26

L’appel rauque des trompes continuait à retentir. Les passagers arrivaient en courant, se bousculant avec les marins en bordée pour embarquer. Hugues et Tancrède pressaient le pas, quand une silhouette encapuchonnée sortant d’une ruelle voisine les percuta.

— Ah, ça, messire, je vais finir par croire que vous m’en voulez ! s’exclama Eleonor en frottant son bras endolori.

— Vous ! Je... s’écria Hugues. Je ne vous ai pas fait mal ?

— Non, ça va.

Elle regarda autour d’elle avec inquiétude.

— Je cherche après mon chien. Vous ne l’avez pas vu ? Il est parti d’un coup à travers la foule, et je n’ai pu le retenir. Et puis, alors que je m’enfonçais dans les ruelles à sa recherche, j’ai entendu l’appel du bateau.

Eleonor arrangea les lourdes boucles noires de son chignon et remit sa capuche en place. Tancrède la regardait fixement.

— Tancrède !

Le jeune homme sursauta.

— Euh... Oui ?

— On va courir. Il faut regagner le navire, ou ils vont partir sans nous.

— Mais mon chien ! protesta Eleonor. Je ne peux pas le laisser ici, j’ai promis au prévôt...

Hugues saisit fermement l’une des mains de la jeune femme dans la sienne.

— Prenez l’autre, Tancrède ! ordonna-t-il.

Et ils partirent en courant, l’entraînant vers le quai malgré ses cris. Soudain retentit un bref aboiement. Tara les avait rattrapés et les dépassa en quelques souples foulées. L’animal sauta sur le pont, puis, les pattes sur le plat-bord, les encouragea d’un nouvel aboiement. Arrivés au pied de la passerelle, les deux amis lâchèrent la jeune fille qui essaya de reprendre son souffle.

— Pardon encore de vous avoir bousculée, fit Hugues en s’inclinant devant elle.

— Pour dire le vrai, je ne sais qui a bousculé l’autre, avoua Eleonor en riant.

Le capitaine Corato la héla.

— Montez, damoiselle ! Les marées n’attendent pas.

— Il a raison, allez-y. Et... Prenez garde à vous, damoiselle.

La jeune femme, qui était à mi-chemin sur la passerelle, fixa l’Oriental de son regard bleu.

— Merci de vous soucier de moi, messire. Mais le prévôt a pourvu à ma défense en me donnant son chien et n’oubliez pas que je suis fille de chevalier. À vous revoir, fit-elle en grimpant lestement à bord.

Une fois sur le pont de l’esnèque, Tancrède, qui n’avait pas quitté des yeux la mince silhouette, remarqua :

— Voilà donc la mystérieuse jeune fille de l’auberge de Barfleur ! Celle qui doit épouser ce seigneur qu’elle ne connaît pas. Et dire que vous avez failli entrer dans sa chambre ! Vous ne m’aviez pas dit qu’elle était si jolie.

— Je n’ai rien dit et je ne suis pas entré dans sa chambre.

— C’est vrai. Mais tout de même, insista le jeune homme, elle est vraiment jolie.

Hugues ne répondit pas. Il fixait le knörr et ce n’était plus la femme qu’il regardait, mais l’homme qui s’était dressé à côté d’elle et lui parlait. Un homme dont Tancrède reconnut immédiatement la silhouette.

— Encore ce d’Avellino. Mais que fait-il avec la damoiselle de Fierville ?

— Ils ont l’air de se connaître.

— Vous croyez vraiment qu’il est là pour nous ?

— Je ne crois pas au hasard. Encore moins avec celui-là.

— De toute façon, comme nous sommes sur des bateaux différents, il lui sera malaisé de nous nuire.

— Ne le sous-estimez pas. Je repensais à la bourse garnie de deniers de Provins qui a payé les marauds de Barfleur. Il n’est pas impossible qu’elle lui ait appartenu.

— Il s’est passé tant de choses depuis que tout cela me semble loin, et sans réelle importance. Vous croyez qu’il aurait payé des gens pour nous tuer ?

— Moi, je n’ai pas oublié et, quoi qu’il arrive, méfiez-vous toujours de Bartolomeo, c’est un serpent. Il en a le charme et le venin. Un jour, il vous baise la main, le suivant, il vous la tranche !