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Hugues et Tancrède avaient posé leurs sacs à bord du knörr. Maître Richard n’était pas revenu, ni le chevalier d’Avellino, et il restait des paillasses libres dans le dortoir du château arrière. Giovanni, qui se sentait redevable envers Hugues après l’affaire de La Rochelle, accepta avec enthousiasme l’idée qu’ils se joignent à eux.

« Pour quelques escales seulement », avait précisé l’Oriental qui disait vouloir discuter avec le passager nouvellement embarqué, un géographe d’origine musulmane du nom d’Afflavius. Hugues, qui avait rencontré le flamboyant Al-Idrisi à la cour de Roger II, à Palerme, était curieux de s’entretenir avec un des hommes effectuant pour lui le relevé cartographique du monde.

Les deux navires étaient déjà au large du phare de Cordoue, cette tour de pierre marquant l’embouchure de la Gironde, quand Hugues et Tancrède trouvèrent un moment pour s’isoler loin des autres.

Dans ces parages, le trafic était important et le feu marquant l’entrée du grand fleuve brillait de nuit comme de jour. Ils avaient croisé des galées et des nefs lourdement chargées se rendant à Bordeaux ou le quittant, ainsi que des barques chargées de filets de pêche.

— Il y avait des enfants dans cette étuve, n’est-ce pas ? commença abruptement Hugues.

— Oui, avoua Tancrède. Je me suis réveillé à côté d’une fillette qui ne devait guère avoir plus de douze ans.

— Giovanni était au courant ?

— Oui, mais lui était surtout fasciné par la vieille femme qui tenait le bourdeau, la Guenièvre. C’est avec elle qu’il a passé la nuit. Depuis que nous avons quitté La Rochelle, vous êtes soucieux, mon maître... Je regrette ce qui s’est passé. Jamais je n’aurais dû...

— La lucidité est un bien précieux. Vous êtes en train de l’apprendre à vos dépens, et je préfère que ce soit ici plutôt qu’en Sicile. Là-bas, il vous faudra « garder le nord », comme disent les marins, quoi qu’il arrive. Il est en Orient des venins, des pièges et des beautés que vous ne pouvez imaginer.

— Pourquoi nous avoir fait embarquer sur le knörr ? Même si ce géographe vous intéresse, je ne crois pas que sa présence soit la seule raison de notre venue à bord.

— Vous avez raison, fit Hugues en fouillant dans sa bourse. Connaissez-vous ce médaillon ? demanda-t-il en tendant à son protégé la médaille d’étain qu’il avait conservée.

— Non ! D’où vient-il ? répondit le jeune homme après avoir retourné la pièce, et examiné les symboles et lettres qui creusaient ses deux faces.

— De la main du petit Gabik, le petit mort de La Rochelle, il l’a sans doute arrachée au cou de l’assassin.

— Nous n’avons guère eu le temps de parler depuis que nous avons levé l’ancre et je ne sais pas grand-chose de ce qui s’est passé là-bas.

— Ces bateaux se prêtent moins à la discrétion que les galées, déclara l’Oriental qui, baissant la voix, expliqua en détail les événements de cette nuit-là.

Un instant plus tard, il concluait :

— Il a été achevé d’un coup de poignard en plein coeur.

— Et il portait les lettres de sang ?

— Non. Le garçon s’est battu jusqu’au bout et le meurtrier a été dérangé par l’arrivée des gens d’armes. Il n’a donc pas pu achever son ouvrage, mais je suis sûr que c’est bien le même homme.

— Et cette médaille lui appartiendrait... C’est la première fois que nous tenons une vraie piste.

Il examina à nouveau l’amulette.

— Des poissons chrétiens, un carré magique... Les lettres sont grecques. C’est un talisman de protection ?

— Oui... Vraisemblablement ancien et d’origine byzantine.

— Cela ne nous dit pas à qui il appartient. Depuis le début des croisades, il y a tant d’échanges avec l’Orient que l’on peut trouver ce genre de médailles même aux confins du comté de Champagne.

— C’est vrai. Pourtant, je sais à qui appartient celle-là.

Tancrède était si stupéfait qu’il mit un moment à réagir :

— Mais alors vous connaissez l’assassin ? Qui est-ce ? Comment savez-vous cela ?

— Du calme, du calme ! ordonna Hugues. Il se trouve que je me suis rappelé hier sur qui j’avais vu cette médaille.

— C’est donc pour cela que nous sommes sur le knörr ! Vous aviez des soupçons et l’assassin est à bord !

Tancrède regarda autour de lui. Le moine discutait avec le géographe et, un peu plus loin, Eleonor, suivie de son grand chien, marchait avec son vieux^ serviteur qui, pour une fois, avait délaissé son branle. À la barre se tenait Bjorn, avec à ses côtés le capitaine Corato et le sondeur de l’esnèque.

— Il faut le capturer. Qui est-ce ?

— Vous ne me croiriez pas. Et la médaille ne suffit pas à prouver sa culpabilité, surtout si je suis le seul à l’avoir remarquée à son col. L’homme est habile, notre seule chance est de le prendre sur le fait.

— Mais comment cela ? C’est impossible...

— Non. Rien n’est impossible. Nous allons lui tendre un piège et le jeune Bertil va nous y aider.

— Le mousse de Barfleur !

Le jeune homme fit la grimace.

— Vous voulez le donner en pâture à ce monstre !

— Je vais vous expliquer.

La voix d’Hugues n’était plus qu’un murmure.