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Quelques instants plus tard, la porte s’ouvrait à nouveau. Deux chevaliers du Temple entraient, poussant devant eux Giovanni et Tancrède. L’Italien vacillait de fatigue, quant au protégé de l’Oriental, son regard s’éclaira à la vue de son maître, puis s’assombrit.

Hugues était resté impassible et seul un observateur attentif aurait pu deviner la tension qui l’habitait. Le jeune homme parcourut les visages sévères du viguier, du prévôt et du commandeur et devina, sans les connaître, que c’étaient là les justiciers de la ville.

— On vous a prévenu, messire, qu’on nous avait conduits à la commanderie ? demanda-t-il d’une voix moins assurée qu’il n’aurait voulu.

— On ne m’a prévenu de rien, sire Tancrède, et, sachez-le, vous vous retrouvez avec maître Délia Luna devant les plus hautes autorités de La Rochelle pour répondre à de terribles accusations.

Le visage de son maître ne trahissait aucune émotion et Tancrède attendit la suite. Il réalisait soudain à quel point son manque de lucidité de la veille pouvait lui coûter cher. Il essayait de deviner ce qui avait pu se passer, ce dont on allait les accuser, lui et Giovanni.

— Vous vous connaissez ? demanda Nicolas de Ciré à Hugues de Tarse.

— Oui, messire. Je connais ces deux hommes. L’un d’eux est l’armateur du navire marchand avec lequel l’esnèque fait route : maître Giovanni Délia Luna. L’autre est mon fils adoptif, Tancrède.

L’un des templiers, escortant les prisonniers, s’avança. C’était frère Aymon, le moine-soldat qui avait arrêté les deux hommes.

— Cet homme avait dit qu’il vous connaissait, messire. Mais je ne l’ai pas cru, pardonnez-moi.

— Ce n’est pas grave, mon frère, répondit Hugues, toujours très calme.

— Si vous les connaissez, cela change tout, commença le commandeur du Temple d’un ton conciliant.

— Je vous remercie de ces paroles, commandeur, mais non !

Hugues s’était tourné vers le viguier. L’homme n’avait pas bronché, il observait la scène de ses petits yeux noirs et Hugues savait que, pour celui-là, Tancrède ne devait pas être relâché sous un autre prétexte que celui de son innocence pleine et entière.

— M’autorisez-vous, messire viguier, à questionner ces hommes ?

L’homme mordilla sa lèvre inférieure d’un air mécontent, puis finit par acquiescer :

— Allez-y, messire. Nous n’avons qu’à nous louer, jusqu’à présent, de votre collaboration.

Hugues avait noté le «jusqu’à présent ». Il se tourna vers frère Aymon.

— Si vous nous disiez tout d’abord, mon frère, ce qui vous a amené à arrêter ces hommes ?

— Je les ai trouvés près du champ de foire, l’un d’eux était quasi inconscient, l’autre s’apprêtait à le charger sur ses épaules et je vous avouerai que, sur le moment, nous avons pensé qu’il l’avait assassiné ou dépouillé. Et puis, nous nous sommes aperçus que celui-là...

Le templier désignait Giovanni.

— ... celui-là cuvait son vin. L’aube n’était pas encore venue et vous savez que nous n’aimons guère que des gens rôdent à cette heure dans les ruelles. Les propos du plus jeune étaient embrouillés. Je les ai priés de nous suivre à la prévôté et le doyen et moi-même avons interrogé l’autre.

— Pas «l’autre », sire Tancrède ! le reprit Hugues avec douceur. Mon frère, vous avez interrogé sire Tancrède.

— Euh, oui, pardonnez-moi.

— Que vous a-t-il dit ?

— Qu’ils avaient passé la nuit chez la Guenièvre, mais qu’auparavant leurs pas avaient croisé ceux d’une pauvresse...

— C’est tout ?

— Oui, mais la pauvresse était...

— Merci pour toutes ces précisions, mon frère, le coupa Hugues.

Le moine se tut. L’Oriental regardait les prisonniers. Le marchand essayait tant bien que mal de rester debout, sa nuit blanche et tout ce qu’il avait ingurgité, y compris à l’étuve avec Guenièvre, le faisaient vaciller. Hugues lui tendit sa gourde de cuir.

— Tenez ! Buvez ça ! ordonna-t-il. Cela vous éclaircira les idées et vous permettra de répondre à nos questions.

L’armateur avala la potion en faisant la grimace.

— Je peux m’asseoir ? bredouilla-t-il.

Sur un signe de tête du prévôt, il se laissa tomber sur le siège qu’avait délaissé la vieille. Un moment passa, puis un peu de couleur monta à ses joues et son regard devint plus vif.

— Merci.

L’Oriental faisait maintenant face à son protégé.

— Il va falloir expliquer vos faits et gestes.

— De quoi nous accuse-t-on, mon maître ?

— De la mort d’un innocent. Où étiez-vous entre le moment où vous avez débarqué du bateau et celui où vous avez rencontré la patrouille ?

Tancrède serra les poings et s’efforça de répondre avec calme.

— Après la tempête que nous avions essuyée, j’avoue que Giovanni et moi-même avons amplement fêté notre arrivée à La Rochelle. J’ai dit à frère Aymon que nous étions allé à la rôtisserie des Trois Marteaux où nous avons mangé le midi après le débarquement, ensuite nous avons fait plusieurs tavernes, deux ou trois, je crois... Giovanni vous en dira plus que moi car il connaît la ville.

— Êtes-vous de la famille de Renato Délia Luna ? demanda soudain le viguier.

— Renato est mon frère, messire.

— Un marchand respectable, et d’une famille de grande renommée. J’aurais dû penser que vous apparteniez à celle-ci. Continuez, continuez, ne vous occupez pas de moi, messire de Tarse.

— Maître Délia Luna, pouvez-vous me nommer les tavernes dont a parlé Tancrède ?

Était-ce l’effet de la potion donnée par Hugues ? Le Lombard avait repris de l’assurance.

— Oui. Nous avons mangé, comme il vous l’a dit, aux Trois Marteaux, ensuite... Laissez-moi réfléchir. Nous sommes allés à La Truie qui file et à La Licorne. De là, nous nous sommes rendus aux étuves.

— Il faisait encore jour, donc ? demanda Hugues.

— Oh, oui ! C’était largement avant vêpres.

— Et cette pauvresse, Tancrède, dont vous avez parlé au frère ?

— Une vieille femme qui fredonnait des chansons et qui nous a demandé l’aumône. Il lui manquait des doigts à une main. C’est ce que j’ai signalé à frère Aymon.

— C’était donc toujours avant la nuit.

— Je ne sais pas pourquoi Tancrède se souvient de celle-là ! remarqua Giovanni. Elle puait la charogne, et je lui ai donné une pièce pour l’éloigner, mais c’était avant d’arriver à l’étuve.

— Et ensuite, maître Délia Luna ?

— C’est dame Guenièvre, elle-même, qui nous a reçus. Tancrède est parti aux cuveaux pour se baigner et moi j’ai rejoint la dame de céans dans sa couche. C’est pourquoi vous me voyez si fatigué ! Ensuite, mon ami et moi, nous sommes retrouvés pour regagner le port.

Après, j’avoue que je ne me souviens plus, je crois que je me suis endormi avant que les templiers n’arrivent.

— Qui est cette dame Guenièvre ? demanda Hugues au prévôt.

— Une tenancière de bourdeau que j’ai à l’oeil depuis longtemps. Je suis sûr qu’elle trafique des gamines.

— Des enfants ! s’exclama le Lombard. Pour moi, je n’ai vu que des puterelles en âge d’exercer, et Tancrède aussi, n’est-ce pas ?

Tancrède hocha la tête pour n’avoir pas à mentir, mais son silence n’échappa pas à son maître.

Giovanni reprit :

— Je ne sais, messires, de quoi vous nous accusez, mais je veux bien, quant à moi, vous confesser péché de chair et gourmandise, mais rien de plus. Même si ce bourdeau n’a guère bonne réputation, nous y avons passé la nuit, j’y ai dépensé bon et bel argent comme dans vos tavernes, et il n’y a pas là matière à jugement. Ma famille est une honnête famille. Vous dites connaître Renato, messire viguier ?

Celui-ci hocha la tête.

— Vous savez donc combien ma famille est digne d’estime. De son côté, Tancrède est le protégé du sire de Tarse. Nous ne sommes coupables que d’avoir trop bu et trop mangé. Vous reconnaîtrez que nous faisons de piètres coupables.

Hugues n’avait rien dit, laissant le Sicilien assurer sa défense.

Le viguier se leva et s’approcha du marchand dont il saisit les mains pour les serrer dans les siennes.

— Assez de tout cela ! Avec nos excuses pour ce désagrément et mes salutations à votre estimable frère, messire Giovanni. Vous êtes libre, et vous aussi, bien sûr, messire Tancrède.

Le marchand s’inclina.

— Je savais que je pouvais compter sur votre sens de la justice, messire.

Le gros homme fit un geste évasif.

— Je vous laisse, maintenant. Prévôt, je compte sur vous pour trouver l’assassin mais plus encore, je vous l’avoue, pour en finir avec ce marché humain. Et si vous avez besoin d’un exemple, pendez la vieille !

Le commandeur et le prévôt s’inclinèrent, le viguier sortit. Les chevaliers du Temple demandèrent à se retirer.

— La vieille ! maugréa le prévôt. Cela ne fait pas grand-chose à se mettre sous la dent.

— Elle ne vous avouera que ce qu’elle sait, c’est-à-dire rien, remarqua Hugues. Et quant à ce bourdeau, je vous fais le pari qu’il n’y aura plus de gamines quand vos hommes et vous y ferez visite.

— J’espère que vous vous trompez, sire de Tarse, mais j’y vais de ce pas, et avec la mère Pendille. À vous revoir.

Le prévôt sortit à son tour. Il ne resta plus dans la pièce qu’Hugues, Tancrède, Giovanni et le commandeur du Temple.

— Et notre assassin ? demanda ce dernier.

— Plutarque disait : « La patience vient mieux à bout de ses entreprises que la force, et bien des choses, qu’on ne saurait emporter d’un seul coup, cèdent aisément si on les prend l’une après l’autre », murmura Hugues.