35.

Il entend à nouveau les aboiements des chiens. Il se lève. Pauline Fourès, sa Bellilote, dort. Il va jusqu’à la fenêtre. Il aperçoit les minarets. Est-il possible qu’il demeure encore longtemps dans cette ville, maintenant qu’il sait qu’il ne pourra pas marcher vers Constantinople ou vers l’Inde ?

Il descend l’escalier de marbre, il passe sa main sur le granit d’Assouan. Il doit quitter cette ville où il se sent désormais pris au piège de la répétition.

Les chiens sont revenus hanter toutes les nuits du Caire. Il faudrait à nouveau les rabattre sur la place afin de les tuer. Et au bout de quelques semaines ils seraient encore là, courant en bandes dans les ruelles, hurlant à faire éclater la tête.

Il faut partir, retrouver la France, l’Europe.

Ce 21 juin, il commence donc à écrire à l’amiral Ganteaume d’avoir à tenir prêtes à appareiller les deux frégates qui sont en rade d’Alexandrie, la Muiron et la Carrère.

Muiron, dont la mort sur le pont d’Arcole lui a sauvé la vie.

C’est ainsi, les uns tombent, les autres continuent leur marche.

Il retourne dans la chambre. Pauline Fourès n’a pas bougé.

 

Partir ? Mais quand ?

Il est à l’affût. Il sait qu’il lui faudra saisir l’instant, bondir, ne pas se laisser retenir. L’occasion viendra, il en est sûr, parce qu’une fois de plus ce choix est pour lui celui de la vie ou de la mort. Et la vie bat en lui si fort que c’est elle qui l’emportera.

Peut-être devant Saint-Jean-d’Acre, là où son rêve s’est brisé, n’a-t-il pas assez voulu ? Ou bien son imagination l’a-t-elle emporté trop loin ?

Il faudra que « le compas de son raisonnement » demeure le maître. Il ne doit pas céder à l’impatience, mais au contraire agir dans ce pays comme s’il comptait y demeurer toujours, masquer ses intentions, laisser à ceux qui resteront une conquête en ordre. Autant que faire se peut.

Il se présente devant les notables du Divan, arrogant. Sa parole doit être assurée.

— J’ai appris que des ennemis ont répandu le bruit de ma mort, dit-il. Regardez-moi bien, et assurez-vous que je suis réellement Bonaparte… Vous, membres du Divan, dénoncez-moi les hypocrites, les rebelles. Dieu m’a donné une puissance terrible. Quel châtiment les attend ! Mon épée est longue, elle ne connaît pas de faiblesse !

 

Il va donc falloir continuer de tuer. C’est ainsi.

Il reçoit, le 23 juin, le général Dugua, qui commande la citadelle. Que faire des prisonniers qui s’entassent ? Il faudrait économiser les cartouches, et aussi exécuter avec moins d’éclat, dit-il.

Dugua hésite avant de poursuivre.

— Je me propose, général, reprend-il, de faire appel au service d’un coupeur de têtes.

— Accordé, dit Napoléon.

La mort pour gouverner la vie.

Les bourreaux sont des Égyptiens ou des Grecs. Et ce sont des musulmans qui noient les prostituées dans le Nil, en application de la loi islamique qui condamne les rapports entre une musulmane et un infidèle.

Il faut les laisser faire. Les maladies vénériennes se répandent. Et l’armée doit être reprise en main, réorganisée, protégée, car les hommes et la discipline se sont relâchés, même au sommet de la hiérarchie.

Kléber se moque. Napoléon regarde longuement ces caricatures qu’on lui a déposées sur sa table, et que Kléber a dessinées. Cet homme maigre qui semble possédé, malade, c’est lui, tel que le voit Kléber.

On murmure contre lui dans cette armée qui est lasse.

Le 29 juin, à la première réunion de l’Institut d’Égypte, le docteur Desgenettes s’est levé, furibond, parlant d’« adulation mercenaire », de « despote oriental », accusant Napoléon de vouloir faire de la peste la cause de l’issue de la campagne de Syrie, c’est-à-dire, en fait, de faire porter au médecin la responsabilité de la défaite.

Ne pas répondre, attendre que Desgenettes retrouve son calme, dise : « Je sais, messieurs, je sais, général, puisque vous êtes ici autre chose que membre de l’Institut et que vous voulez être le chef partout. Je sais que j’ai été porté à dire avec chaleur des choses qui retentiront loin d’ici ; mais je ne rétracte pas un seul mot… Et je me réfugie dans la reconnaissance de l’armée. »

 

Chaque jour qui passe le confirme donc : il doit quitter l’Égypte, mais il a besoin d’une victoire éclatante, sinon son départ, quels que soient les efforts qu’il ait faits pour rétablir la situation dans le pays, aura les allures de la fuite d’un vaincu.

Il cherche cette victoire, vers le sud d’abord, et il installe son quartier général au pied des pyramides, pour s’apprêter à combattre Mourad Bey, toujours insaisissable.

Chaque jour, dans la chaleur cruelle, il marche sous le soleil, se forçant à attendre que les patrouilles aient repéré le campement de Mourad Bey ou ses signaux, puisque la nuit, dit-on, le sultan communique avec sa femme restée au Caire.

Le 15 juillet, un groupe de cavaliers, le visage brûlé par le sable, apporte la nouvelle : une flotte anglo-turque a débarqué des troupes, plusieurs milliers d’hommes à Aboukir.

Inutile d’écouter le reste. Voilà le signe, voilà l’instant.

Napoléon dicte des ordres. C’est la bataille qu’il attendait. Il faut avancer à marche forcée, se rassembler à Ramanyeh, puis atteindre Aboukir, découvrir que les Turcs se sont fortifiés le long du rivage.

Il faut écarter d’un revers de main les avis de prudence, faire taire ceux des officiers qui demandent qu’on attende l’arrivée de la division de Kléber.

Napoléon convoque, dans la nuit du 24 juillet, Murat. Voilà le plan d’attaque. Il faut charger, rejeter les Turcs à la mer. Napoléon n’a aucune incertitude. C’est ainsi qu’il faut agir. Il prend Murat par le bras, l’entraîne hors de la tente. La nuit est claire. L’aube se dessine.

— Cette bataille va décider du sort du monde, dit-il.

Il saisit l’étonnement de Murat qui répond :

— Au moins du sort de l’armée.

— Du sort du monde, répète Napoléon.

Il sait qu’il ne pourra quitter l’Égypte que couronné par une victoire qui effacera tous les épisodes sanglants et incertains, ne laissant dans les mémoires que des souvenirs glorieux.

Murat charge à l’aube du 25 juillet 1799 et bouscule les Turcs. Des milliers de corps rougissent la mer, là même où tant de marins français sont morts il y a un an.

Lorsque Kléber arrive, la bataille est terminée, Murat est fait général de division.

— C’est une des plus belles batailles que j’aie vues, dit Napoléon, et l’un des spectacles les plus horribles.

Kléber le réticent, le sarcastique, Kléber l’hostile s’avance.

Ce corps puissant, Napoléon le domine. Kléber tend les bras.

— Général, vous êtes grand comme le monde, dit-il, et il n’est pas assez grand pour vous.

Napoléon se laisse embrasser.

 

C’est le 2 août. Les derniers Ottomans qui résistaient dans le fort d’Aboukir se sont rendus l’après-midi, loques tremblantes, affamées, blessées que Napoléon a donné l’ordre de nourrir et de soigner. Puis il a envoyé deux officiers à bord du Tigre, le navire du Commodore Sydney Smith – encore lui, toujours lui –, pour négocier un échange de prisonniers.

Il est dix heures du soir. Napoléon s’est allongé. Le sommeil vient. Au loin, le bruit rythmé du flux et du reflux de la mer. Il se réveille en sursaut. L’un de ses aides de camp entre dans la tente et lui annonce que le secrétaire de Sydney Smith est avec lui et désire le voir de la part du Commodore.

Napoléon s’assied sur le bord du lit de camp, regarde l’Anglais s’avancer. C’est un homme grand, respectueux, qui dépose un paquet de journaux que Sir Smith tient à communiquer au général en chef. Il y a là La Gazette de Francfort et Le Courrier de Londres. Napoléon commence à lire, sans se soucier de la présence de l’Anglais. Les exemplaires les plus récents sont datés du 10 juin. Voilà des mois que Napoléon n’a plus de nouvelles.

Les mots, les noms le blessent. Défaites françaises en Italie, devant le maréchal Souvorov : les Russes ! En Allemagne, défaites devant l’archiduc Charles. Celui-là même qu’il avait défait. Toutes les conquêtes balayées. Le Directoire divisé allant de crise en crise.

Et je suis là, impuissant à redresser cette situation, à profiter d’elle, à saisir cet instant où tout est possible, quand cette poire est enfin mûre.

Un autre peut agir.

Il interroge l’Anglais, qui confirme les nouvelles, laisse entendre que Sydney Smith souhaite voir les Français quitter l’Égypte, qu’une négociation peut s’engager à ce sujet.

Napoléon le raccompagne jusqu’à son embarcation, puis, d’un pas rapide, revient à sa tente, reprend les journaux.

Ces hommes du Directoire ont perdu tout ce qu’il avait gagné. Victoires et morts inutiles.

Il jette les journaux sur le sol.

— Les misérables, est-il possible ! Pauvre France ! Qu’ont-ils fait ! s’exclame-t-il. Ah, les jean-foutre !

Il ne peut plus dormir. Il faut quitter l’Égypte, vite.

 

15 août 1799 : c’est le jour de ses trente ans. Une étape de sa vie se termine. Assise en face de lui, Pauline Fourès bavarde, insouciante, en tunique de hussard et bottes, ses cheveux longs et blonds dénoués.

Elle ne sait pas. Il faut que personne, à l’exception des quelques hommes qui vont l’accompagner, ne se doute de son départ.

Il fait mine d’écouter Bellilote. Elle évoque l’avenir. Quand se décidera-t-il à divorcer ? Elle est libre. Il lui a promis ou laissé entendre qu’il l’épouserait. Elle dit cela gaiement, sans hargne. Il hoche la tête. « Ma maîtresse, c’est le pouvoir. Ma seule passion, ma seule maîtresse, c’est la France. Je couche avec elle. » Et il n’a fait de promesse qu’à lui-même : être tout ce qu’il veut être. Tout ce qu’il sent pouvoir être.

Mais, pour cela, il faut qu’il dissimule, qu’il continue à paraître, qu’on ne devine pas qu’il est déjà loin, ailleurs, en France, à Paris, s’imposant à tous les bavards, les impuissants, les incapables, les corrompus du Directoire.

 

Comme à l’habitude, il se rend devant les notables du Divan. Il les salue comme un musulman. Il fait avec eux la prière. Il dit : « N’est-il pas vrai qu’il est écrit dans vos livres qu’un être supérieur arrivera d’Occident, chargé de continuer l’oeuvre du Prophète ? N’est-il pas vrai qu’il est encore écrit que cet homme, ce délégué de Mahomet, c’est moi ? »

Ils n’osent pas protester. La victoire qu’il vient de remporter les a stupéfaits, anéantis. Ils sont soumis.

Napoléon s’enferme dans son palais, commence à rédiger les instructions qu’il laissera à Kléber, qu’il a choisi comme successeur. Il écrit sans relâche, des heures durant, expliquant les moyens qu’il faut utiliser pour gouverner l’Égypte. Mais si la situation devenait critique, du fait de la peste ou du manque de renforts envoyés par la France, « vous serez autorisés à conclure la paix avec la porte ottomane, quand même l’évacuation de l’Égypte devrait être la condition principale ».

Il pose la plume.

L’Égypte ne le concerne plus.

 

Souvent, pendant qu’il dicte un ordre, annonce qu’il va se rendre dans le delta pour une inspection, ce qui donnera le change, il s’interroge. Qui partira avec lui ? Il n’a besoin que d’hommes sûrs, dévoués corps et âme, efficaces. C’est cela qui est indispensable à un chef. Donc, ses aides de camp ; donc, sa garde personnelle. « Trois cents hommes d’élite, pense-t-il, sont une chose immense. » Bourrienne, confident et bon secrétaire, l’accompagnera comme les généraux Berthier, un chef d’état-major irremplaçable, Murat, Marmont, Andréossy, Bessières. Ils sont jeunes, fougueux, fidèles. C’est la fidélité qui compte d’abord. Il pense à Roustam Raza, ce Mamelouk que le sultan El Bekri lui a offert au retour de sa campagne de Syrie et qui, depuis, a manifesté l’attachement et la discrétion d’un esclave. Il faut un chef à un homme de cette sorte, qui n’ignore rien, peut voir et entendre le plus intime et sait le taire. Roustam viendra. Comme Monge et Berthollet, Vivant Denon, qui ont montré du courage et de la fidélité, et qui témoigneront devant l’Institut des découvertes accomplies.

Personne d’autre.

Il voit entrer Pauline Fourès. Elle ne devine pas. Et il ne dit rien. Elle fut un moment de sa vie. Il a été généreux avec elle et il le sera encore s’ils se retrouvent. Mais il s’agit de son destin à lui, plus grand que le destin de tous les autres, et devant lequel il doit être sans faiblesse.

Le 17 août enfin, dans l’après-midi, le courrier de l’amiral Ganteaume arrive. La flotte anglaise a quitté les abords de la côte d’Égypte, sans doute pour aller s’approvisionner en eau à Chypre. Pour quelques jours, la sortie du port d’Alexandrie est possible.

Ne pas attendre. Décider dans l’instant. Avertir ceux qui sont du voyage. Donner les ordres.

S’approcher de Pauline Fourès, l’embrasser, lui donner mille louis et s’éloigner aussitôt, vite. Chevaucher jusqu’à Boulaq et, de là, jusqu’à Alexandrie, et attendre sur la plage que la nuit tombe.

Il a trente ans. Voici qu’à nouveau l’avenir s’ouvre. Tout est possible. Un naufrage. La capture par une croisière anglaise. La condamnation par les Directeurs sous l’accusation de désertion. Ils en sont capables. Ou bien, tout simplement, arriver trop tard, quand quelqu’un – Bernadotte, Moreau, ou Sieyès, ou Barras – aura déjà cueilli la poire mûre, tranché d’un coup de sabre le pédoncule de ce fruit qu’est le pouvoir.

Il regarde la mer dans la nuit qui tombe. Les mâts des deux frégates et ceux des deux avisos se profilent sur l’horizon rouge.

Le général Menou s’approche. Il sera le messager auprès de Kléber, convoqué, mais il faut partir cette nuit même, avant que Kléber n’arrive.

Napoléon prend le bras de Menou, marche rapidement le long de la plage. L’homme bedonnant est essoufflé, ne peut répondre.

— Le Directoire a tout perdu de ce que nous avions conquis, vous le savez, Menou, commence Napoléon. Tout est compromis. La France est ballottée entre la guerre étrangère et la guerre civile. Elle est vaincue, humiliée, près de périr.

Il s’arrête, fait face à la mer.

— Je dois courir la chance de la mer pour aller la sauver, dit-il.

Il se remet à marcher.

— Si j’arrive, reprend-il, malheur au bavardage de tribune, au tripotage des coteries.

Il fera justice de tout.

— Ici – il montre l’intérieur des terres et, au loin, la ville d’Alexandrie –, ma présence est surabondante, Kléber peut me suppléer en tout.

Il tend à Menou ses instructions, puis lui donne l’accolade.

 

La nuit a brutalement enfoui les hommes et les navires. Pas de lune. Il faut, malgré les risques d’être repéré, allumer des feux pour guider les embarcations qui touchent enfin la plage. La mer est lisse, les navires immobiles comme s’ils étaient pris dans une glu noire.

À l’aube du 23 août, une petite embarcation accoste la frégate Muiron. Un homme suppliant monte à bord. C’est un membre de l’Institut, Parseval Grandmaison, qui a compris quel était le but du voyage de ses collègues et supplie qu’on l’accepte.

Napoléon regarde longuement cet homme qui implore. Qui a forcé la porte. Cela mérite récompense. Il l’accepte à bord.

À huit heures, à la première brise, on hisse les voiles et on s’éloigne de la côte égyptienne, qui n’est bientôt plus qu’une ligne brune qu’on perd de vue.

 

Napoléon n’a plus d’impatience. Il s’assied sur un affût de canon. À quelques encablures, la frégate Carrère suit la Muiron. En avant des deux frégates, leur servant d’éclaireurs, les avisos tirent des bordées.

Le vent a été long à se lever. Napoléon se sent le plus calme de tous ceux qui sont à bord. Il a répété : « Soyez tranquilles, nous passerons. »

Les voiles se sont gonflées. L’amiral Ganteaume est venu expliquer sa route. Il longera les côtes barbaresques puis obliquera en remontant le long de la Corse.

— Je gouverne sous votre étoile, a-t-il dit.

Berthollet s’approche peu après. Il évoque l’inquiétude des uns et des autres.

— Qui a peur pour sa vie, dit Napoléon, est sûr de la perdre. Il faut savoir à la fois oser et calculer, et s’en remettre du reste à la Fortune.

Il se lève, marche sur le pont.

Il est pour plusieurs semaines dans la main de la Fortune. Il ne peut rien, maintenant qu’il a choisi.

— L’avenir est méprisable, dit-il en se tournant vers Berthollet qui l’a suivi. Le présent doit être seul considéré.

Le présent, ce sont ces jours de navigation qui se succèdent, ce vent qui faiblit ou s’exacerbe, ces voiles qu’on croit apercevoir et qui disparaissent, ces livres qu’on lit.

Il écoute l’un de ses aides de camp auquel il a demandé, après le déjeuner, de lire à haute voix Les Vies des hommes illustres. Il aime Plutarque, ce narrateur qui sait animer un récit. Il aime ces journées où l’on peut laisser l’esprit aller librement, puisque c’est la seule manière d’agir, le vent, la mer, la Fortune décidant de tout.

Il dit : « Nous ne pouvons rien contre la nature des choses. Les enfants sont volontaires. Un grand homme ne l’est pas. Qu’est-ce qu’une vie humaine ? La courbe d’un projectile. »

Qui charge, qui pointe, qui met le feu à la mèche ? demande Berthollet.

Napoléon marche à grands pas. Les mots viennent. Expriment-ils sa pensée ou joue-t-il avec eux ? Il dit ce qu’il ressent, et cependant, à chaque moment de sa vie, il a choisi. Mais il dit à Berthollet : « Une puissance supérieure me pousse à un but que j’ignore ; tant qu’il ne sera pas atteint, je serai invulnérable, inébranlable : dès que je ne lui serai plus nécessaire, une mouche suffira pour me renverser. »

Mais pourquoi évoquer cela avec Berthollet ou Monge ? Ces savants éprouvent-ils comme lui cette sensation qu’une force les soutient, ont-ils comme lui des pressentiments, des certitudes que rien n’explique ?

Il sait, lui, que les Anglais ne l’intercepteront pas. Il sait que la France est lasse des guerres entre Jacobins et émigrés, qu’elle veut la paix intérieure, qu’elle attend l’homme qui la lui apportera.

Peut-être cet homme est-il déjà en place ?

C’est sa seule inquiétude.

 

Le 30 septembre, il contemple les reliefs de la côte corse dans le soleil couchant, puis ce sont les parfums du maquis, et bientôt apparaissent la citadelle et les maisons d’Ajaccio.

Le 1er octobre, la Muiron jette l’ancre et aussitôt surgissent de toutes parts des embarcations.

Comment ont-ils su ?

Ils crient, ils acclament. Personne ne prête attention à l’obligation de la quarantaine. On veut voir Napoléon, le toucher. On l’embrasse. Il distingue, dans la foule qui maintenant se presse sur le quai, sa nourrice, Camille Ilari, vieille femme qui bientôt le serre contre lui. C’est son enfance, si proche et si lointaine, qu’il embrasse. Il apprend que Louis, qu’il avait envoyé en France en 1798, est passé par Ajaccio puis a gagné le continent avec leur mère.

Napoléon se rend à la maison de campagne de Melilli. Il retrouve dans sa mémoire chaque détail, et cependant il n’éprouve pas d’émotion. Cet univers est enfoui en lui comme un décor dont il est sorti et qui ne le concerne plus, alors qu’on l’entoure de prévenances intéressées. « Quel ennui, murmure-t-il. Il me pleut des parents. »

Il demande les derniers journaux qui sont arrivés de France. Il lit avec avidité les nouvelles, mesure que la situation militaire s’est redressée, que Masséna – « son » Masséna – a remporté des victoires en Italie, que le général Brune résiste dans la République batave, mais que la crise politique couve à Paris, où Sieyès mène le jeu.

Il faut quitter la Corse, arriver à temps.

Enfin, le 7 octobre, le vent se lève, on peut appareiller.

 

Napoléon se tient à la proue jusqu’à ce que la côte française soit en vue.

C’est le moment le plus périlleux de la traversée. L’escadre anglaise croise le long des côtes. Au large de Toulon, on aperçoit des voiles, qui heureusement s’éloignent.

Le 9 octobre au matin, on entre dans le golfe de Saint-Raphaël.

La citadelle de Fréjus ouvre le feu devant l’arrivée de cette division navale inconnue.

De la proue, Napoléon voit la foule qui se précipite sur les quais puis se jette dans les embarcations, rame vers les frégates, crie : « Bonaparte ! »

L’amiral Ganteaume s’approche au moment où la Muiron est envahie.

— Je vous ai conduits où vos destins vous appellent, dit l’amiral.

Des bras soulèvent Napoléon, le portent en triomphe.

— Il est là ! Il est là ! crie-t-on.

Il descend de la frégate. Sur le quai, un cortège se forme.

Qui pense à la quarantaine, au risque de la peste ?

On prépare une voiture.

Puisqu’il est là, c’est bien que la Fortune l’a protégé.

Qui pourrait m’arrêter ?