21

À bord du knörr, Eleonor dormait depuis longtemps. Elle s’était habituée très vite au branle, découvrant dans le balancement de la houle un moyen rapide et sûr pour trouver le sommeil. Le navire de charge remuait doucement, soulevé par le mouvement souple des vagues. La brume le cernait.

Sur le pont allaient et venaient silencieusement les marins assurant le « quart du cimetière », la veille la plus rude, entre minuit et quatre heures du matin.

La jeune fille ne sut jamais si c’était le bref grognement de son chien ou un frôlement sur le bois qui l’avait réveillée en sursaut. Le coeur battant, elle se retourna.

Un rayon de lune tombait sur la poignée de porte qui s’abaissait lentement. Eleonor avala sa salive. La poignée remonta, puis s’abaissa de nouveau.

Un gémissement lugubre retentit, lui arrachant un frisson. Plainte du bateau ou de celui qui se tenait là derrière, tout proche ? Elle se leva sans bruit, posant ses pieds nus sur le plancher glacé, et alla coller son oreille au vantail.

Il lui semblait entendre une respiration. Les yeux agrandis par la peur, elle fouilla dans son mantel à la recherche de son poignard. Tara poussa un grondement sonore.

La poignée remonta d’un coup. Un bruit de pas légers, puis plus rien.

Elle passa la main sur la tête du chien, le caressant en cherchant à recouvrer son calme, hésitant à ouvrir. Puis, glacée, elle se recoucha, se pelotonnant sous sa couverture, son poignard serré contre elle.

Qui cela pouvait-il être ?

Pas Gautier ! Il n’était même pas descendu à terre et dormait dans sa toile, un cruchon vide sur le ventre, ronflant comme un bienheureux.

Un marin ivre ? Un passager ? Tout était possible.

Était-ce la joie d’avoir échappé aux écueils et aux dangers du brouillard ? Hormis le petit moine remonté à bord avec son écuelle, ils avaient tous bu ce soir-là.

Même le Lombard était méconnaissable, le visage rouge, les yeux injectés de sang, il expliquait en bégayant la route qu’ils allaient suivre au pèlerin que son discours semblait passionner. Seul le poète, très droit malgré de nombreux godets d’hydromel, avait continué à discourir, récitant des reverdies qui l’avait fait rougir. Une fois rassasiée de viandes grillées, d’assauts courtois et de poésie, Eleonor avait fini par l’abandonner aux charmes de la boisson.

Elle avait regagné le bord, se félicitant une fois de plus d’avoir adopté le grand chien.

Tara somnolait à nouveau sur sa natte.

La jeune fille se tourna et se retourna dans son couchage et finit par s’endormir peu avant l’aube, faisant des rêves agités où des marins armés de haches et de crocs lui couraient après en hurlant.

Quand, enfin, elle se réveilla, le bateau grinçait et des appels résonnaient sur le pont. Elle réalisa qu’il faisait jour et se leva d’un bond. Après avoir mis un peu d’ordre dans sa toilette, elle courut sur le pont.

Il n’y avait plus trace de brume. Le temps était clair et lumineux. Le bateau avait quitté les Écrehou et arrivait en vue de l’île de Jersey.

Ils longeaient des falaises et des plages de sable fin. Au loin tournaient les ailes d’un moulin. Les deux bateaux se dirigeaient vers une anse où se balançaient des barques de pêche. Sur un îlot, non loin du port, se dressaient les contreforts d’une abbaye fortifiée. Au-dessus de la ville, protégé par des palissades de bois, un manoir était apparu. Les couleurs d’Henri II flottaient au mât. Le village, une centaine de maisons de pêcheurs en bois aux toits de chaume, était vaste et animé.

— Vous avez bien dormi, damoiselle ? demanda la voix du pèlerin qui s’était approché sans bruit.

Eleonor sursauta, puis se tourna vers lui.

— Maître Richard, fit-elle. Vous m’avez surprise. Oui, j’ai bien dormi, et vous-même ?

— Pas beaucoup, avoua l’autre, les traits tirés. L’équipage était bruyant et la bière lourde. Puis je n’arrive pas à me faire à la houle.

Était-ce sa façon de la regarder ? Ou le fait qu’il ne ressemblait pas à l’image qu’elle se faisait des pèlerins ? Mais y avait-il un seul type de pèlerin ? Évidemment non. Elle n’y pouvait rien, elle était comme ça, à juger d’emblée, à aimer tout de suite ou pas du tout. Et celui-là ne lui plaisait pas. Et d’abord, que faisait-il sur ce bateau plutôt que sur le chemin de Compostelle ? Pieds nus ou à genoux comme la plupart. Elle se força à sourire, ajoutant :

— Moi non plus. Surtout au moment des repas.

Le pèlerin désigna l’île dont ils longeaient les falaises.

— Vous connaissez, ici ?

— Non. Je n’ai jamais vraiment quitté le château familial, sauf une fois pour aller à Caen avec ma famille.

L’homme s’approcha d’elle. Une drôle de lueur s’était allumée dans son regard.

— Vous devez vous trouver bien solitaire avec tous ces hommes autour de vous.

— Non.

— Seule femme à bord avec tous ces marins, c’est dangereux pour une pucelle. Il faudrait vous choisir un protecteur. Quelqu’un de solide...

La jeune fille s’écarta brusquement, laissant apparaître le mufle du chien qui gronda et montra les crocs.

— S’il me fallait un protecteur, comme vous dites, je l’ai déjà choisi, maître Richard !

— Mais, je... protesta le pèlerin.

— Ensuite, n’oubliez pas à qui vous parlez, ajouta froidement Eleonor. Je ne suis pas fille de laboureur ni de bourgeois, et mon père aimait à penser que je saurais me défendre en toutes circonstances.

Elle souleva les plis de sa cape, et la garde de son poignard apparut. Une drôle de mimique passa sur les traits du pèlerin. Pendant un bref instant, elle eut l’impression que tout cela l’excitait et que, bien loin de reculer, il allait la prendre d’assaut puis, d’un coup, son expression changea.

— Oh, mais qu’allez-vous penser ? se récria-t-il en reculant, le visage empourpré. Je ne voulais pas...

Il s’interrompit et tourna brusquement les talons, l’air offusqué.

La jeune fille le regarda s’éloigner, se demandant s’il n’était pas son mystérieux visiteur nocturne.

Un éclat de rire la fit se retourner. C’était Wace qui, apparemment, avait entendu leur échange.

— Compliments, damoiselle, fit-il. J’allais le chasser à coups de canne, mais je n’en ai pas eu besoin. Notre fâcheux est reparti bredouille.

Puis, plus gravement, s’inclinant devant elle :

— Je suis venu vous faire mes adieux, damoiselle, c’est ici que je vous quitte. Promettez de ne jamais oublier votre humble serviteur. Je finis de rédiger mon Roman de Rou et je vous fais promesse de vous en faire parvenir copie en Sicile. Écrivez-moi à la cour d’Aliénor.

La jeune fille saisit la main que lui tendait le poète et la pressa dans les siennes.

— Je le ferai.

— Il est des femmes que l’écriture appelle. Peut-être ferez-vous partie de celles-là, Eleonor ? Vous observez le monde avec trop de sagacité pour que cela ne serve qu’à un époux.

Un nouvel appel résonna. Ils accostaient. Le poète se détourna pour ramasser son bagage.