18

La brume avait enveloppé Hugues, debout à l’avant. Un ordre du pilote résonna si proche de lui que, perdu dans ses pensées, il sursauta.

— Le brouillard porte le son, expliqua Hugues à son protégé, apparu à ses côtés.

— Pourquoi sont-ils allés sur ce canot ?

— Vous ne pouvez pas vous en rendre compte. Mais si vous étiez descendu avec eux, vous verriez que la brume plane souvent à quelques pieds au-dessus de l’eau. Ils voient les écueils et les îlots, pas nous.

L’esnèque avançait au ralenti et le temps s’étira. La brume avait escaladé la coque, rampant sur le pont, cernant les silhouettes des rameurs avant de les effacer.

Tancrède avait l’impression singulière que, d’un instant à l’autre, leurs propres membres allaient disparaître et qu’en tendant le bras devant lui, il perdrait sa main. Ils ne voyaient plus rien, mais étaient environnés de bruits : celui des avirons qui plongeaient avec régularité, les vagues s’écrasant sur les récifs, le grognement du chien sur le knörr... Leurs visages et leurs vêtements étaient recouverts de fines gouttelettes d’eau. Il passa sa langue sur ses lèvres couvertes d’humidité salée, essayant d’oublier les abîmes qui s’ouvraient sous la coque et la mer hérissée de brisants... Et pourtant, depuis qu’il avait appris la mort d’Anouche, sa mère, un curieux sentiment de détachement l’envahissait qu’il n’arrivait pas à combattre.

Derrière eux, le knörr se laissait tirer, ses rameurs veillant simplement à maintenir la distance. Ils naviguèrent un long moment ainsi, puis un nouveau coup de trompe retentit, venant du canot.

— Nous allons bientôt toucher les Écrehou, commenta Knut qui venait d’apparaître. Si Dieu le veut, nous y passerons la nuit.

Alors qu’il disait ces mots, les rameurs inversèrent la manoeuvre pour freiner leur approche. Le knörr avait jeté l’ancre. Les hommes démâtaient, arrimant à nouveau la longue pièce de bois sur le pont.

— Où sommes-nous maintenant ? Qu’est-ce que c’est, les Écrehou ?

Hugues réfléchit. Il avait discuté avec le stirman avant leur départ et s’était fait expliquer la route qu’ils allaient suivre.

— La mer, par ici, est pleine d’îlots rocheux, habités ou non. Je crois que celui-là est au nord-est de Jersey. Il n’y a rien dessus.

La brume s’était déchirée un bref instant, leur dévoilant une plage en forme de croissant lunaire et des rochers recouverts d’algues vertes déposées par les marées. Des oiseaux de mer s’envolèrent en criaillant.

Les marins avaient sauté à l’eau et, le torse et les jambes dans les vagues glacées, avaient saisi les filins que leur jetaient leurs compagnons. Ils se mirent les uns derrière les autres et, encouragés par les cris de Knut, halèrent le bateau. D’un bond, Tancrède sauta par-dessus bord et, se glissant au milieu de la file des marins, s’arc-bouta avec eux, tirant de toutes ses forces sur la corde. Bientôt, la coque racla le fond puis s’immobilisa, à demi échouée sur la plage.