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Pendant ce temps, sur le port, devant la taverne à l’enseigne rouge, Hugues attendait toujours le Bigorneau.

— Eh bien, messire, que faites-vous là ? demanda une voix derrière lui.

L’Oriental se retourna et se trouva nez à nez avec le pèlerin de Compostelle.

L’homme, son grand bâton à la main et son balluchon sur le dos, l’observait de ses petits yeux noirs.

— J’attends un ami.

— C’est vous qu’avez donné l’alerte, y paraît, hier au soir !

— C’est moi.

— On vous doit une fière chandelle. Et moi qui m’étais promené autour du camp ! J’arrivais pas à dormir. Mais j’ai rien vu et je suis retourné m’effondrer sur ma paillasse. Quand je me suis réveillé tout était fini ou presque. Les tempêtes, ça me tourneboule l’intérieur, pas vous ? Sans vouloir être indiscret, vous êtes d’où, messire ?

— De partout, maître Richard, de partout.

— Ah...

L’homme fit mine de se retirer.

— Et vous, maître Richard, le voyage par mer est achevé, je crois ?

— Oh, ma foi, cela dépend si je retrouve mes compagnons de route à La Rochelle. Sinon, j’ai demandé à messire Giovanni la possibilité de continuer avec vous.

Hugues s’étonna :

— Vous seriez le premier pèlerin de Compostelle que je connaisse à éviter le chemin et ses étapes. Quel pardon Dieu pourra-t-il vous accorder si vous évitez les pénitences qu’il vous a données ?

— C’est que ma faute n’est pas bien grande, messire, répondit l’homme avec un fin sourire. Il suffirait de quelques toises à genoux pour qu’il me pardonne.

— À se demander pourquoi II vous envoie en pèlerinage !

— Il faut songer aux fautes à venir, messire. Qui dit que je ne pécherai pas demain ? Et puis, qui osera affirmer qu’un voyage par mer n’est pas une pénitence en soi ? Tempêtes, mal de mer, attaques de pirates... Il y a là pires épreuves que celles rencontrées sur les chemins. Vous ne croyez pas ?

— Vous êtes un homme surprenant, maître Richard. Vous ne m’avez pas dit quelle spécialité vous exerciez à Caen.

— Le drap, messire. Je suis drapier. Un bien beau métier, croyez-moi. Bon, je dois vous laisser, je vais voir si mes compagnons sont en ville. Que Dieu vous ait en Sa sainte garde.

— Vous de même, maître Richard.

La silhouette du pèlerin disparut bientôt dans la foule. Hugues attendit encore un moment et se décida à retourner au bateau. C’était l’heure du repas et les marchands ambulants s’activaient. Les uns portaient des cageots attachés au col, les autres poussaient leurs charrettes.

— À la fraîche, à la fraîche in routi ! criait une marchande de sardines.

— Et des sol’des sol’et des mul’ ! criait une fillette dont les poissons s’alignaient sur une carriole à bras.

— Qui veut quartier d’ignâ ! criait un jeune gars qui faisait rôtir sa viande d’agneau sous les yeux des passants.

Une bonne odeur de graisse grillée montait. Une gamine s’approcha d’Hugues.

— Et des bons fromages, mes enfants, n ‘en voulez-vous ? Messire, un fromage frais ?

— Non merci, petite, répondit l’Oriental en poursuivant son chemin.

Des gabarres descendaient le canal de Maubec et accostaient à la Grande-Rive. Il évita un char tiré par des boeufs et se fraya un passage jusqu’au knörr.

— On ne passe pas ! Ah, c’est vous, messire ! Allez-y, s’écria le marin de garde en s’écartant de la passerelle. Y en a du monde ici ! Et des gamins qui veulent monter, mais le capitaine est formel : pas d’étranger à bord !

Le pont était désert à l’exception du capitaine Corato qui se tenait debout à l’avant avec un de ses matelots. Le nez dans ses parchemins, il achevait le décompte des marchandises à décharger ou à entreposer.

— Hola, capitaine !

— Oui, messire ? répondit Corato, qui semblait d’humeur maussade. Que puis-je pour vous ?

— Est-ce que vos deux mousses sont encore à bord ?

— Mes deux... Non, ils sont à terre. Mais pourquoi vous me demandez ça ? demanda-t-il, suspicieux.

— Rassurez-vous, capitaine, répondit Hugues, je ne leur veux point de mal. Avec ce qui s’est passé, je m’inquiétais seulement de leur sécurité.

Corato hocha la tête et fit signe au marin qui travaillait à ses côtés de les laisser seuls.

— Moi aussi, faut avouer, messire. C’est d’ailleurs pour ça qu’ils sont à terre ensemble. Je leur ai ordonné de ne pas se séparer et Bertil est parti avec le Bigorneau. J’ai pas envie de ramasser un autre cadavre.

— Sage précaution.

Le petit homme fronça ses épais sourcils, l’air encore plus soucieux qu’à l’accoutumée.

— Je suis un homme ordonné, messire, protesta-t-il. Tout doit être à sa place et croyez que dans ce genre de voyage, ce n’est pas chose facile. En plus, va falloir que je trouve du monde ! Harald aussi d’ailleurs. Avec tout ça, on n’a plus assez de gars sur les bancs de rame.

Regardez, moi j’ai perdu deux hommes et un mousse et j’ai été obligé de laisser un blessé à Maillezais.

— L’abbé fera peut-être un moine de votre rameur. Qui sait ? Et Dieu vous en saura gré.

— J’sais pas bien ce qui se passe, mais j’aime pas ça, bougonna Corato qui n’avait pas prêté attention aux paroles de l’Oriental. J’ai d’ailleurs envoyé une missive à ce sujet à mes maîtres.

— Vos maîtres... Que voulez-vous dire ? Giovanni n’est-il pas l’armateur ?

Le capitaine ne haussa pas les épaules, mais le ton était éloquent.

— Lui ! Non, messire, mon vrai maître, c’est le patriarche Délia Luna et le fils aîné : Renato Délia Luna. C’est avec lui que je travaillais avant, et c’est à lui que j’ai envoyé ce mot. Il est à Marseille et mon message devrait lui parvenir avant qu’il ne rembarque pour la Sicile.

— Giovanni Délia Luna est sans doute un peu jeune pour une charge si lourde.

— L’âge n’a rien à voir là-dedans, grommela le capitaine, visiblement remonté contre son maître. Je n’ai jamais vu Renato ou son père dépenser leurs deniers dans les bouges ni chercher à esquiver les taxes de port. Et puis, ce désordre dans les marchandises... Tout est mélangé ! Je vous le dis, il n’est pas fait pour ce métier.

Le petit homme regarda autour de lui puis se pencha, parlant à voix basse :

— Puisque nous sommes tranquilles tous les deux, puis-je vous demander quelque chose, messire ?

— Bien sûr. Je vous écoute.

— Les marins parlent entre eux, savez. Et depuis la mort du petit... Croyez-vous que le meurtrier soit à notre bord ?

— Si je le savais, capitaine, il serait déjà livré au prévôt de cette ville.

— Moi je dis, et je suis pas le seul : celui-là, faut le passer par-dessus bord. Mérite pas autre chose que de finir dans le ventre des poissons. Dites-moi, c’est quoi ces histoires de traces sur le corps du gamin ?

— Qui vous a parlé de ça ?

— On cause. On cause, fit l’autre avec un air matois. Et paraît qu’en plus, y a un traître à bord ?

Hugues se contenta de hocher la tête, et Corato poursuivit :

— C’est pas bon, tout ça. Mais c’est possible, ces gars qui arrivent à nous suivre depuis si longtemps. Des diables ! Enfin, c’est à se demander, je suis superstitieux, moi ! Vous êtes d’où, messire de Tarse ? On est pays, peut-être ?

— Je suis d’Antioche.

— Et moi, de Byzance. Mais ma mère était grecque. Je préférais naviguer dans la mer intérieure, c’était chez moi là-bas, alors qu’ici, avec ces satanées marées... Avec toute cette histoire, mes gars commencent à se regarder de travers et cherchent le traître sur les bancs de nage.

— C’est pourquoi nous devons très vite trouver les coupables. À ce sujet, capitaine, j’avais une question à vous poser. Avez-vous eu un nommé Louis dans votre équipage ?

— Louis...

Le visage du capitaine se plissa.

— Non, je crois pas.

— C’était un mousse, insista l’Oriental.

— Ah oui, celui-là ! Je l’appelais la Sardine. S’est noyé.

— C’est arrivé quand ?

— Quand nous étions à Barfleur. Le petit dormait sur le pont et, un matin, on a trouvé son corps qui flottait dans le port. Mais c’était un accident. Ça c’est sûr. J’aurais jamais dû le prendre à bord, celui-là. Il avait peur de tout.

— Apparemment, il avait raison.

Le silence retomba entre les deux hommes. Le capitaine lorgnait vers les marchandises dont il devait achever le décompte quand Hugues reprit :

— Est-ce que vous pourriez me dire qui était déjà avec vous à Barfleur à ce moment-là ?

— Vous voulez dire avant le départ ? Je vais essayer. Giovanni et moi, bien sûr... Tout l’équipage, sauf Bertil et mon nouveau rameur, Bjorn. Mais je crois que vous le connaissez ?

— Oui.

— Giovanni s’est mis en tête d’en faire son second. L’a pas tort d’ailleurs, il est doué, puis sait écrire et lire. Pas comme la plupart.

— Est-ce que certains de vos passagers s’étaient déjà présentés pour l’embarquement ou vivaient à bord ?

— Attendez... Oui, maître Richard, le pèlerin. Il voulait pas payer d’auberge. En ville, il y avait aussi le poète Wace et le moine. Le petit Dreu, on l’entend pas, celui-là ! Pire qu’une ombre. Et le chevalier. Tiens, d’ailleurs, celui-là m’a annoncé qu’il nous quittait.

— D’Avellino ? s’étonna Hugues. Il est parti ?

— Oui. Il m’a même dit qu’on se retrouverait en Méditerranée. Ce qui m’a paru étrange.

— Il a pris ses affaires ?

— Un écuyer est venu le chercher avec deux destriers. Il a payé son solde et ils n’ont pas demandé leur reste. À l’heure qu’il est, ils ont dû quitter la ville.

— Bon, laissons celui-là. Je sais que Knut, Harald et leur équipage étaient à Barfleur tout comme Pique la Lune, Magnus et ses hommes.

— Donc tout le monde était là au moment...

— ... des meurtres, compléta Hugues, hormis la jeune damoiselle et son serviteur, Tancrède et moi-même.

— On dirait, oui.

— J’aimerais connaître votre sentiment sur le pèlerin Richard. Il prétend être drapier à Caen.

— Je connais mieux mes gars que les passagers, savez. Ce Richard me plaisait pas trop, mais hier, dans la tempête, il a souqué ferme. Comme un homme. Alors...

— Alors votre estime pour lui est remontée. Je comprends...

— En revanche, ajouta Corato, il est pas assez gras pour un drapier, ça c’est sûr, et ses mains, vous avez vu ses mains ?

— Calleuses et marquées d’anciennes crevasses, répondit Hugues.

— Les drapiers, à part mesurer leurs coupons et encaisser, y font rien que de rester assis derrière leur étal.

— Il s’entend bien avec l’équipage ?

— Oui, il cause beaucoup. L’autre jour, le cuisinier s’est accroché avec lui car il gênait le travail de Bertil.

Le visage du capitaine changea de couleur :

— Vous croyez pas que c’est lui...

— Non, je ne crois rien, capitaine. Je vous remercie pour tous ces renseignements. Où en êtes-vous de la réparation de la vergue ?

— Knut a trouvé le bois qu’il fallait. Il est au chantier avec deux de mes gars. On pourra repartir demain avec la marée. Bon, va falloir que je retourne à mes comptes.

— Tous vos passagers sont à terre ?

— Oui. Même le moine.

— Savez-vous où est Bjorn ?

— En ville avec les mousses. Il s’entend bien avec Bertil...

Le capitaine s’arrêta net.

— On va plus pouvoir se regarder normalement. Euh, messire !

— Oui ?

— Répétez pas au sire Giovanni tout ce que je vous ai dit. J’étais en colère à cause de mes ballots de marchandises qui sont pas en ordre.

— Je ne vois pas à quelle conversation vous faites allusion, capitaine, répondit l’Oriental.