34.

Il fait froid. Napoléon se retourne. À quelques centaines de mètres, le village brûle. Il entend encore quelques cris, puis, parce qu’il s’éloigne vite au milieu de la cavalcade de l’escorte, ces hurlements s’effacent. Berthier s’approche de lui et, tout en galopant, l’interroge sur ses blessures. Napoléon donne un coup d’éperon et étouffe une plainte. Sa cuisse est douloureuse, sa tête à chaque instant résonne, bat là où il a reçu le coup, sur la tempe. Il se retourne à nouveau. La compagnie des dromadaires forme un bloc qui cache les flammes de ce village où il eût pu mourir, en ce 15 février 1799. Les paysans se sont précipités sur lui armés de bâtons, parce qu’il était isolé en compagnie de Berthier, ayant laissé l’escorte s’éloigner. Et tout à coup il a été entouré, frappé. Puis la cavalerie a surgi, sabrant, tuant, mettant le feu au village.

Cet incident est un signe de plus. Depuis qu’il avance vers le nord, à la tête des treize mille hommes qui composent son armée, il n’est porté par aucun enthousiasme. Il chevauche pourtant dans le pays de la Bible, celui qu’occupèrent les Croisés. Il imagine un soulèvement des populations chrétiennes de Palestine, et le ralliement des Arabes dressés contre leurs maîtres ottomans. Il pourrait, si cela se produisait, rejoindre soit l’Inde, soit Constantinople, bouleverser la carte du monde. Mais, et il s’en étonne lui-même, il demeure sombre.

Le 17 février 1799, il arrive à El Arich. Les troupes du général Reynier viennent de conquérir la forteresse. Napoléon traverse à pas lents le camp où les soldats ont allumé de grands feux, sur lesquels rôtissent des moutons, des quartiers de chevaux. Ils ont dressé de grandes tentes et, en se penchant, Napoléon aperçoit des silhouettes de femmes, des Noires abyssines, des Circassiennes. Sur le sol sont placés des matelas et des nattes.

Est-ce là l’armée qui peut marcher jusqu’à l’Indus ? Les soldats ne le regardent pas. Le général Reynier s’avance, accompagné de ses officiers. La forteresse d’El Arich était bien défendue, explique-t-il, mais il a conduit l’attaque par surprise. Les Ottomans ont été embrochés pendant leur sommeil. Peu de pertes parmi les assaillants, mais il montre du bras les corps des Turcs entassés sur le sol, il n’y a que quelques survivants.

Napoléon s’avance. « C’est une des plus belles opérations de guerre qu’il soit possible de faire », dit-il. Puis il indique le campement. L’indiscipline y règne. Pourquoi ces feux où chaque groupe de soldats se nourrit à sa guise ? Où sont les approvisionnements ? Qui distribue les vivres ?

Et brusquement Reynier s’emporte, proteste contre l’accusation. Ses officiers l’approuvent. Le général Kléber qui survient ajoute que rien n’a été prévu, qu’on ne peut entretenir une armée sur les magasins pris à l’ennemi.

Napoléon les dévisage.

L’armée quittera El Arich le 21 février, dit-il. Elle marchera vers Gaza, Jaffa, Saint-Jean-d’Acre.

Il se dirige vers sa tente, aperçoit réunis autour d’un feu Monge, Berthollet, et Venture, l’interprète, Vivant Denon, un artiste peintre, le médecin Desgenettes, et quelques autres savants, dont il a souhaité qu’ils suivent l’armée en Syrie.

— Palestine, terre de massacre, dit Venture.

Napoléon le sait. Il pense au dieu Moloch auquel les Phéniciens offraient des hommes en sacrifice, aux massacres d’innocents, ordonnés par Hérode, par les Romains, par les Croisés. La mort, ici a engendré l’Histoire.

Il incarne aujourd’hui l’Histoire en marche. Sa tête et sa jambe sont toujours douloureuses. Mais il est vivant. Ses ennemis sont morts. Il n’est pas d’autre loi depuis l’origine des temps.

 

Le 25 février 1799, il entre dans Gaza.

La pluie tombe sans discontinuer. Il avance dans l’eau et la boue. Les chameaux meurent de froid sur la route de Ramaleh. Deux monastères en pierres ocre dominent la petite ville. Napoléon s’y rend. L’un est de rite arménien, l’autre catholique. On se presse autour de lui. On embrasse ses mains. Des femmes à la peau très blanche s’agenouillent devant lui. Il écoute. Il est le premier chrétien depuis des siècles à parvenir jusqu’ici. Il traverse les salles voûtées, suivi par le médecin Desgenettes. Ici, dit-il, il faudra organiser un hôpital militaire. Au moment de quitter le monastère catholique, il voit arriver les premiers blessés, entassés sur des charrettes.

Il pleut encore. Les troupes qu’il rejoint avancent lentement vers Jaffa. Il devine leur fatigue, leur lassitude. Les hommes, soldats et officiers, répugnent à s’éloigner davantage encore de la France, et même de l’Égypte où ils ont pris leurs habitudes. Pour quel but ? Briser l’armée turque ? Pourquoi ne pas attendre qu’elle vienne sur le Nil ? Pourquoi faut-il la débusquer ? Faudra-t-il prendre chaque ville au terme d’un combat ? À quoi cela sert-il d’avoir loué Mahomet, appelé les Arabes à se joindre à l’armée, alors que partout ils se dressent, barbares, déterminés, cruels ?

Le 4 mars, voici Jaffa.

Napoléon regarde cette ville qu’il faut enlever. Elle est située sur une sorte de haut pain de sucre. Les maisons s’étagent sur les pentes, protégées par un mur d’enceinte flanqué de tours. Dans le vent froid, il dresse les plans du siège, puis, les travaux presque achevés, il se rend dans les tranchées.

Les soldats se pressent autour de lui, au pied de cette pente qu’il va falloir gravir. Il dicte à Berthier un message au gouverneur de Jaffa : « Dieu est clément et miséricordieux… C’est pour éviter les malheurs qui tomberaient sur la ville que le général en chef Bonaparte demande au pacha de se rendre avant qu’il y soit forcé par un assaut prêt à être livré. »

Napoléon suit des yeux l’officier chargé de porter le message. L’homme s’approche de l’une des portes du mur d’enceinte, on lui ouvre, on le tire à l’intérieur.

Le silence règne sur les tranchées. Tout à coup, on voit apparaître des silhouettes sur les remparts. Elles brandissent la tête de l’officier. Aussitôt ce sont des cris, les troupes s’élancent sans même en avoir reçu l’ordre.

Après, on oublie que l’ennemi est un homme.

Napoléon entend les cris, il voit le sang. Les soldats reviennent, leurs baïonnettes rougies. Ils rentrent au camp chargés de butin, poussant devant eux des femmes et des jeunes filles à vendre, qu’ils commencent à échanger contre des objets.

Napoléon s’est retiré sous sa tente. Il est comme vide. Le corps est glacé. Il reste deux à trois mille Turcs réfugiés dans la citadelle, lui dit Berthier. Il y aurait des cas de peste dans la ville. Le pillage désorganise l’armée.

Napoléon semble sortir d’un songe. Qu’on envoie deux officiers examiner la situation. Eugène de Beauharnais s’avance. Il veut être l’un d’eux. Napoléon accepte. Il a à nouveau le regard fixe.

Après quelques heures, Beauharnais revient. Il a obtenu la reddition des Turcs. Ils sont en train de se rendre, d’abandonner leurs armes.

Napoléon se dresse. Il mumure, pâle :

— Que veulent-ils que j’en fasse, que diable ont-ils fait là ?

Il convoque un conseil de guerre. Il dévisage ses officiers. Tous baissent les yeux.

— Il faut renvoyer les natifs d’Égypte chez eux, dit Napoléon. Il interroge : Que faire des autres ?

Personne ne répond. Il marche, les mains dans le dos, le corps voûté. Il se souvient de ce livre de Volney qu’il lisait à Valence, puis de ses conversations avec lui en Corse. Un conquérant de la Palestine avait fait élever une pyramide de têtes coupées pour s’emparer par la terreur du pays.

La mort de l’ennemi est une arme.

— Il faut, recommence-t-il.

Les officiers sortent. Il reste figé, glacé.

 

Cela va se passer dans les dunes de sable au sud-ouest de Jaffa. On séparera les prisonniers en petits groupes. Certains essaieront de se sauver en se jetant à la mer. L’eau sera rouge. Et, quand les soldats auront épuisé les cartouches, ils frapperont à la baïonnette.

Il entend les cris des mourants qu’on égorge. Et, après quelques heures, il sent cette odeur de mort qui monte du charnier de près de trois mille corps.

Il est un conquérant de Palestine parmi les autres conquérants.

Il dicte à Bourienne, qui le regarde avec une sorte de frayeur, une proclamation destinée aux habitants de Palestine, à ceux de Naplouse, de Jérusalem et de Saint-Jean-d’Acre : « Il est bon que vous sachiez que tous les efforts humains ont été inutiles contre moi, car tout ce que j’entreprends doit réussir. Ceux qui se déclarent mes amis prospèrent. Ceux qui se déclarent mes ennemis périssent. L’exemple qui vient d’arriver à Jaffa et à Gaza doit vous faire connaître que, si je suis terrible pour mes ennemis, je suis bon pour mes amis et surtout clément et miséricordieux pour le pauvre peuple. »

Puis, d’un mouvement brusque, il chasse Bourrienne.

Il s’assied. Où est-il ? Qui est-il ? Qu’a-t-il fait ? Où va-t-il ? Il ne sait pas combien de temps il reste ainsi. Peut-être la nuit est-elle passée sans qu’il bouge, puisqu’il fait plein soleil.

 

Le médecin Desgenettes est devant lui. Depuis combien de temps parle-t-il de ces malades qui s’entassent à l’hôpital ? Ils ont d’énormes bubons qui surgissent à l’aine et au cou. C’est la peste. Mais Desgenettes a tenté de rassurer les hommes. Il a lui-même trempé la pointe d’un poignard dans le pus d’un malade, puis il s’est piqué l’aisselle et l’aine.

Napoléon se dresse et d’un pas résolu se dirige vers l’hôpital. Quelques officiers de son état-major le suivent, le regardant avec le même effroi que lorsqu’il a ordonné l’exécution des prisonniers.

Ces regards le justifient, l’absolvent. Il est d’une autre trempe. Ses actes ne doivent pas être jugés au mètre du quotidien des hommes. Le rôle qu’il joue, qu’il veut et va jouer dans l’Histoire justifie tout. Il ne craint pas la mort. Il la défie. Et, si elle le prend, c’est qu’il s’est trompé sur le sens de son destin.

Les pestiférés sont couchés dans la pénombre, dans une odeur infecte de cloaque. Les moindres recoins sont remplis de malades.

Napoléon marche lentement. Il interroge Desgenettes sur l’organisation de l’hôpital. Ses officiers se tiennent à quelques pas derrière lui, tentent de l’empêcher de se pencher vers chaque malade, de lui parler, de le toucher.

Le roi, à Reims, touchait les écrouelles.

Le roi était thaumaturge.

Il doit être l’égal de ces souverains. Sa peur, ses émotions n’existent pas. Il est soumis à la seule loi de son destin, il accomplit les actes que cette loi lui dicte. Il oublie ce qu’il ressent pour n’être que ce qu’il doit faire.

Il entre dans une chambre étroite de l’hôpital. Les malades y sont entassés. Un mort est là, jeté en travers d’un grabat. Il a un visage hideux à force de souffrance. Ses vêtements sont en lambeaux et souillés par l’ouverture d’un énorme bubon dont le pus s’est répandu.

Il n’hésite pas. Il saisit ce corps. Des officiers tentent de le retenir. Mais il serre ce soldat mort contre lui et le porte.

Que craint-il ? Seulement de ne pas être à la hauteur de ce qu’il doit être. La mort – la sienne, celle des autres – n’est rien.

 

La peste ne l’a pas atteint. Mais le destin est là, dans la baie de Haïfa : deux navires de ligne anglais, le Tigre et le Thésée, bientôt rejoints par des canonnières et des navires turcs, sont à l’ancre.

Napoléon occcupe Haïfa, à l’extrémité sud de la baie. Sur l’autre péninsule, au nord, dominant un petit port, la citadelle de Saint-Jean-d’Acre surmontée d’une grande tour.

Il contemple longuement la vaste baie, très largement ouverte sur la mer. Il connaît les hommes qui sont en face de lui. On appelle le gouverneur de Saint-Jean-d’Acre Djezzar le Boucher. Napoléon se souvient des livres de voyage de Tott, lus comme ceux de Volney à Valence. Djezzar le Boucher, racontait Tott, avait fait emmurer dans l’enceinte qu’il reconstruisait autour de Beyrouth des centaines de chrétiens de rite grec, laissant leurs têtes à découvert afin de mieux jouir de leurs tourments. Voilà l’homme qui a reçu l’aide de l’Anglais Sydney Smith. Napoléon a croisé pour la première fois Smith au siège de Toulon. Smith a fait sauter la flotte française dans la rade au moment où les troupes de la Convention, et parmi elles Napoléon, s’emparaient de la ville. Depuis, il n’a pas cessé de combattre la France. Napoléon se souvient de cette lettre reçue en 1797, peu après le 13 Vendémiaire, où Sydney Smith, emprisonné à Paris, demandait sa libération en échange de prisonniers français. Napoléon n’avait pas répondu. Peu après, il avait appris l’évasion de Smith, avec la complicité d’agents royalistes, dont un certain Le Picard de Phélippeaux.

Phélippeaux ! Il est à Saint-Jean-d’Acre, commandant l’artillerie de Djezzar le Boucher. Cela aussi est un signe.

— Phélippeaux…, commence Bourrienne.

Napoléon, d’un mouvement de tête, le fait taire. Cette rencontre, ici, sous les murailles de Saint-Jean-d’Acre, est un noeud du destin.

Tous les affrontements qu’il a eus avec Phélippeaux à l’École Militaire lui reviennent en mémoire. Ces coups de pied sous les tables du réfectoire, cette rivalité, cette haine. Voilà qu’ils trouvent leur conclusion ici.

 

On met le siège. On creuse des sapes pour approcher des remparts et des tours énormes construites par les Croisés. On essaie, à coups de mines, d’ouvrir une brèche. L’artillerie de siège, indispensable, qui arrivait par bateaux, a été arraisonnée par les navires de Sydney Smith. Les canons turcs balaient les positions, et Napoléon, qui assiste à leurs tirs croisés, sait que Phélippeaux dirige le feu, applique les enseignements qu’ils ont reçus ensemble.

Les assauts se succèdent, inutiles et meurtriers. Le camp français autour de Saint-Jean-d’Acre ressemble à une grande foire. On y vend du vin, de l’eau-de-vie, des figues, des pains plats, des raisins et même du beurre. Des femmes, aussi.

Il sait cela, mais l’armée peu à peu lui échappe. La discipline est de plus en plus difficile à maintenir. On lui rapporte les propos des officiers, les réticences des généraux, la colère des soldats. Bourrienne dépose sur sa table des proclamations que Sydney Smith fait jeter chaque jour du haut des murailles dans les tranchées. « Ceux d’entre vous, lit Napoléon, de quelque grade qu’ils soient, qui voudraient se soustraire au péril qui les menace doivent sans le moindre délai manifester leurs intentions. On les conduira dans les lieux où ils désirent aller. »

Napoléon, d’un geste méprisant, repousse la proclamation. Pas un soldat ne cédera à cette tentation, dit-il. Il dicte un ordre du jour à Berthier. Des centaines de chrétiens ont été massacrés à Saint-Jean-d’Acre par Djezzar le Boucher, rappelle-t-il. Qu’ont fait Smith et Phélippeaux ? Ils sont complices. Les prisonniers français sont torturés, décapités, embarqués dans des navires touchés par la peste. Il faut couper toutes relations avec les Anglais. Les démarches de Smith sont celles d’un fou, martèle-t-il.

Il faut reprendre les assauts. Caffarelli est tué. Les officiers tombent par dizaines à la tête de leurs hommes. Kléber murmure :

— Bonaparte est un général à dix mille hommes par jour !

Il doit affronter ces reproches.

Napoléon réunit les généraux. Murat fait un pas vers lui :

— Vous êtes le bourreau de vos soldats, dit-il. Il faut que vous soyez bien obstiné et bien aveugle pour ne pas voir que vous ne pourrez jamais réduire la ville de Saint-Jean-d’Acre…

Écouter. Ne pas s’emporter. Ne pas répondre.

— Au début, vos soldats étaient enthousiastes, reprend Murat, à présent il faut les forcer à obéir ! Vu leur état d’esprit, je ne serais pas étonné qu’ils n’obéissent plus du tout.

Napoléon tourne le dos, s’éloigne vers sa tente sans mot dire.

Pourquoi ces hommes ne voient-ils pas l’enjeu ? Dans Saint-Jean-d’Acre, il y a les trésors du pacha et des armes pour trois cent mille hommes.

Bourrienne est entré en compagnie de Berthier. Il les interpelle.

— Si je réussis, dit-il, je soulève et j’arme toute la Syrie qu’a indignée la férocité du Djezzar, dont vous avez vu que la population demandait la chute à Dieu, au moment de chaque assaut. Je marche sur Damas et Alep. Je grossis mon armée, en avançant dans le pays, de tous les mécontents. J’annonce au peuple l’abolition de la servitude et des gouvernements tyranniques des pachas. J’arrive à Constantinople avec des masses armées. Je renverse l’Empire turc. Je fonde dans l’Orient un nouvel et grand Empire qui fixera ma place dans la postérité. Et peut-être retournerai-je à Paris, par Andrinople ou par Vienne, après avoir anéanti la maison d’Autriche.

Il lit sur les visages de Bourrienne et Berthier que le rêve ne se partage pas, qu’il faut les entraîner en emportant chaque jour une victoire, en gardant pour soi le but ultime.

Berthier annonce que les troupes de Kléber sont en difficulté dans la région du mont Thabor, non loin de Nazareth et de Tibériade.

Laissons l’Empire d’Orient. Allons vaincre le sultan de Damas qui tente d’encercler les troupes françaises !

Napoléon mène la charge. Les Turcs s’enfuient. Certains se précipitent dans le lac de Tibériade où les soldats les poursuivent, les tuant à la baïonnette. L’eau bientôt est teintée de sang.

 

La victoire est complète. Napoléon marche dans les ruelles de Nazareth.

Des animaux se désaltèrent dans la vasque de pierre d’une fontaine. Napoléon s’arrête. Peut-être existait-elle déjà au temps où naissaient les religions ?

Les moines du monastère de Nazareth l’accueillent, lui offrent l’hospitalité pour la nuit. Il visite la chapelle. Le prieur parle avec gravité, montrant la colonne de marbre noir que l’ange Gabriel brisa en la touchant du talon.

Des rires s’élèvent parmi les officiers et les soldats. Napoléon, d’un regard, rétablit le silence. Ici est l’un des lieux où l’Histoire a surgi. Les chefs du village s’avancent. On chante un Te Deum pour célébrer les victoires. Les moines, la population chrétienne entourent Napoléon. Il est le continuateur des Croisés. Ils sont heureux. Les chrétiens s’imaginent libérés de leurs tyrans. Il ne les détrompe pas.

Pour combien de temps jouiront-ils de cette liberté ?

 

Quand il rentre au camp de Saint-Jean-d’Acre, la situation a empiré. Les assiégés ont reçu des renforts en artillerie et en hommes.

Napoléon s’isole dans sa tente.

Huit assauts ont eu lieu, en vain. Il lui a suffi de parcourir le camp pour mesurer l’épuisement des soldats, et surtout leur indiscipline. La seule bonne nouvelle est la mort de Phélippeaux.

C’est lui qu’elle a choisi de prendre, et non moi.

Mais il faut trancher. Parmi les papiers que ses aides de camp lui ont remis, il trouve une lettre du Directoire, du 4 novembre. « C’est à vous de choisir, d’accord avec l’élite de braves et d’hommes distingués qui vous entourent », lui écrit-on.

À lui de décider. Il écoute les nouvelles que rapporte de son long voyage un commerçant arrivé d’Italie. Les troupes françaises auraient repris Rome et Naples. L’homme n’en sait pas plus. Mais ces mots suffisent. Napoléon sent l’impatience le gagner. Les dés ont recommencé de rouler en Europe. L’Autriche ne peut que déclarer la guerre à la France, si Naples est tombée.

Et je suis là, dans cette nasse, à combattre des barbares avec des hommes las, mécontents, et qui ont la peste à leurs trousses.

Il faut partir, abandonner le siège et rejoindre la France.

Mais, d’abord, donner un sens à ce qui a eu lieu. Il faut que les sacrifices, la souffrance n’aient pas été exigés en vain. Alors il faut des mots, pour transformer la réalité, donner du rêve à ces hommes pour qu’ils soient fiers de ce qu’ils ont accompli.

« Soldats, vous avez traversé le désert qui sépare l’Afrique de l’Asie avec plus de rapidité qu’une armée arabe…, écrit-il. Vous avez dispersé aux champs du mont Thabor cette nuée d’hommes accourus de toutes les parties de l’Asie dans l’espoir de piller l’Égypte… Nous allons rentrer en Égypte… La prise du château d’Acre ne vaut pas la perte de quelques jours. Les braves que je devrais d’ailleurs y perdre sont aujourd’hui nécessaires pour des opérations plus essentielles… Soldats, nous avons une carrière de fatigue et de dangers à courir… Vous y trouverez une nouvelle occasion de gloire. »

La décision est prise.

— Il faut organiser la retraite dit-il, faire sauter les pièces d’artillerie après qu’elles auront bombardé jusqu’au bout Saint-Jean-d’Acre. Puis se mettre en marche, exiger qu’à chaque traversée de village on défile, les drapeaux pris à l’ennemi passant en tête, avec la musique.

Il ordonne qu’on charge les blessés sur les chevaux. Tous les hommes valides à pied.

— Général, quel cheval vous réservez-vous ? demande l’ordonnance.

— Que tout le monde aille à pied, foutre, moi le premier : ne connaissez-vous pas l’ordre ?

Il marche en tête. Il a mis sa voiture à la disposition de Monge et de Berthollet et du mathématicien Gostaz, tous trois malades. Dans les rues d’Haïfa, sur la place de Tantourah, à Jaffa, des blessés et des pestiférés se traînent. On les porte, on les abandonne. Certains demandent qu’on les achève.

Napoléon, après avoir visité une nouvelle fois l’hôpital de Jaffa, s’approche du docteur Desgenettes.

Il le fixe longuement. Il y a une trentaine de malades intransportables.

— De l’opium, dit-il seulement.

Desgenettes a un mouvement de tout son corps.

— Mon devoir à moi est de conserver, dit-il.

Il n’empoisonnera pas ces malades.

— Je ne cherche pas à vaincre vos répugnances, répond Napoléon. Mais mon devoir à moi, c’est de conserver l’armée.

Il s’éloigne. Il trouvera des hommes pour laisser de l’opium aux pestiférés.

— Si j’avais la peste…, commence-t-il.

Il voudrait qu’on lui accorde cette faveur.

Il reprend la tête de la marche, cependant que les sapeurs font sauter les fortifications de Jaffa.

Il faut avancer, entendre les coups de feu de soldats qui se suicident, à qui des compagnons font la grâce, à leur demande, de les tuer.

Les champs sont en feu. Les bateaux anglais tirent sur la colonne que des Bédouins harcèlent.

Ils arrivent enfin à Salahyeh, le 9 juin, après avoir traversé le désert du Sinaï.

Napoléon sait que la troupe gronde. Qu’est-ce qu’une armée qui doute et se rebelle ? Il doit reprendre les soldats en main. Il est depuis toujours un officier. « Les motionneurs » doivent être punis, écrit-il, si besoin est par la peine de mort, si l’indiscipline se produit lors d’une marche forcée ou sous le feu.

 

Le 17 juin 1799, il entre au Caire par la porte de la Victoire, Bab el Nasr. Il a donné des ordres au commandant de la garnison, le général Dugua, pour que l’accueil soit triomphal. Des palmes ont été jetées sur le sol. Les musiques jouent, la foule des badauds se presse. Les drapeaux pris à l’ennemi ouvrent la marche.

Napoléon, arrivé place Ezbekieh, s’installe au centre, voit défiler devant lui ces hommes au port martial, chacun portant à son drapeau une feuille de palmier.

La forteresse de Saint-Jean-d’Acre, les cris des fusillés de Jaffa, les plaintes des pestiférés, tout cela disparaît dans un passé qui lui semble déjà lointain.

Il est vivant. Il rentre en vainqueur. L’avenir continue.

Il se dirige vers le palais.

Pauline Fourès l’attend sur le perron.