14.

Au loin, en mer, au large de Toulon, le canon tonne.

Napoléon se penche à la portière de la voiture qui roule lentement au milieu des oliviers.

Cette matinée du 20 juin 1793 a l’éclat lumineux d’une journée d’été, mais l’air est plus léger, plus vif.

Napoléon distingue, entre les massifs sombres qui surplombent la rade de Toulon, des silhouettes de navires que parfois couronne la fumée blanche d’un départ de boulet. On tire sur les forts de Toulon.

— Ce sont des Espagnols, dit un voyageur.

Il raconte que, depuis que les Marseillais se sont insurgés contre la Convention, des bateaux espagnols se tiennent au large, prêts à débarquer des troupes pour venir en aide aux rebelles. Toute la vallée du Rhône est en guerre contre Paris. Avignon, Nîmes, mais aussi Marvejols et Mende sont aux mains des fédéralistes et des royalistes. Depuis que, le 2 juin, la Convention a décidé d’arrêter les députés girondins, Vergniaud, Brissot, Roland, ceux qui représentaient la province, partout c’est la révolte. Pas seulement en Provence, mais à Bordeaux, en Normandie, en Vendée bien sûr où les révoltés élisent pour chef de « l’armée catholique et royale » un ancien colporteur, Cathelineau. Les Montagnards, les Jacobins vont avoir bien de la peine à reprendre le contrôle du pays.

Napoléon a fermé les yeux.

Il pense à sa mère et à ses soeurs et frères qu’il a laissés dans une petite maison du village de La Valette, situé aux portes de Toulon. Mais cette ville, lui a-t-on dit, est un nid de royalistes et d’aristocrates, et la flotte anglaise croise à quelques encablures de la côte, n’attendant qu’un signal pour pénétrer dans la rade. Peut-être faudra-t-il fuir à nouveau, plus loin.

Napoléon a voulu, avant de partir pour Nice, où il rejoint les cinq compagnies du 4e régiment d’artillerie qui y tiennent garnison, rassurer sa mère.

Elle a à peine levé la tête de ses fourneaux. Jérôme et Louis coupaient le bois. Élisa et Pauline se rendaient à la fontaine pour faire provision d’eau, laver le linge. Dans la semaine qu’il avait passée près des siens, Napoléon avait obtenu des autorités de Brignoles et de Saint-Maximin des secours, des rations de pain de munition. Les Bonaparte, a-t-il répété, sont des réfugiés patriotes, exilés de leur île pour ne pas vivre sous le joug des traîtres, des complices des Anglais.

Il a expliqué à sa mère qu’elle n’aurait pas longtemps à vivre dans ces conditions misérables. Joseph et Lucien allaient s’adresser à Saliceti, représentant en mission en Provence auprès de l’armée révolutionnaire chargée de combattre les fédéralistes girondins et les aristocrates. Quant à lui, il toucherait à Nice un arriéré de solde, près de trois mille livres. Il devait recevoir son brevet de capitaine commandant, chargé d’une compagnie d’artillerie.

Il a quitté La Valette, inquiet cependant. Si Toulon tombe aux mains des royalistes, si les Anglais pénètrent dans la rade, si les armées de la République ne reprennent pas la Provence et tout le pays en main, quel sort sera réservé à sa famille ? Et lui, quel destin ?

Il faut que la Convention l’emporte, que la République soit victorieuse.

 

Après quelques jours passés à Nice, Napoléon est encore plus déterminé à s’engager totalement aux côtés de la Convention.

Il le dit au général d’artillerie de l’armée d’Italie, Jean du Teil, le propre frère du maréchal de camp que Napoléon a connu à Auxonne et Valence.

— Officier au service de la nation, dit seulement Du Teil.

Napoléon est enthousiaste quand Du Teil lui confie la tâche de commander les batteries de la côte.

Il visite d’un pas nerveux chaque position. Le 3 juillet 1793, il écrit au ministre de la Guerre pour réclamer un modèle de four à réverbère, afin de chauffer les boulets, « en sorte que nous soyons dans le cas d’en faire construire sur notre côte et de brûler les navires des despotes ».

Il signe : Bonaparte.

Il n’a plus le souvenir d’une hésitation, comme si toutes les pensées, tous les projets qui l’avaient tourné vers la Corse n’avaient jamais existé. Ce capitaine-commandant de vingt-quatre ans est français, républicain, montagnard, partisan de la Convention contre ceux qui mettent en péril l’unité de la République. Il admet que les têtes roulent, que la « machine du docteur Guillotin » fasse chaque jour son office. Le roi a été décapité le 21 janvier 1793. La Convention montagnarde gouverne. La « Terreur » s’installe. Bonaparte l’accepte. Il a fait ce choix. Le seul qui lui permet d’imaginer son avenir ouvert, à conquérir.

 

Quelques jours plus tard, il traverse à nouveau la campagne provençale.

Il marche seul, sous le soleil déjà brûlant de juillet. Il aime cette chaleur sèche, ces couleurs, là des genêts, ici des lavandes, et l’ocre des villages perchés. Il se rend en Avignon pour, selon les ordres du général Du Teil, y organiser des convois de poudre et de matériel à destination de l’armée d’Italie.

Mais à plusieurs reprises son cheval se cabre. On tire dans la campagne, et c’est bientôt le roulement du canon, quelques pièces seulement. Avignon est aux mains des fédéralistes marseillais et résiste à l’armée révolutionnaire du général Carteaux.

Napoléon traverse les cantonnements de l’armée, qui compte plus de quatre mille hommes. Il reconnaît un régiment de la Côte-d’Or, les dragons des Allobroges, un bataillon du Mont-Blanc, puis, tout à coup, c’est le visage d’un officier qui lui est familier.

Ce capitaine Dommartin qui commande une compagnie d’artillerie a été reçu en 1785 dans la même promotion que Napoléon au grade de lieutenant en second, avec le rang de 36e, Napoléon n’étant que 42e. Ils se donnent l’accolade.

À écouter Dommartin, Napoléon est pris d’un accès de découragement. Il voudrait combattre comme Dommartin. Et il n’est qu’un convoyeur de barils de poudre ! Belle tâche !

Il maugrée. Il est impatient d’agir.

Quand, après l’entrée des troupes de Carteaux en Avignon, l’armée se met en mouvement, et qu’il regarde passer Dommartin « dans le plus joli équipage de guerre qu’on pût voir », il s’insurge contre lui-même. Il ne peut accepter cette situation. Il ne le doit pas.

 

Il est resté en Avignon pour organiser son convoi. Maudit convoi !

Parfois, il se rend à Beaucaire. Il écoute les conversations des marchands qui, attablés au bord du champ de foire, parlent de la situation dans la région.

Il est à l’affût d’une idée ! Comment sortir de cette passe dans laquelle il se sent enfermé ?

Lorsqu’il apprend que la garnison française de Mayence a dû capituler devant l’ennemi, il prend aussitôt la plume et adresse au citoyen-ministre une demande d’affectation à l’armée du Rhin, en qualité de lieutenant-colonel. Il faut aller là où il y a des risques. Il faut en ce moment, pour bâtir son destin, jouer fort et clair. Le ministre pensera qu’il s’agit là de la « proposition d’un patriote ».

Et il faut être patriote. Clamer sa fidélité à un camp, puisqu’on s’y trouve. Et tout faire pour que ce camp l’emporte. « S’il faut être d’un parti, autant être de celui qui triomphe, mieux vaut être mangeur que mangé. »

Mais la réponse du ministre tarde, et Napoléon se morfond en Avignon, attendant qu’on livre les pièces et les munitions qu’il doit conduire à Nice.

Comment forcer les portes, faire savoir qu’on existe, qu’on est un partisan déterminé du pouvoir et qu’on peut être distingué et promu ?

 

Écrire ? Ce peut être le moyen de sortir de l’ombre.

Napoléon s’installe à sa table. Il écrit dans la nuit chaude de cette fin du mois de juillet avignonnaise.

La plume court plus vite encore qu’à l’habitude, la phrase est brève et nerveuse.

D’abord le titre, trouvé d’emblée : Souper de Beaucaire, ou dialogue entre un militaire de l’armée de Carteaux, un Marseillais, un Nîmois et un fabricant de Montpellier, sur les événements qui sont arrivés dans le ci-devant Comtat à l’arrivée des Marseillais.

Une vingtaine de pages en faveur de la Convention, contre l’insurrection fédéraliste. Il invente cette conversation qui lui permet de mettre dans la bouche du Marseillais partisan de la révolte les arguments que le « militaire » réfutera.

« Ne sentez-vous pas que c’est un combat à mort que celui des patriotes et des despotes ? » dit-il.

Il raisonne, sans passion. La phrase parfois s’enflamme, mais elle reste au service de l’analyse. Point par point, Napoléon démontre que les forces révolutionnaires vont écraser les rebelles. Que les intentions de ces derniers, bonnes ou mauvaises, ne comptent pas.

« Ce n’est plus aux paroles qu’il faut s’en tenir, il faut analyser les actions. » Et il ne suffit pas de brandir le drapeau tricolore. Paoli ne l’a-t-il pas agité en Corse alors qu’il « entraînait ses compatriotes dans ses projets ambitieux et criminels » ? Et Napoléon trace la conclusion d’une plume ferme : « Le centre d’unité est la Convention, c’est le vrai souverain, surtout lorsque le peuple se trouve partagé. »

Il relit puis, sans même avoir dormi, dès le matin, il apporte les feuillets chez l’imprimeur Sabin Tournai, qui édite Le Courrier d’Avignon. Il les pose sur la table de l’imprimeur. Sabin Tournai les prend, les parcourt. C’est un patriote. Il imprimera le texte dans les mêmes caractères et sur le même papier que ceux du journal.

— Qui paiera ? demande-t-il.

Napoléon sort des pièces :

— Moi.

Tournai indiquera donc sur la copie : « Aux frais de l’auteur. »

Napoléon approuve. Il faut savoir miser. Il veut les épreuves dès la fin de l’après-midi de ce 29 juillet 1793. Il les expédiera lui-même aux représentants en mission auprès de l’armée de Carteaux, Saliceti et Gasparin.

 

Quelques jours plus tard, on frappe à la porte de l’hôtel où loge Napoléon.

Il ouvre. Un soldat lui tend un paquet contenant une dizaine de brochures intitulées simplement Le Souper de Beaucaire, éditées par l’imprimeur de l’armée Marc Aurel.

Le soldat précise que les troupes distribuent cette brochure au cours de leur marche.

 

Napoléon sait qu’il a remporté une victoire. Il n’est plus ce simple capitaine d’artillerie chargé de convoyer des barils de poudre et du matériel jusqu’à Nice.

Il a joué sur le terrain politique, puisque la politique, il l’a découvert en Corse, est le grand ressort qui décide en ce moment du destin des hommes.

Et qui veut avancer doit prendre parti.

Il a choisi contre les factions, pour « le centre d’unité qu’est la Convention ».

Ce n’est pas une question d’idées, mais le fruit d’une conviction, forgée aussi bien au spectacle tragique du 10 août 1792 à Paris que de l’expérience acquise à Ajaccio. Le pouvoir doit être un. La Convention est ce pouvoir. C’est elle qui conduit la guerre.

Je suis avec ce pouvoir.

 

Au début du mois de septembre 1793, Napoléon a enfin rassemblé les munitions et le matériel. Il multiplie les démarches auprès des administrateurs du Vaucluse pour obtenir les cinq voitures nécessaires au transport. L’armée d’Italie, dit-il, a besoin de poudre pour combattre « le tyran de Turin ».

On le fait encore attendre. L’armée de Carteaux, qui a libéré Marseille le 25 août, vit des réquisitions, car Toulon, où se sont réfugiés les royalistes et les fédéralistes marseillais, a livré sa rade aux navires anglais et espagnols.

Napoléon s’impatiente. Son frère Joseph a été nommé par Saliceti commissaire aux Guerres auprès de l’armée de Carteaux. Lucien a obtenu un poste de garde-magasin des armées à Saint-Maximin. Ils peuvent l’aider à trouver les véhicules qui lui font défaut.

Le 16 septembre, il se rend au quartier général de l’armée Carteaux, installé au Beausset.

 

Les officiers ont occupé plusieurs des maisons du bourg. Napoléon va de l’une à l’autre. On l’appelle. C’est Saliceti, accompagné de Gasparin, comme lui représentant en mission.

Le Souper de Beaucaire…, commence Saliceti.

Puis il s’interrompt, prend Gasparin à part. Ils échangent quelques phrases. Saliceti se tourne vers Napoléon.

— Le capitaine Dommartin, qui commandait l’une des compagnies d’artillerie, a été blessé à l’épaule et évacué à Marseille. Nous avons besoin d’un officier instruit.

Gasparin intervient. Il faut à tout prix chasser les Anglais de Toulon, explique-t-il.

— Autrefois, dit Napoléon, quand j’attendais le bateau de la Corse, j’ai étudié les fortifications de la ville. Je n’ai rien oublié.

Sur un coin de table, Saliceti rédige l’ordre de mission qui rattache le capitaine d’artillerie Napoléon Bonaparte à l’armée Carteaux, au siège de Toulon.

Puis il inscrit la date, 16 septembre 1793.

Enfin je vais montrer, pour la première fois sur ce sol de France, qui je suis.