21.

Dans la voiture de poste, Napoléon se tait. Aux relais, d’un signe, il réclame à Junot du papier et de l’encre, une plume et s’éloigne de la salle où l’on servira le dîner.

Il s’installe à une petite table. Il écrit.

Cette séparation d’avec Joséphine est un arrachement. Il a besoin d’elle. Il voudrait son corps près du sien. Il se révolte devant ce qu’il ressent comme une mutilation.

Il veut tout posséder.

Elle et le commandement en chef de l’armée d’Italie.

Pourquoi faut-il qu’aller vers l’un se paie de l’éloignement de l’autre ? Stupide, injuste, inacceptable.

Et ce voyage vers Nice n’en finit pas ! L’arrivée n’est prévue qu’à la fin mars ! La voiture s’arrête à Fontainebleau, à Sens, à Troyes, à Châtillon, à Chanceaux, à Lyon, à Valence. Il séjournera deux jours à Marseille afin de revoir sa mère.

À chaque étape, la tentation le prend de repartir vers Paris, d’arracher Joséphine à son boudoir, à ses amis, de la contraindre à le suivre.

Ce n’est pas encore le moment. Plus tard, elle viendra. Il a d’abord une tâche à accomplir, difficile. Car l’armée d’Italie est la plus démunie des armées de la République. Elle ne doit jouer qu’un rôle mineur, fixer une partie des troupes autrichiennes afin que les grandes armées du Rhin, bien pourvues, celles des généraux Moreau ou Pichegru, remportent contre Vienne la victoire décisive.

Vaincre, avec ces trente mille soldats de l’armée d’Italie, c’est un défi qu’il doit relever, et à cette pensée il devient fébrile. Il se sent soulevé comme s’il était porté par une vague.

Il appelle Junot, demande le document que Carnot lui a remis le 6 mars, cette Instruction pour le général en chef de l’armée d’Italie. Il la parcourt une nouvelle fois. Il reconnaît les idées qu’il a si souvent exposées à Augustin Robespierre, à Doulcet de Pontécoulant, à Carnot lui-même : « L’attaque unique du Piémont ne remplirait pas le but que le Directoire exécutif doit se proposer, celui de chasser les Autrichiens de l’Italie et d’amener le plus tôt possible une paix glorieuse et durable… Le général en chef ne doit pas perdre de vue que c’est aux Autrichiens qu’il importe de nuire principalement. »

Il ne peut relire les quelques lignes de conclusion sans ricaner : « Le Directoire insistera avant de terminer la présente Instruction sur la nécessité de faire subsister l’armée d’Italie dans et par les pays ennemis, et de lui fournir, au moyen des ressources que lui présenteront les localités, tous les objets dont elle peut avoir besoin. Il fera lever de fortes contributions, dont la moitié sera versée dans les caisses destinées à payer en numéraire le prêt et la solde de l’armée. »

Prendre tout ce que l’on peut aux Italiens, arracher par la force tout ce que l’on veut : voilà le sens de l’Instruction. Et avec le butin nourrir, payer, armer les soldats, et remplir les caisses du Directoire.

Soit. Telle est la guerre. Tel est le pouvoir des armes.

Il replie la directive. Et c’est aussitôt comme s’il glissait de la crête au creux de la vague, de l’exaltation à l’abattement.

Il reprend la plume. Il voit Joséphine.

« Je t’ai écrit hier de Châtillon… Chaque instant m’éloigne de toi, adorable amie, et à chaque instant je trouve moins de force pour supporter d’être éloigné de toi. Tu es l’objet perpétuel de ma pensée ; mon imagination s’épuise à chercher ce que tu fais. Si je te vois triste, mon coeur se déchire et ma douleur s’accroît ; si tu es gaie, folâtre avec tes amis, je te reproche d’avoir bientôt oublié la douloureuse séparation ; tu es alors légère et dès lors tu n’es affectée par aucun sentiment profond.

« Comme tu vois, je ne suis pas facile à me contenter… Je regrette la vitesse avec laquelle on m’éloigne de toi… Que mon génie qui m’a toujours garanti au milieu des plus grands dangers t’environne, te couvre, et je me livre à découvert. Ah, ne sois pas gaie mais un peu mélancolique… Écris-moi, ma tendre amie, et bien longuement, et reçois les mille et un baisers de l’amour le plus tendre et le plus vrai. »

Il cachette la lettre sans la relire, puis il écrit l’adresse :

« À la citoyenne Beauharnais, rue Chantereine, n° 6, à Paris. »

Il tend la lettre à Junot sans un mot.

Et déjà l’envie le prend d’écrire à nouveau. Mais il faut attendre le prochain relais.

 

Voici Marseille. La voiture avance au pas dans les rues étroites et populeuses qui descendent vers les quais du port. Napoléon se penche. Il reconnaît l’odeur de saumure, les relents de fruits pourris. C’est comme si le passé si proche revenait porté par ces effluves, ce vent froid, les mêmes que ceux qui s’engouffraient dans la ruelle du Pavillon, lorsqu’il avait rendu visite aux siens.

Il a changé leur vie. C’était son devoir et c’est sa fierté. Sa mère, ses frères et ses soeurs ont pu quitter l’appartement minable de la rue du Pavillon, et aussi l’hôtel de Cypières. La voiture passe devant ce bâtiment imposant et austère où sont hébergés les exilés corses. Letizia Bonaparte y a vécu treize mois, subsistant grâce aux aides fournies par le Directoire départemental.

Elle ne connaîtra plus cela, jamais plus.

La voiture s’arrête devant le numéro 17 de la quatrième calade de la rue de Rome, à quelques dizaines de mètres de l’hôtel de Cypières. Napoléon descend, regarde la façade de cette imposante demeure bourgeoise. Sa mère vit là maintenant, dans l’un des plus beaux, des plus vastes appartements de Marseille.

C’est lui, son fils, qui a permis cela.

Ses soeurs, Pauline et Caroline, se précipitent, jeunes femmes élégantes grâce à lui. Elles le harcèlent. Ce mariage ? Cette épouse ? Letizia Bonaparte, sévère, attend qu’il approche, qu’il se laisse embrasser. Il le fait avec tendresse et déférence. Elle le dévisage. Il sent ce regard maternel soupçonneux, inquisiteur, comme si sa mère cherchait les traces d’une compromission, d’une trahison même. Il sait bien qu’elle n’approuve pas ce mariage avec « cette femme-là », dont ses fils lui ont dit qu’elle a déjà eu deux enfants, qu’elle est plus vieille de six années que Napoléon, qu’elle a eu de nombreux amants, Barras sans doute. Une rouée qui a su, avec les habiletés d’une courtisane, séduire, tromper, voler son fils.

Mais Letizia Bonaparte ne dit rien. Elle s’empare de la lettre de Joséphine que Napoléon lui tend. Elle répondra, bien sûr, murmure-t-elle en enfonçant la lettre de l’Autre dans sa poche.

— Te voilà donc grand général, dit-elle en prenant Napoléon aux épaules, le poussant vers la fenêtre pour le voir en pleine lumière.

Il aime ce regard admiratif de sa mère. Il dit ce qu’il a obtenu pour Jérôme, Lucien et Joseph, l’oncle Fesch. Sa mère et ses soeurs ont-elles reçu l’argent, les « chiffons » ont-ils plu ?

Elle l’embrasse. « Mon fils. » Elle le conjure de ne pas s’exposer.

Il la serre contre lui. Qu’elle vive longtemps. Il a besoin d’elle.

— Si vous mouriez, je n’aurais plus que des inférieurs dans le monde, murmure-t-il.

 

Il s’installe à l’hôtel des Princes, rue Beauvau, son quartier général. Il reçoit les autorités locales. Lorsqu’un officier, ou même Fréron, le représentant du peuple, Fréron que tant de fois il a sollicité, s’avance vers lui, il le fixe, le contraint par son regard à s’immobiliser.

À la table de Fréron, qui offre le soir un dîner en son honneur, il reste silencieux, le visage sévère. Il est le général commandant en chef. D’un mouvement dédaigneux de la tête, il contraint Fréron, qui se montre familier, qui évoque son intention d’épouser Pauline, à se taire.

Le lendemain, avant son départ, Napoléon passe en revue les troupes de la garnison de Marseille. Il lit dans les yeux des soldats, des sergents, des capitaines un étonnement ironique. Qu’est-ce que ce général-là ? Artilleur. On le dit « mathématicien et rêveur », intrigant, général vendémiaire. Que sait-il faire ? Commander le feu de canons à mitraille qui tirent sur la foule ? Qu’il y vienne voir, sur le champ d’une vraie bataille !

Il s’arrête devant certains de ces hommes. Il les force à baisser les yeux. Ils sont ses inférieurs. Non pas seulement parce qu’il est le général en chef, mais parce que son esprit les contient, qu’ils sont des pièces de son projet, alors qu’il leur échappe. Ces hommes n’arrivent même pas à savoir qui il est, ce qu’il peut.

Ils sont inférieurs parce que c’est lui qui imagine le futur, lui qui décidera de ce qu’ils seront, morts ou vifs, selon qu’il choisira de les envoyer à l’assaut ou de les laisser l’arme au pied.

Comment peut-on vivre sans commander aux hommes ?

Il faudra que toute l’armée d’Italie baisse les yeux devant lui, obéisse.

Mais lorsqu’il descend de voiture, le 27 mars 1796, rue Saint-François-de-Paule, à Nice, les soldats en faction devant la maison Nieuwbourg où il doit loger ne le saluent même pas.

Napoléon s’immobilise.

La demeure est belle. L’escalier soutenu par des colonnes de marbre est clair. Des vitraux décorent de hautes fenêtres. Un officier s’approche, se présente, Napoléon le dévisage, répète son nom, « Lieutenant Joubert ». L’officier explique qu’il s’agit de l’une des maisons les plus confortables de Nice, située en face de l’administration centrale. Napoléon se tourne, montre les soldats dépenaillés dont les chaussures sont trouées, qui ressemblent – il parle plus fort – à des « brigands ».

Joubert hésite, Napoléon commence à monter l’escalier.

— On laisse l’armée sans argent, dit Joubert, à la merci des fripons qui nous administrent. Nos soldats sont des citoyens. Ils ont un courage infatigable, ils sont patients, mais ils meurent de faim et de maladie. On ne nous traite pas comme les messieurs de l’armée du Rhin.

Napoléon entre dans l’appartement qui lui est réservé, au deuxième étage. Le soleil inonde les pièces. À l’est, le donjon de la forteresse qui protège la baie des Anges se confond avec le rocher. La mer étincelle.

Joubert se tient sur le seuil.

— Le gouvernement attend de l’armée de grandes choses, dit Napoléon. Il faut les réaliser et tirer la patrie de la crise où elle se trouve.

Commander à ces hommes, reconstituer une armée avec cette cohue misérable. Il s’attelle aussitôt à cette tâche, commence à dicter à Junot, à écrire et à donner des ordres.

— Il se peut que je perde un jour une bataille, mais je ne perdrai jamais une minute par confiance et paresse, dit-il.

Rien ne sert de se plaindre, de se lamenter sur l’état des troupes, de regretter de n’en pas disposer de meilleures. C’est avec ces hommes-là qu’il faut vaincre. Il n’y a jamais d’excuses à la défaite, pas de pardon pour ceux qui échouent.

— Le soldat sans pain se porte à des excès de fureur qui font rougir d’être homme, lance-t-il. Je vais faire des exemples terribles ou je cesserai de commander à ces brigands.

Il fait déposer sur la table les sacoches contenant les deux mille louis d’or que le Directoire lui a donnés pour mener sa campagne. Une aumône. Mais l’argent viendra de sa conquête.

Qu’on rassemble les troupes.

Les officiers s’étonnent. Dès maintenant ?

— Je ne perdrai jamais une minute, répète-t-il.

Il voit entrer les généraux. Il se tient les jambes écartées, bicorne en tête, l’épée au côté. Il est au centre de leurs regards chargés de jalousie, de récriminations et de morgue. Chacun de ces hommes, Sérurier, Laharpe, Masséna, Schérer, Augereau, celui-là surtout, avec sa taille et sa carrure de lutteur, estime qu’il a plus droit que Napoléon à occuper le poste de général en chef.

Ils ont tous fait leurs preuves. Qu’est-ce que ce général de vingt-sept ans qui n’a jamais commandé en chef sinon une armée de police au service de la Convention ? Augereau le toise.

Napoléon fait un pas. Ces hommes-là ne sont que des boulets de canon. Lui, il est l’artilleur qui commande le feu.

Il les regarde l’un après l’autre. Chaque fois, c’est une épreuve de force. Une joie chaude, vibrante monte en lui quand Masséna puis Schérer baissent les yeux. Les autres plient à leur tour. Augereau s’obstine quelques instants de plus.

Lui dire par le regard : « Vos cinq pieds six pouces ne vous empêcheraient pas d’être fusillé sur l’heure. » Et se sentir décidé et prêt à le faire. C’est cela, commander.

Augereau détourne les yeux.

Les généraux sortent. Napoléon entend Masséna qui s’exclame : « Ce petit bougre de général, il croit vous écraser au premier coup d’oeil, il croit faire peur. »

Je les écrase.

Napoléon s’installe à sa table de travail, face à la baie. Commander, c’est aussi écrire, parce que les mots sont des actes.

 

« Vous ne vous faites pas une idée de la situation administrative et militaire de l’armée, écrit-il au Directoire. Elle est travaillée par des esprits malveillants. Elle est sans pain, sans discipline, sans subordination… Des administrateurs avides nous mettent dans un dénuement absolu de tout… Une somme de six cent mille livres annoncée n’est pas arrivée. »

Il interrompt sa lettre.

Ce commandement en chef, dans ces conditions, avec rassemblés au Piémont et en Lombardie près de soixante-dix mille Austro-Sardes, c’est la première grande épreuve.

Si je suis ce que je sens être, alors ce sera la victoire, un nouveau degré franchi. Vers quoi ? Vers plus. Il n’y a, une fois encore, aucun autre choix qu’avancer, faire avec ce dont on dispose.

Il reprend la plume : « Ici, écrit-il, il faut brûler, faire fusiller. »

Puis il ajoute, écrasant sa plume, traçant des lettres aux jambages forts : « Malgré tout cela, nous irons. »

 

Au travail. Agir. Agir.

Napoléon n’attend même pas que Berthier, le nouvel aide de camp, se soit installé : il dicte. Il a l’impression de lire un texte qui se déroule devant ses yeux. C’est comme si la pensée devenait mots sans même avoir eu besoin d’être formulée avant dans la tête.

Ici, il faut un atelier de cent ouvriers, pour l’artillerie et les armes. Partout il faut veiller à la distribution de viande fraîche tous les deux jours. Là, les sommes détenues par les Commissaires des Guerres doivent être versées dans les caisses de l’armée. Il ne faut pas diminuer les rations des hommes et des chevaux sans autorisation expresse. Que le général Berthier signale les officiers et les hommes qui se sont distingués.

Napoléon s’arrête de marcher. Tout à coup il paraît pensif.

— Du triomphe à la chute, il n’y a qu’un pas, dit-il. Un rien a toujours décidé des plus grands événements.

Puis il s’approche d’une table sur laquelle des cartes et des plans ont été dépliés.

— Prudence, sagesse, murmure-t-il, ce n’est qu’avec beaucoup de dextérité que l’on parvient à de grands buts et que l’on surmonte tous les obstacles, autrement on ne réussira en rien.

Il regarde Berthier, qui s’est avancé.

— Ma résolution est prise, dit Napoléon.

Il suit du doigt les axes qu’il a choisis pour les attaques.

Une nuit entière de veille pour parvenir à ce tracé. Une nuit pendant laquelle il a grossi « tous les dangers et tous les maux possibles », une nuit d’agitation pénible. Et maintenant, tout est oublié, et ne reste que ce qui doit être fait pour que l’entreprise réussisse.

Il garde son doigt sur la carte, le bras tendu, figé, alors qu’en lui une excitation aussi vive que celle qu’il ressentait lorsqu’il résolvait un problème de mathématiques semble faire trembler chaque partie de son corps, mais rien n’en transparaît.

Il va vers la fenêtre.

— Le secret des grandes batailles consiste à savoir s’étendre et se concentrer à propos, dit-il sans regarder Berthier.

En le congédiant, il murmure :

— Ce sont les axes qui doivent servir à tracer la courbe.

 

Tout à coup, la fatigue, l’épuisement, cette nuit qui tombe, fraîche, la solitude, cette impossibilité de dormir parce que la pensée continue de tourner vite, emportée par son élan. Le plaisir seul, dans la confiance que donne un corps offert, pourrait, quelques instants, apaiser cette sarabande de questions qu’il faut faire sortir de soi, écrire à Joséphine : « Qu’est-ce que l’avenir ? Qu’est-ce que le passé ? Qu’est-ce que nous ? Quel fluide magique nous environne et nous cache les choses qu’il nous importe le plus de connaître ? »

Désir d’elle, si dure l’absence ! Pourquoi cette vie divisée ? « Un jour tu ne m’aimeras plus ; dis-le-moi. Je saurai du moins mériter le malheur. Vérité, franchise sans bornes… Joséphine ! Joséphine ! Souviens-toi de ce que je t’ai dit quelquefois ; la nature m’a fait l’âme forte et décidée ; elle t’a bâtie de dentelles et de gaze. As-tu cessé de m’aimer ?… Adieu, adieu, je me couche sans toi, je dormirai sans toi. Je t’en prie, laisse-moi dormir. Voilà plusieurs nuits où je te sens dans mes bras. Songe heureux, mais ce n’est pas toi ! »

Il va et vient dans la pièce, comme pour se détacher de cette obsession qui s’accroche à lui, le harcèle. Que fait-elle ? Pense-t-elle à lui ?

La peau à nouveau le brûle.

Il ouvre la porte. Qu’on appelle ses aides de camp.

 

Le lendemain matin, les troupes sont rassemblées. Il entend, en arrivant, un murmure. Il voit les rangs onduler parce que les soldats se penchent pour l’apercevoir. Les tenues sont disparates. Même les officiers, en avant de leurs hommes, ont des allures de brigands.

La rumeur ne cesse pas quand il s’approche des premiers rangs. C’est une nouvelle épreuve de force. Il tire sur les rênes de son cheval, se cambre. Il domine ce moutonnement d’hommes qui tournent leurs visages vers lui. Il faut de cette foule faire une armée. Il a dû accomplir la même transformation à Toulon. Mais ici la tâche est plus rude, plus grande. Il est le général en chef.

— Soldats, lance-t-il, vous êtes nus, mal nourris ; le gouvernement vous doit beaucoup, il ne peut rien vous donner.

La rumeur enfle. Il est sur cette mer et il doit tenir la barre.

— Votre patience, le courage que vous montrez au milieu de ces rochers sont admirables, reprend-il. Mais ils ne vous procurent aucune gloire, aucun éclat ne rejaillit sur vous.

Le bruit s’apaise. On l’écoute.

— Je veux…

Du regard il parcourt l’étendue sombre où le soleil fait briller les canons des fusils.

— Je veux vous conduire dans les plus fertiles plaines du monde. De riches provinces, de grandes villes seront en votre pouvoir…

Il reprend :

— Votre pouvoir.

Sur la place, entre les maisons aux façades ocre, c’est maintenant le silence.

— Vous y trouverez honneur, gloire et richesses.

Il répète : « Richesses. »

— Soldats d’Italie, manqueriez-vous de courage et de constance ?

Son cheval piaffe. Le silence tout à coup est rompu. La mer enfle d’une rumeur confuse où il lui est impossible de distinguer l’adhésion ou le refus.

Le soir, assis en face du général Schérer auquel il succède, il écoute l’officier lui exposer dans le détail la situation sur les différents fronts. Puis Schérer commente la proclamation de la matinée. « Les hommes ont bien réagi », dit-il.

Comment peut-on se contenter d’une incertitude ?

Il faut qu’une troupe soit liée à son chef comme les planètes au soleil.

Comment compter sur elle si chaque homme, chaque unité, chaque officier n’en fait qu’à sa guise, pense d’abord à lui au lieu d’obéir ?

 

Toute la nuit ne suffit pas à calmer Napoléon.

Au matin, quand Berthier lui annonce que le 3e bataillon de la 209e demi-brigade, campée sur la place de la République, est en train de se mutiner, il bondit.

Suivi par ses aides de camp, il se précipite dans l’escalier, court les rues, se trouve face à ces soldats mutinés et à ces officiers hésitants.

Mourir plutôt que d’accepter l’insubordination.

Un vieux soldat qui n’ose pas le regarder lance :

— Il nous la fout belle avec ses plaines fertiles ! Qu’il commence donc par nous donner des souliers pour y descendre !

Napoléon s’avance, seul au milieu de la troupe. Il est comme une lame affûtée qui s’enfonce dans une chair molle.

— Vous ferez traduire devant un conseil militaire les grenadiers, auteurs de la mutinerie…, commence-t-il. Vous ferez arrêter le commandant. Les officiers et les sous-officiers qui sont restés dans les rangs sans parler sont tous coupables…

Les murmures cessent, les soldats s’alignent. Les officiers baissent la tête.

Maintenant, je peux vaincre.

 

Le 2 avril 1796, il se met en route vers Villefranche. Après quelques centaines de mètres, il s’arrête devant une demeure, située au centre d’un jardin. Les troupes passent, marchant d’un bon pas. Il a pris ces hommes en main. Ils vont se battre, ils vont accepter de mourir. Hier, il a fait fusiller des maraudeurs et distribuer de l’eau-de-vie, des louis d’or aux généraux.

La porte de la demeure s’ouvre. C’est le comte Laurenti et sa fille Emilie. Dix-huit mois seulement ont passé depuis qu’on lui notifiait son arrestation ici, dans cette maison. Qui pourra jamais entraver sa marche ? La mort seule, et elle lui semble impossible. Il n’a pas vingt-sept ans.

Des officiers l’entourent. La route de la corniche qu’il a choisie est exposée au feu des canons des vaisseaux anglais qui croisent à portée du rivage. Il est imprudent de l’emprunter, disent-ils. Il semble ne pas avoir entendu, embrasse Laurenti et sa fille.

Un chef doit donner l’exemple et ne pas hésiter à marcher sous le feu.

Leste, il bondit sur son cheval et, à la tête de son état-major, prend la route de la corniche.

Les falaises blanches tombent à pic dans une mer calme. L’horizon est vide de toute voile.

Napoléon se tourne vers Berthier qui chevauche à une tête de cheval derrière lui.

— La témérité, dit-il, réussit autant de fois qu’elle se perd : pour elle, il y a égalité de chances dans la vie… À la guerre, la fortune est de moitié dans tout.

Il se tait quelques minutes, puis reprend :

— À la guerre, l’audace est le plus beau calcul du génie… Il vaut mieux s’abandonner à sa destinée.

Le 3 avril, le quartier général est à Menton, le 5 à Albenga.

Les généraux sont là, autour de lui dans une grande pièce blanche, devant une grande table où sont étalées les cartes.

Leurs corps, leurs visages, leurs armes, leurs uniformes expriment la force, la puissance.

Mais ils n’osent pas me regarder.

— Hannibal a passé les Alpes, dit Napoléon. Nous les avons tournées.

La campagne d’Italie peut commencer.