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Tancrède songea que le temps en mer passait de façon singulière, parfois avec lenteur, parfois vite quand le vent était portant et la mer bonne.

Depuis leur escale à Jersey, les jours avaient filé comme le sable dans les sabliers de quart. Une semaine ou davantage s’était écoulée, il ne le savait pas et se reprochait de n’avoir pas entaillé chaque matin un morceau de bois pour y laisser la trace des jours.

Ils avaient longé les côtes déchiquetées de la Bretagne, dépassé le Finis terrae – le « bout du monde » des Bretons – et l’embouchure de la Loire.

La mer avait changé de couleur, les côtes s’étaient adoucies, mais il y avait toujours autant de récifs.

Le jeune homme ramait chaque jour, trouvant dans cette rude tâche une occupation qui lui évitait de penser. Il était si fatigué parfois qu’il s’effondrait sur sa paillasse et s’endormait d’un coup comme une bête de somme.

Souvent aussi, aux escales sur les grèves ou dans les embouchures des fleuves, Giovanni venait le rejoindre avec une gourde d’hydromel ou une jarre de vin. Dans ces moments-là, Hugues les abandonnait. Le Lombard parlait des auteurs grecs, des femmes, de Syracuse et encore des femmes. Le plus souvent, Tancrède l’écoutait en taillant de son coutel les bois flottés ramassés ici et là. Parfois aussi, Dreu, le jeune moine de Savigny, venait les rejoindre. Silencieux et taciturne, il préférait se taire mais parfois, alors que Giovanni citait Anaximandre, Homère ou Hésiode, il prenait la parole, discutant avec chaleur de son art, des manuscrits anciens et de la vie au scriptorium. Au fil des jours, Dreu oubliait la règle de son monastère. Il mangeait et buvait comme les marins sans en avoir l’habitude. Il s’effondrait ensuite d’un coup et ronflait, ce qui mettait en joie ses compagnons.

Ce matin-là, la mer était agitée et le pilote ne quittait plus l’étrave. Ils louvoyaient à la rame au large des écueils, se glissant dans certains courants, en évitant d’autres trop dangereux ou trop rapides. Les courants « malins », comme les appelait le Breton, ceux qui vous drossent contre les falaises. Le navire de charge les suivait tant bien que mal. Sa silhouette trapue montait et descendait à la vague.

Sur un ordre de Knut, Tancrède remplaça un des rameurs et se glissa sur le banc, non loin de Magnus le Noir et de ses guerriers. Ni Hugues ni lui n’avaient, depuis le début de leur voyage, échangé une seule parole avec ces hommes rudes qui vivaient entre eux et, tout en prenant part aux manoeuvres et en assumant les tours de veille, campaient à l’écart.

Seul Magnus s’entretenait parfois avec le stirman et le maître de la hache, qui lui témoignaient d’ailleurs le plus grand respect.

Les premiers paquets de mer surprirent Tancrède. L’eau glacée le trempa de la tête aux pieds, le faisant sortir brutalement d’une rêverie où Anouche le regardait sans mot dire. Il avait souvent, depuis que Hugues lui avait parlé d’elle, de ces rêves éveillés où il la retrouvait. Il se secoua. La trompe de Knut résonnait. Le rythme de nage changeait. Imitant ses compagnons, il se pencha sur le bois, souquant plus vite et plus fort.

Au-dessus d’eux, la girouette s’affolait et le ciel avait viré au noir. Un noir de ténèbres où planaient les ailes blanches des albatros dont les cris se perdaient dans les mugissements du vent.

À l’avant, le pilote breton lançait ses ordres.

— Où sommes-nous, Pique la Lune ? demanda Knut qui venait d’apparaître à ses côtés.

— On a dépassé depuis un moment la pointe du Payré et le feu du château de Talmont ! s’écria le pilote, dont la voix était elle aussi couverte par le fracas de la tempête. La mer veut plus de nous, Knut. Elle prépare sa colère. Faut qu’on s’abrite, et vite !

— On gagne le large ?

— Non, pas cette fois ! On aura pas le temps et puis, au large, ça va être rude. C’est pas une tempête comme les autres. Il faut dépasser la pointe de l’Aiguillon et s’enfoncer dans l’embouchure de la Sèvre le plus loin qu’on pourra. On mouillera à l’abbaye de Maillezais. Fais abattre la voile et accélérer la cadence.

— Je l’ai déjà fait, protesta Knut avec un regard pour ses rameurs qu’éclaboussaient des paquets d’eau de mer. Ils vont fort.

— Si tu veux pas qu’ils continuent à ramer par le fond avec les sirènes, fais accélérer la cadence ! hurla le Breton qu’une bourrasque fit vaciller sur ses jambes.

— Et le knörr ?

— Corato suivra. Il faut qu’il suive ! Ou il est perdu.

Sans insister, le maître de la hache retourna au milieu de ses marins et cria ses ordres. Enfin, il rejoignit l’homme du gouvernail à qui il expliqua la manoeuvre. Le stirman hocha la tête et poussa la barre du lourd gouvernail vers l’avant pour que le navire file à bâbord vers la côte. Sur le pont, les rameurs souquaient ferme.

Bien qu’il fût trempé, Tancrède transpirait sous l’effort, enrageant de voir Magnus soutenir les changements de cadence sans effort apparent. Le géant se penchait sur sa rame et se relevait, lançant de temps à autre un ordre bref à ses guerriers.

Tancrède, malgré le terrible récit de son maître sur la bataille de Venosa, ne pouvait se défaire d’une sourde admiration pour ces hommes que rien ne semblait jamais faire dévier de leur but. Il songea à ce que lui avait dit Hugues, un jour qu’il le questionnait sur l’énigmatique chef de guerre : « C’est le fils déchu d’un jarl. Une sorte de prince. Tout comme ses guerriers, il vient des îles Orcades, au nord de l’Ecosse. »

Il serra les dents et s’absorba dans le nouveau rythme donné par Knut :

— Un, deux, trois, poussez, quatre ! « Un, deux, trois, poussez, quatre ! » se répétait-il. Malgré l’eau qui ruisselait, se prenant dans ses cils, il voyait une enfilade de dos courbés devant lui. Le mugissement du vent sur le pont, les claquements de la grand-voile, le grincement des cordages, tout l’assourdissait. L’esnèque glissait, se jouait des vagues, mais ils prenaient de plus en plus l’eau. La voile fut bientôt affalée, des marins écopaient. La cadence s’intensifia encore.

Cela rappelait à Tancrède les courses d’endurance que lui faisait faire son maître. Ces moments où il fallait se fondre dans l’effort, ne surtout pas se demander si on allait tenir, ni quand cela allait s’arrêter. Juste avancer, mettre un pied devant l’autre, aller au bout de soi-même. Coûte que coûte.

Les rameurs chantaient en norrois une mélopée que Tancrède reprit sans bien en comprendre les paroles, il brailla comme les autres et tenta de couvrir de sa voix le sifflement du vent. Il se sentait plus fort et ne faisait qu’un avec son aviron. Knut, qui passait dans l’allée, les encourageait. Entre deux paquets de mer, Tancrède apercevait la silhouette trapue du stirman à l’arrière, et celle d’Hugues dressée à ses côtés, l’aidant dans la manoeuvre.

Un roulement de tonnerre retentit et un long éclair blanc traversa le ciel. Le navire embarqua une lame qui les submergea. Tancrède ferma les yeux et appuya plus fort sur le bois, une brève prière montant à ses lèvres.