sa respiration, cherchant à comprendre où voulait en venir le Gréco-Syrien.

— Voyez-vous d’autres blessures, Tancrède ?

Le jeune homme examina les mains, les jambes, puis retourna le corps. Le dos était recouvert d’une plaie recouverte de sang coagulé.

— Nous y voilà, fit Hugues. Magnus, auriez-vous de l’eau ?

— Oui, répondit le guerrier en allant chercher un seau de cuir posé au pied de son lit de camp.

Avec délicatesse, l’Oriental nettoya la plaie, découvrant les entailles faites dans la chair.

Tancrède avait pâli. Il se rappelait soudain ce qu’il avait cherché, la description faite par le prévôt des meurtres de Barfleur, le coup mortel donné par une lame longue et fine comme celle qui avait frappé P’tit Jean.

La bête de Barfleur...

Hugues demanda aux quatre hommes d’approcher. La lueur des flammes éclairait des lettres creusées dans la chair. Les trois lettres : V R S.

— Qu’est-ce que c’est que ça ? s’exclama Pique la Lune.

— Ce que veulent dire ces lettres, nous ne le savons pas encore, répondit Hugues. Par contre, nous allons devoir faire face non seulement aux pirates et à un traître, mais aussi à un assassin de la pire espèce. Un tueur d’enfants.

— Le loup de Barfleur ! s’écria Harald. Je me souviens, on en parlait à l’auberge. Les gens pensaient même que c’était le chien du prévôt !

Le stirman haussa les épaules et ajouta :

— Les chiens ne tuent pas avec une lame !

— Non, dit Hugues.

Puis, il leur raconta tout ce qu’il savait sur les meurtres. L’Orcadien cracha par terre.

— Qu’un homme fasse ça de sang-froid ! C’est un lâche. Il mérite la mort !

— Et si l’assassin et le traître étaient une seule et même personne ? demanda soudain Tancrède.

— C’est possible, mais je ne le crois pas.

— Pourquoi Eudes ne m’a-t-il pas expliqué tout cela ? s’interrogea le stirman.

— Le prévôt n’était sûr de rien. Mais maintenant, il n’est plus temps de douter. Celui qu’on surnomme le loup de Barfleur est parmi nous !