9.

Napoléon, ce 25 septembre 1789, est le premier des passagers à quitter le navire, à bondir sur le quai du port d’Ajaccio.

La chaleur est encore estivale. La ville, en ce début d’après-midi, somnole, troublée seulement par les voix des marins et des portefaix.

Tout est si calme, si paisible en apparence, si différent de ce que Napoléon a imaginé, qu’il hésite un moment.

Sa tête bouillonne de projets pour la Corse. Sa mémoire est pleine de rumeurs d’émeutes et d’images de violence.

Il se souvient de tout ce qu’il a vécu, à Seurre, à Auxonne, des propos qu’on lui a tenus à Valence et sur le bateau qui descendait le Rhône.

À l’un des relais, sur le fleuve, des patriotes ont voulu arrêter une jeune femme, Mme de Saint-Estève, avec qui Napoléon s’était lié le temps du voyage. On s’est étonné de la présence d’un officier à son côté. On a trouvé que la jeune femme ressemblait à la comtesse d’Artois, dont on savait qu’elle avait quitté Paris afin d’émigrer. Napoléon, heureusement, a réussi à convaincre les patriotes de leur erreur.

À Marseille, les rues étaient envahies de patriotes arborant la cocarde tricolore. Des orateurs, debout sur des bornes ou des charrettes, appelaient à la vigilance, mettant en garde contre les brigands.

Bonaparte, avant d’embarquer, a rencontré l’abbé Raynal, qui l’a encouragé à écrire l’Histoire de la Corse.

Tout au long de la traversée, Napoléon a arpenté le pont, impatient d’atteindre son but, rêvant au rôle qu’il va jouer, peut-être, auprès de Pascal Paoli si celui-ci rentre d’Angleterre ou bien au lieu et place du Babbo, s’il ne peut rejoindre l’île.

Et puis voici la torpeur ajaccienne, la cité assoupie, qui semble hors de l’Histoire.

Un instant, Napoléon est saisi par le doute. Et s’il avait quitté le grand théâtre pour une arrière-cour, où rien ne se joue ?

Il voit Joseph s’avancer à sa rencontre.

 

Que se passe-t-il en France ? demande Joseph. Qu’en est-il de cette révolution ? Joseph a bien reçu les lettres de son frère, mais les journaux n’arrivent pas ou seulement plus d’un mois après leur parution. Les députés corses élus aux États généraux, ceux du Tiers État, Saliceti, l’avocat au Conseil supérieur – « Je suis avocat, précise Joseph avec fierté, membre, moi aussi, du Conseil supérieur » – et le comte Colonna de Cesari Rocca, le neveu de Paoli, ainsi que ceux de la noblesse et du clergé, le comte de Buttafoco et l’abbé Peretti, ne donnent guère de nouvelles des débats de l’Assemblée constituante.

Rien n’a changé ici, ajoute Joseph. Le gouverneur, le vicomte de Barrin, ne publie aucun des décrets votés par l’Assemblée. C’est comme s’il n’y avait pas eu d’États généraux, de prise de la Bastille. L’île est toujours sous l’autorité militaire.

Joseph, tout à coup, montre des soldats qui portent à leur chapeau la cocarde blanche.

Napoléon s’indigne. Ignore-t-on, en Corse, qu’une révolution a eu lieu ? Qu’on a aboli les privilèges ? Est-il possible que le grand vent qui a balayé le royaume de France, imposé à tous la cocarde tricolore, n’ait pas atteint la Corse ?

 

Il est si révolté que, sur le chemin de la maison familiale, il change de sujet et questionne son frère sur la situation de la famille.

Letizia Bonaparte attend Napoléon, dit Joseph. Ses enfants sont autour d’elle. Ils ont hâte, eux aussi, de revoir leur frère. Élisa, qui termine son éducation à la Maison de Saint-Cyr, est la seule absente.

Joseph hésite, comme s’il craignait d’irriter Napoléon. Leur avenir est incertain, dit-il, comme celui de tous les Corses.

« Je n’ai plaidé qu’une seule cause », explique Joseph.

Il pérore un peu, devant Napoléon. Il a obtenu l’acquittement du meurtrier qu’il défendait, et dont on a reconnu qu’il agissait en état de légitime défense.

Lucien ? demande Napoléon.

Il est rentré d’Aix, après avoir quitté le petit séminaire. Il n’a pas obtenu de bourse. C’est aussi le cas de Louis, qui sollicite en vain une aide financière pour suivre l’enseignement d’une école militaire, à l’exemple de Napoléon. Jérôme est un enfant de cinq ans, Caroline va avoir huit ans, Pauline dix.

Bonaparte se tait longuement, puis, au moment où il entre dans la rue Saint-Charles, où il aperçoit la maison familiale, il dit d’un ton sévère qu’il va mettre tout ce monde au travail.

Il faut de l’ordre, de la discipline, un strict emploi du temps. Cette maison, ajoute-t-il, doit être pour ces enfants un collège. Il n’est pas question qu’on y fainéante. Les Bonaparte doivent être un exemple pour la Corse.

 

À peine Napoléon a-t-il eu le temps d’embrasser les siens, d’écouter Letizia Bonaparte se plaindre des difficultés de la vie, à peine a-t-il pu sermonner Lucien, l’inciter à plus de rigueur et moins de palabres, que des proches pénètrent dans la maison.

Toujours la même question revient : Que se passe-t-il en France ?

Napoléon répond avec fougue. Le nombre des présents le rassure sur l’état de l’opinion, on veut le changement. Chaque jour, lui explique-t-on, on attend l’arrivée des bateaux. Tout le monde veut savoir. Le peuple guette un signe de France pour agir.

À Ajaccio, le 15 août, les habitants ont manifesté contre l’évêque Doria, et l’ont contraint à verser quatre mille livres. On a réclamé la suppression des droits de l’amirauté. Le commandant de la garnison, La Férandière, et ses officiers, n’ont rien pu empêcher. Ce n’est que lorsqu’ils ont menacé les manifestants du canon que ceux-ci se sont dispersés. Un comité de trente-six citoyens a été constitué.

À Bastia, à Corte, à Sartène et dans les campagnes, partout des mouvements ont eu lieu. Des exilés commencent à rentrer dans le nord de l’île. Ils ont constitué des bandes d’une trentaine d’hommes. Le gouverneur Barrin a renoncé à les poursuivre. Mais il tient les villes. Le peuple craint la répression, mais si on fait appel à lui, il se lèvera.

Napoléon a écouté, puis il s’est lancé dans une harangue vibrante. Il condamne les « lâches et les efféminés qui languissent dans un doux esclavage ». Il est de ceux qui veulent agir. On l’écoute. On parle sans fin.

Ce n’est qu’au milieu de la nuit que Napoléon se retrouve seul avec son frère. Il entraîne Joseph dans le jardin, malgré la fraîcheur de la nuit. À eux deux, dit-il, ils peuvent changer la Corse, préparer le retour de Pascal Paoli, ou bien… Napoléon se tait quelques instants, puis ajoute : continuer son action, prendre sa suite.

Il s’éloigne seul, marche à grands pas.

 

Dans les jours qui suivent, Napoléon parcourt les rues d’Ajaccio et les chemins de la campagne voisine.

Il rassemble, il parle, frémissant. Ce qu’il a écrit dans les Lettres sur la Corse, ce qu’il porte en lui depuis des années, il le dit.

Joseph agit de son côté, et, le soir, les deux frères confrontent les résultats de leur action.

La nuit, dans sa chambre de la maison de la rue Saint-Charles, ou bien dans son cabinet de travail de la maison de campagne de Milelli, Napoléon écrit. Il recommence l’introduction des Lettres sur la Corse, exalte avec encore plus de force la personnalité de Pascal Paoli.

Le matin, il confie ce qu’il a écrit à son frère Lucien, afin qu’il le recopie.

La maison Bonaparte, commence-t-on à dire à Ajaccio, ressemble à un couvent ou un collège.

 

Napoléon n’a pas vingt et un ans, mais chaque jour qui passe lui donne plus de confiance en lui-même.

Souvent, il s’isole. Il marche dans la campagne. Il aime cette végétation touffue, puis, plus loin, le paysage nu de ces salines. Et parfois, quand il rentre, il tremble. La fièvre l’a à nouveau saisi. Certaines zones où il aime à se promener sont insalubres. Mais il n’interrompt ni ces réunions, ni ces randonnées, ni ce travail d’écriture qu’il poursuit presque chaque nuit.

Il découvre pour la première fois de sa vie l’action sur les hommes. Il est, de réunion en réunion, plus habile, plus convaincant. Certains Ajacciens veulent tenter un coup de force. Napoléon les calme. Le gouverneur dispose des troupes et des canons, dit-il. Il faut agir avec prudence, s’appuyer sur ce qui se passe à Paris, pour contraindre les autorités de Corse à céder.

 

Le 31 octobre 1789, il réunit dans l’église Saint-François ceux qui se veulent patriotes. On s’étonne de cette convocation. C’est le premier acte de ce jeune homme dont on a commencé à prononcer le nom avec respect. Napoléon va et vient dans les travées. Il tient un livre à la main. C’est une adresse qu’il commence à lire. « Lorsque des magistrats usurpent une autorité contraire à la loi, dit-il, lorsque des députés sans mission prennent le nom du peuple pour parler contre son voeu, il est permis à des particuliers de s’unir. »

Il demande qu’on délivre la Corse « d’une administration qui nous mange, nous avilit et nous discrédite ».

Il en appelle aux députés du Tiers État, Saliceti et le comte Colonna de Cesari Rocca. Ceux de la noblesse et du clergé, Buttafoco et Peretti, ne sont même pas mentionnés.

« Nous sommes des patriotes », conclut Napoléon.

Il a fait installer une table dans l’église.

Il y dépose le texte, prend la plume, se tourne vers les hommes rassemblés, déclare qu’il faut signer cette adresse et qu’il la paraphera le premier.

Il se penche et, d’un mouvement rapide de la main, il trace : Buonaparte, officier d’artillerie, puis il se redresse.

 

Cette nuit-là, il ne dort pas. Il vient d’accomplir son premier acte politique.

Il se lève. Il descend dans le jardin de la maison de Milelli où il s’est installé cette nuit-là. Cette signature est à la fois l’aboutissement de toutes ses pensées, et un point de départ, le début d’une route dont il ne voit ni le tracé, ni le terme, mais qu’il doit suivre.

Agir, agir, telle est la loi à laquelle il doit se soumettre.

 

Le lendemain, il chevauche vers Bastia. C’est la capitale. Là siège le gouverneur Barrin. C’est ici que tout se joue.

Napoléon s’installe. Il réunit des patriotes, parle avec autorité. Il attend, dit-il, la livraison de deux caisses en provenance de Livourne.

Lorsqu’elles arrivent, c’est lui qui les ouvre. Il plonge ses mains au milieu de cet amoncellement de cocardes tricolores qu’il fait distribuer aux Bastiais et aux soldats de la garnison.

Dès le 3 novembre, la ville s’est couverte de bleu-blanc-rouge. Mais les officiers tiennent leurs hommes, emprisonnent ceux qui s’obstinent à arborer les nouvelles couleurs.

Il faut aller plus loin. Agir à nouveau, franchir une marche, car agir, c’est monter.

Que les Bastiais sortent leurs armes, les préparent ostensiblement, qu’ils affûtent leurs couteaux, montrent leurs fusils, dit Napoléon. Qu’ils se rendent pacifiquement, le 5 novembre 1789, à l’église Saint-Jean où se fera leur enregistrement officiel dans la milice ainsi créée.

La tension est vive. Napoléon parcourt la ville.

Des compagnies de grenadiers et de chasseurs du régiment du Maine avancent vers l’église. Les canons de la citadelle sont braqués sur la ville. Des officiers insultent les Bastiais : « Ces gueux d’Italiens veulent nous narguer ? Ils auront affaire à nous ! »

Le seul Corse qui soit officier d’artillerie comme Bonaparte, Massoni, rejoint ostensiblement la citadelle.

Dans les rues proches de l’église Saint-Jean, c’est tout à coup l’affrontement entre les soldats et les Bastiais. On tire. Deux soldats sont tués, des Corses blessés à coups de baïonnette.

Peu après, Barrin fait une concession. Il distribue des armes aux nouveaux miliciens. Quant au colonel qui commandait les troupes, il ne lui reste qu’à quitter Bastia. Lorsque son navire s’éloigne, les Corses l’accompagnent de leurs cris, du hululement de leurs cornets.

« Nos frères de Bastia ont brisé leurs chaînes en mille morceaux », dit Napoléon.

 

Il rentre à Ajaccio. Il connaît ces chemins qu’il a parcourus tant de fois déjà. Mais jamais comme en ce début du mois de novembre 1789, il n’a eu le sentiment d’avoir fait naître des événements, créé l’histoire. C’est une griserie qu’il n’a jamais encore éprouvée.

Lorsque quelques semaines plus tard il apprend que, à la nouvelle des événements de Bastia, le député Saliceti demande que la Corse ne soit plus soumise au régime militaire comme une région conquise, mais intégrée au royaume et régie par la même Constitution que les autres parties de l’empire, il exulte.

L’Assemblée nationale, le 30 novembre 1789, a non seulement accepté cette demande mais, sur la proposition de Mirabeau, a déclaré que tous les exilés qui avaient combattu pour la liberté de l’île pourraient rentrer en Corse et exercer le droit de citoyens français.

La nouvelle est connue à la fin décembre.

Aussitôt, Napoléon fait confectionner une banderole qu’il fait accrocher sur la façade de sa maison de la rue Saint-Charles. Elle porte ces mots : « Vive la Nation, Vive Paoli, Vive Mirabeau. »

Dans toute la ville on danse, on chante. On allume un feu de joie sur la place de l’Olmo. On crie : « Evviva la Francia ! Evviva il rè ! »

Napoléon se mêle à la foule.

Dans les églises, des Te Deum sont chantés.

À écouter ces voix, ces acclamations, Napoléon éprouve la joie née de l’orgueil d’être à l’origine de ces choses. Ces hommes et ces femmes qui dansent, ce peuple en liesse lui doivent leur bonheur.

Il est bien l’un de ces hommes à part, ceux que Plutarque appelle des héros qui font l’Histoire.

Il a à peine vingt ans et cinq mois.

Il écrit. Il se sent, peut-être pour la première fois depuis l’enfance, uni en lui-même, comme si les deux parties séparées de son être s’étaient enfin rejointes.

Le patriote corse accepte l’officier français.

La France nouvelle, cette nation puissante, éclairée, qui lui avait semblé frivole, corrompue par les femmes galantes, les moeurs dépravées et l’oisiveté, vient de renaître. Elle rayonne. Elle reconnaît la Corse comme partie d’elle-même.

Napoléon s’enthousiasme : « La France nous a ouvert son sein, dit-il. Désormais, nous avons les mêmes intérêts, les mêmes sollicitudes : il n’est plus de mer qui nous sépare ! »

Il renonce donc à publier les Lettres sur la Corse. À quoi bon, maintenant ?

« Parmi les bizarreries de la Révolution française, dit-il, celle-ci n’est pas la moindre : ceux qui nous donnaient la mort comme à des rebelles sont aujourd’hui nos protecteurs, ils sont animés par nos sentiments. »

 

Lorsque, durant ces premiers mois de l’année 1790, Napoléon sort dans les rues d’Ajaccio, seul ou en compagnie de Joseph, il éprouve ce plaisir d’être salué, entouré de cette curiosité affectueuse et reconnaissante qui accompagne ceux en lesquels le peuple reconnaît ses chefs ou ses représentants.

On veut échanger quelques mots avec lui. On félicite Joseph d’avoir été nommé officier municipal.

Un clan Bonaparte se constitue peu à peu, et Napoléon tient à montrer à ses partisans qu’il est à la fois un inspirateur et un patriote modeste.

Il se fait inscrire sur les rôles de la garde nationale comme simple soldat, et il prend son tour de faction devant la porte de Marius-Joseph Peraldi, qui a été nommé colonel de cette garde.

Qui s’y trompe ?

Napoléon, par des indiscrétions, apprend que La Férandière, le commandant de la garnison d’Ajaccio, a écrit au ministre pour le dénoncer. « Ce jeune officier a été élevé à l’École Militaire, écrit La Férandière, sa soeur, à Saint-Cyr, et sa mère a été comblée de bienfaits du gouvernement. Il serait bien mieux à son corps, car il fermente sans cesse. »

Aussitôt Napoléon prend les devants, et écrit, dès le 16 avril 1790, à son colonel, afin de solliciter un nouveau congé.

« Ma santé délabrée, dit-il, ne me permet point de joindre le régiment avant la seconde saison des eaux minérales d’Orezza, c’est-à-dire le 15 octobre. »

Il joint à sa lettre un certificat médical attestant de la véracité de ses dires. Et il est vrai que de temps à autre, peut-être à la suite de ses promenades dans les salines, il se sent fiévreux.

Le 29 mai, un congé de quatre mois lui sera accordé à compter du 15 juin 1790.

 

Il est libéré. Il a de plus en plus le sentiment que sa volonté et son désir peuvent forcer toutes les portes. Qu’il lui suffit de vouloir pour pouvoir. Dès lors qu’il a choisi un but à atteindre, il importe seulement de rassembler méthodiquement les moyens de se mettre en mouvement, et si la volonté demeure, pas un obstacle ne résistera.

Il veut rester en Corse afin de continuer d’y « fermenter » l’île, de pousser Joseph à faire partie de la délégation qui devait aller à la rencontre de Pascal Paoli en route vers la Corse.

Il faut qu’il soit présent en Corse pour ce retour du Babbo. Il ne peut abandonner l’île au moment où le peuple en mouvement va rencontrer son héros, celui auquel Napoléon a adressé ses offres de service.

Le 24 juin 1790, Joseph s’est embarqué pour Marseille. Pascal Paoli a quitté Paris après avoir été acclamé à l’Assemblée nationale et accueilli par Robespierre au club des Jacobins, et la délégation dont Joseph fait partie doit le rencontrer à Lyon.

Napoléon, le lendemain 25 juin, est à sa table de travail.

Tout à coup, il entend la rumeur d’une foule en marche et des cris.

Depuis quelques jours, un conflit oppose la municipalité d’Ajaccio et les citoyens de la ville aux autorités de la garnison. La municipalité réclame des armes, l’accès à la forteresse. La Férandière et le major Lajaille refusent.

Napoléon saisit son fusil et, sans avoir pris le temps de passer sa veste, d’enfiler ses bottes et de coiffer son chapeau, il descend dans la rue.

Les manifestants le reconnaissent, l’acclament comme leur chef. Il hésite, puis, parce qu’il a déjà eu en face de lui des émeutiers, il sait jusqu’à quelles extrémités peut aller une foule, il prend leur commandement, jouant avec leur volonté, acceptant l’arrestation de Français mais les protégeant de violences plus graves.

C’est ainsi que le major Lajaille est arrêté, retenu par la municipalité. Mais à cet instant Napoléon se tient en retrait comme il l’avait fait à Bastia le 5 novembre 1789. Il ne se décide à intervenir à nouveau dans le premier rôle qu’au moment où la municipalité, après avoir relâché le major Lajaille, veut rédiger un mémoire pour justifier cette « journée du 25 juin ». Il accuse La Férandière d’avoir fomenté « d’infâmes complots contre la loi » et tenté une « coupable rébellion ». Il dénonce ceux des Corses qui se sont mis au service de la France de l’Ancien Régime, « qui vivent au milieu de nous, qui ont prospéré dans l’avilissement universel et qui aujourd’hui détestent une constitution qui nous rend à nous la liberté ! »

Comment, écrivant cela, ne penserait-il pas à son père, Charles Bonaparte, qui fut de ces Corses-là ?

 

Un dimanche de juillet 1790, alors que Napoléon se promène avec son frère Joseph place de l’Olmo, un groupe de Corses ayant à leur tête un abbé Recco, neveu de leur ancien professeur de mathématiques à Ajaccio, se précipite. Ils accusent Napoléon d’avoir fomenté l’émeute du 25 juin, d’avoir persécuté des Français et les Corses dignes de ce nom. Lui, un Bonaparte, dont le père, jadis partisan de Paoli puis courtisan de M. de Marbeuf, lui, un Bonaparte d’origine toscane.

Des amis de Napoléon s’interposent, menacent de mort quiconque oserait le toucher. Napoléon a conservé son sang-froid. « Nous ne serions pas français ? s’écrie-t-il. Orrenda bestemmia, horrible blasphème ! J’attaquerai en justice les scélérats qui le profèrent ! »

On échange encore quelques injures, puis chaque groupe se retire.

Napoléon rentre avec Joseph à la maison de la rue Saint-Charles. Il est silencieux et pensif.

Il vient de mesurer les haines qui divisent les Corses. Ceux qui furent partisans de Paoli et lui restèrent fidèles, et ceux qui acceptèrent, comme Charles Bonaparte, de collaborer avec les autorités françaises. Ceux qui ont choisi de rallier la cause de la France révolutionnaire, et donc de se sentir citoyens de cette nation, et ceux qui ne renoncent pas à la cocarde blanche ; ceux, enfin, qui rêvent d’indépendance.

 

Au mois de septembre 1790, Napoléon marche à la rencontre de Pascal Paoli, qui a débarqué à Bastia. Depuis, le Babbo règne en maître sur l’île, faisant arrêter ses ennemis, les Français, allant de village en village entouré d’une foule d’admirateurs et de courtisans. Paoli est accueilli partout comme le Sauveur, le Dictateur.

Napoléon se mêle avec son frère aux jeunes gens qui forment autour de Pascal Paoli une cohorte qui cavalcade et se dispute le privilège de faire partie de son escorte d’honneur.

Napoléon observe ce cortège dont il fait partie. À l’entrée des villages, on a dressé des arcs de triomphe. Les habitants lancent des vivats, tirent avec leurs mousquets.

Napoléon chevauche à côté de Paoli. Il regarde cet homme vieilli qui a vécu vingt ans en Angleterre, recevant 2 000 livres sterling de pension du gouvernement anglais. Il mesure que, dans l’entourage de Paoli, il n’est qu’un parmi d’autres. Peut-être même est-il suspect à cause de l’uniforme d’officier français qu’il porte, à cause de l’attitude qu’a eue son père. Et puis, il y a la vieille opposition entre gens de Bastia et gens d’Ajaccio, ceux di quà et ceux di là, d’en deçà et d’au-delà des monts. Paoli se méfie d’Ajaccio. Les Bonaparte sont ajacciens.

La troupe arrive à Ponte Novo.

Là, en 1769, Paoli a été battu par les Français. Il caracole, descend de cheval, explique avec complaisance à Napoléon les positions des deux camps, celles qu’il avait fait occuper et défendre par ses partisans. On écoute avec respect son récit du combat. Napoléon conclut d’une voix sèche, en officier qui connaît le métier des armes : « Le résultat de ces dispositions a été ce qu’il devait être. »

Le silence s’abat sur le groupe. Pascal Paoli regarde Napoléon, qui ne semble pas s’être rendu compte de son insolence, qui félicite son aîné pour son courage de héros, sa fidélité à la Corse. L’incident paraît clos. Joseph Bonaparte est élu au Congrès que Paoli réunit à Orezza, puis il sera encore choisi pour être président du directoire du district d’Ajaccio.

Napoléon est satisfait.

On est à la fin de l’année 1790. Son congé expire. Il veut, il doit rentrer en France, pour toucher sa solde, parce qu’il se sent désormais lié à ce royaume dont il est le citoyen et l’officier. Il veut aussi conduire son frère Louis sur le continent afin de lui faire suivre les cours d’une école militaire et, si besoin est, de l’instruire lui-même, de surveiller ses études.

 

Presque chaque jour durant l’hiver 1790, Napoléon se rend sur le port. Mais les vents sont contraires. Aucun navire n’appareille pour la France.

Napoléon écrit, fait travailler ses frères et soeurs.

À la fin de décembre, il peut enfin embarquer avec Louis, mais le navire est rejeté sur la côte de Corse à deux reprises.

Il faut attendre.

Le 6 janvier 1791, à Ajaccio, il inaugure le club patriotique de la ville, Il Globo Patriottico. Il assiste à chaque séance, intervenant avec fougue.

L’homme qui a vingt et un ans et demi sait désormais agir avec habileté sur les hommes. Il avait appris le métier des armes en France. En Corse, inspirateur des événements, mêlé aux luttes qui opposent les factions et les clans, reconnu comme l’un des chefs du mouvement, il a appris la politique. Il a joué des uns et des autres, poussé son frère Joseph à occuper le devant de la scène en accédant à des postes officiels. Il est encore trop jeune pour être le premier.

Lorsque le 23 janvier 1791, dans son cabinet de la maison de campagne de Milelli, il écrit, au nom du club patriotique d’Ajaccio, une lettre à Buttafoco, le député de la noblesse, et que le club en décide l’impression, il l’envoie à Paoli.

Le texte est long, emphatique. Napoléon, en attaquant le député de la noblesse, en critiquant la carrière de Buttafoco, l’homme qui incita Choiseul à conquérir la Corse, retrace toutes les étapes de l’histoire de l’île. Il dénonce ce Buttafoco « tout dégoûtant du sang de ses frères ». Il s’adresse aux députés de la Constituante : « Ô Lameth, Ô Robespierre, Ô Pétion, Ô Volney, Ô Mirabeau, Ô Barnave, Ô Bailly, Ô La Fayette, voilà l’homme qui a osé s’asseoir à côté de vous ! »

Mais Paoli, d’un ton sec, répond à Napoléon qu’il faut « dire moins et montrer moins de partialité ».

Napoléon serre les dents. Il y a longtemps qu’on ne lui fait plus la leçon. D’ailleurs, a-t-il jamais accepté qu’on le morigène ?

Mais il doit poursuivre sa lecture.

« Ne vous donnez pas la peine de démentir les impostures de Buttafoco, continue Paoli… Laissez-le au mépris et à l’indifférence du public. »

C’est comme si Napoléon recevait un soufflet.

Mais il a choisi d’être l’homme de Pascal Paoli. Alors, il subit en silence le camouflet.

Heureusement, dans les derniers jours du mois de janvier 1791, les vents tournent.

Napoléon, accompagné jusqu’à la passerelle par sa mère, ses frères et ses soeurs, ainsi que par ses amis du Globo Patriottico, peut embarquer avec son frère Louis pour la France.

Sur le pont, à la poupe, tenant par l’épaule son jeune frère, il doute.

Son destin est dans l’île. Il le veut ainsi, il le croit. Et cependant, lorsque le navire prend le large et que les sommets de la Corse s’effacent sur la ligne d’horizon, Napoléon, pour la première fois, ne ressent aucun arrachement.

Quelque chose, en lui, a changé.