19

Grâce à Knut, la vie s’était rapidement organisée sur l’îlot. Les marins avaient monté une dizaine de tentes aux cadres de bois sculptés. Des trépieds aux pattes griffues soutenaient des marmites où cuisaient du poisson frais et des fèves. Des tonneaux de bière avaient été mis en perce. Les flammes des campements perçaient la brume, formant un halo orangé. La nuit était venue et, avec elle, la lueur diffuse de la lune.

Hugues et Tancrède étaient assis devant le brasier, silencieux tous deux, quand Giovanni les rejoignit. Le Lombard paraissait d’excellente humeur.

— Alors, cette première journée de mer ? demanda-t-il en se frottant les mains au-dessus du feu. Je ne pensais pas qu’on ferait escale sur ce caillou. Vous dormez à terre ou sur l’esnèque ?

— Ici, répondit Hugues. Harald nous a attribué une tente. Et vous ?

— Le navire était trop lourdement chargé pour l’échouage et quant à moi, je préfère rester à bord avec la marchandise. J’ai prêté ma cabine à la damoiselle dont vous m’aviez parlé. Elle est charmante, vous savez ?

Hugues ne réagit pas, mais le Lombard insista :

— Une jolie femme au caractère bien trempé. Malgré l’étrangeté de ce qui l’entoure, elle se tient comme un homme.

— Je veux bien le croire.

Ils se turent tous deux et Giovanni, intrigué, regarda Tancrède. Le jeune homme fixait les flammes et même si les efforts du halage avaient calmé les remous de ses pensées, il n’avait pas envie de parler. Il buvait sa bière en silence, tout comme le pilote, assis non loin d’eux.

Le Lombard eut un geste vers ce dernier.

— Voilà donc celui qui tient nos vies dans ses mains, reprit-il. Quel drôle d’homme avec sa figure d’enfançon et ses yeux rêveurs !

— Il a pour surnom « Pique la Lune », déclara Hugues.

— Cela lui va bien.

— Le stirman et le maître de la hache en font grand cas. Et nous l’avons vu à l’oeuvre. Il m’a étonné, il semble connaître autant le ciel et la mer que le vol des oiseaux et les mouvements des poissons.

— Ces gens-là ne sont pas comme nous. Aussi différents qu’un moine peut l’être d’un homme du siècle. Mon capitaine, qui n’est pas un drôle, ne jure que par lui. Il dit que c’est le meilleur. Mais je l’imaginais autrement, sans doute plus vieux. Comme si le savoir allait toujours avec l’âge. Bon, je dois retourner avec mes passagers. On mange et puis on réembarque. J’ai une faim de loup. La mer m’a toujours creusé. À vous revoir.

— À demain, à Jersey.

Une fois le Lombard parti, Tancrède questionna son maître.

— Où sont passés les guerriers de Magnus le Noir ?

Hugues désigna un monticule rocheux.

— Ils ont planté leur camp de ce côté.

— Les hommes d’équipage n’ont guère l’air de les apprécier, sauf quand ils rament. Et à l’ouvrage, il faut avouer que ce sont de rudes gaillards. Combien durera notre navigation ?

— Deux mois, peut-être, je ne sais pas exactement, je n’ai jamais fait ce voyage par voie de mer. Pourquoi ?

Le jeune homme hésita.

— Je vais demander à Knut si je peux, moi aussi, aller sur les bancs de nage. Je ne pourrai rester sans rien faire si longtemps.

Un chant guerrier s’éleva d’entre les rochers. Tancrède se tourna de nouveau vers le feu.

Un long moment plus tard, tous deux regagnèrent leur tente, le jeune homme se glissant dans le sac en fourrures donné par Knut et s’endormant d’un coup.

Hugues resta un moment assis à écouter les bruits du camp, les voix, les chants au loin, et le ressac sur les galets.

Ses pensées tournoyaient et, pour une fois, son jeune compagnon n’en était pas le centre. Toutes ces années où il avait évité de parler de la Sicile... Maintenant qu’il revenait, qu’il commençait à révéler la vérité à Tancrède, l’impatience le prenait, lui aussi.

L’envie de revoir des visages connus, des lieux qu’il avait aimés.

Il songeait même – était-ce sa rencontre fortuite avec cette jolie brune aux yeux pâles à Barfleur ? -aux femmes de là-bas et au harem. Ce lieu à l’écart des hommes où tout n’était que poésie et plaisir, ce lieu où les rois normands avaient gardé les habitudes des sultans musulmans, leurs prédécesseurs.

Malgré la protection de la tente, l’humidité de la mer commençait à se faire sentir. Hugues frissonna et se glissa dans son sac, la main sur la garde de son poignard.