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La pénombre était venue. Les cloches de la ville n’allaient pas tarder à sonner le couvre-feu. Dans les rues patrouillaient les gens d’armes de la prévôté.

L’homme se hâta. Les ruelles bordées de maisons de torchis se succédaient. Enfin, il s’arrêta près d’une maison en bois flotté et frappa trois coups sur le vantail. La porte s’ouvrit aussitôt. Une pauvresse se tenait là, debout dans des relents de crasse et d’urine.

— Où est-il ? demanda l’homme dont on n’apercevait pas le visage, masqué par une capuche.

— La maison d’à côté, celle qu’a des volets clos, répondit la vieille.

— Ses parents ?

— À Laleu. Reviendront que demain. Il est seul.

L’homme tendit la bourse à la vieille et fit demi-tour.

Elle referma. Elle fournissait souvent des enfants à des gens comme celui-là, des marchands de chair qui, après, les revendaient dans des bourdeaux ou les mettaient comme mousses sur des bateaux en partance.

Elle détestait ses voisins. Ils s’en sortaient mieux qu’elle et la femme, cette jument maigre, ne lui disait jamais bonjour. Pis, elle détournait la tête comme si elle sentait mauvais ! Elle avait rien contre le petit, c’était plutôt un brave, mais c’était plus facile de vendre l’enfant que sa saleté de mère !

Elle ouvrit la bourse et alla compter ses sous à la lueur de son feu, passant sa langue sur ses lèvres desséchées, posant une à une les pièces sur le sol de terre battue, les reprenant de sa main valide et les frottant dans les plis de sa robe avant de les ranger à nouveau.

Dans le chaudron cuisaient des têtes de poissons dont les yeux blafards la contemplaient. Elle repensa au gosse. La mer le formerait. Une fois il lui avait donné un quignon de pain. Elle haussa les épaules. Un jour, il deviendrait aussi mauvais que sa mère. C’était un service qu’elle lui rendait. La cuillère en bois allait et venait dans sa marmite. La vieille cherchait où cacher son trésor.

Après s’être assuré que nul ne venait dans la ruelle, l’homme frappa à la maison voisine.

— Qui va là ? fit une voix enfantine.

— Je suis bien chez Ar Pennec ?

La porte s’ouvrit sur un gamin tenant une lampe à huile.

— L’est pas là, mon sire. Qu’est-ce que vous lui voulez ?

— Tu vas pas me laisser dehors, petit. J’ai affaire avec lui et si tu es un garçon de confiance, je te laisserai l’argent que je lui ai promis. C’est ton père, Ar Pennec ?

— Oui. Entrez, entrez, fit le garçonnet en ouvrant le vantail.

L’homme se baissa pour passer le seuil et se retrouva dans l’unique pièce de la maison. L’endroit sentait le propre mais était exigu. Une paillasse pour les parents, une pour le fils, une table à tréteaux et trois tabourets, un coffre et un chaudron d’où montait une odeur de graisse de mouton et de fèves cuites.

— Asseyez-vous, fit l’enfant en avançant maladroitement l’un des tabourets sur lequel l’homme se laissa tomber.

— Quel est ton nom ?

— Gabik.

— Vous êtes d’où en Bretagne ?

— On est de Vitré.

Le silence retomba. L’autre ne disait plus rien, il regardait l’enfant, détaillait son visage rond, ses yeux bleus ourlés de longs cils noirs et sa chevelure bouclée.

Le garçon s’agita, mal à l’aise. L’homme ne lui plaisait guère, mais les raclées à coups de ceinturon de son père non plus. Celui-là avait parlé d’argent, il attendit donc, ses sabots raclant le sol.

— Qu’est-ce que tu fais ici ? marmonna la voix dans le creux de sa tête.

— Je le regarde.

— Il faut s’en aller.

— Non, pas encore. Pas tout de suite. Laisse-moi tranquille. Je ne fais rien de mal. Je le regarde.

— Tes pensées sont sales.

— Non, ce n ‘est pas vrai !

L’enfant s’agita sur son tabouret. Il ne voyait pas le visage de l’homme mais sentait son regard posé sur lui et cela le gênait. Il se leva.

— Pourquoi vous vouliez voir mon père ? demanda-t-il.

— Ce n’est pas ton père que je voulais voir, répondit l’autre d’une voix changée.

— Comment ça ?

— Non, c’est toi.

Le visage du gamin se plissa sous le coup de l’étonnement.

— Je voulais te proposer de l’argent, beaucoup d’argent.

— Qu’est-ce que tu vas lui dire ? Partons quand il en est encore temps.

— Non !

— Il ne t’a rien fait. C’est toi qui es venu le chercher chez lui. C’est toi qui as soudoyé la vieille.

— Je vais lui expliquer...

— Que tu vas le tuer parce que tu ne peux pas l’aimer ?

— C’est faux.

— Non. Tu as cru que les enfants, ça serait plus facile, mais rien n’est facile quand on est comme toi. Tu es maudit.

— Non ! Non !

L’enfant s’était levé, effrayé par les mimiques de l’homme, ses gesticulations, les mots qu’il marmonnait dont il ne comprenait pas le sens.

— Qu’est-ce qui vous prend ? fit-il en saisissant l’un des tabourets par le pied et en le brandissant devant lui. Sortez d’ici ! Je veux pas de votre argent.

— Tu vis dans un taudis. Je veux t’aider. Laisse-moi faire.

— Approchez pas ! Je vais crier !

— Tu ne vas pas me dire que celui-là a essayé de te séduire ? persifla la voix. Il te repousse. Tu le dégoûtes.

— Non, je le repousse, regarde !

L’homme avait dégainé son couteau. Le garçon se mit à hurler et le frappa de toutes ses forces avec le tabouret.