12.

Le 28 mai 1792, à la fin de l’après-midi, Napoléon marche lentement dans les rues étroites du quartier des Tuileries.

Il cherche l’hôtel des Patriotes Hollandais, situé rue Royale-Saint-Roch. Il sait que là se sont rassemblés les députés corses à l’Assemblée législative et il a décidé de s’installer parmi eux.

Joseph, quand il a appris le choix de son frère, s’est étonné.

Pozzo di Borgo et Peraldi sont des adversaires des Bonaparte. Pourquoi les côtoyer ? Napoléon a répondu d’un ton méprisant. Il ne faut jamais fuir, mais aller au-devant de l’ennemi.

Il est passé déjà à deux reprises devant l’hôtel, mais chaque fois le spectacle de ces rues proches de l’Assemblée l’a retenu sur le trottoir.

Non loin de là, au Palais-Royal, des femmes racolent toujours, mais la foule est plus mêlée, plus bruyante, plus libre qu’autrefois lorsque, jeune homme timide de dix-huit ans, il se glissait sous les galeries.

Il s’arrête.

Un orateur debout sur un banc crie : « On nous égorgera tous. M. Veto et son Autrichienne vont livrer Paris aux troupes de Brunswick. Que font les officiers, les généraux ? Ils trahissent ! Ils émigrent !

— À mort ! lance une voix.

Napoléon s’éloigne. Il croise de nombreux gardes nationaux qui portent sur les revers blancs de leur veste des cocardes tricolores. On ne le remarque pas. Il se regarde dans une vitre, petit officier maigre en uniforme sombre, au teint bilieux mais au port altier. Il s’éloigne seul, les yeux pleins de défis. Cette indifférence des gens qui l’entourent le stimule. Il sortira de l’ombre.

 

Plus il avance dans ces rues et plus la foule bigarrée, le plus souvent dépenaillée et bruyante, l’irrite. Est-ce cela le peuple d’une capitale ? Qui imposera à cette populace l’ordre nécessaire ?

Rue Saint-Honoré, il s’immobilise devant les façades du couvent des Feuillants et de l’église des Capucins. L’Assemblée législative occupe ces bâtiments et celui du manège des Tuileries, situé au bout des jardins. Là délibèrent les députés.

Napoléon pénètre dans la cour des Feuillants. C’est donc cela, ce n’est que cela le centre du pouvoir ? La foule se presse en désordre dans la cour. Elle interpelle les députés qui passent. Elle se précipite pour entrer dans la salle des séances. Des hommes aux voix fortes et aux gestes menaçants dénoncent l’incapacité du gouvernement.

— Qu’on juge les traîtres, qu’on juge M. Veto.

Napoléon est fasciné. Comment un pouvoir peut-il tolérer cette anarchie, cette rébellion, cette critique de la rue, alors qu’existe une Constitution qui devrait être acceptée par tous les honnêtes gens ?

Il s’éloigne, médite une phrase qu’il écrira ce soir : « Les peuples sont des vagues agitées par le vent. Sous une impulsion mauvaise, toutes leurs passions se déchaînent. »

 

Il se résout à gagner son hôtel.

Dans l’entrée, il croise Pozzo di Borgo, qui sursaute en le voyant.

Napoléon hésite, puis salue le député. C’est un homme qui compte, on le dit au mieux avec le ministre de la Guerre.

Installé dans sa chambre, Napoléon commence immédiatement une lettre à Joseph. Il a besoin de partager ses impressions. « Je suis trop chèrement installé, écrit-il, je changerai demain. Paris est dans les grandes convulsions… »

Il s’interrompt. Il ressort, à la recherche de l’hôtel où il pourra vivre à un moindre coût.

 

La nuit n’a pas vidé les rues. Des bataillons de la Garde nationale se dirigent vers le palais des Tuileries, où le roi et sa famille sont installés. Les badauds acclament les soldats, réclament la dispersion des Suisses et des gardes du roi qui assurent la protection du souverain.

— Ils tiennent leurs pistolets braqués sur le coeur de Paris, crie quelqu’un.

Napoléon s’éloigne.

Dans la petite rue étroite du Mail, Napoléon distingue la façade grise de l’hôtel de Metz où loge Bourrienne, son ancien camarade de l’école militaire de Brienne. Les prix des chambres sont modérés parce que les députés préfèrent habiter à proximité immédiate de l’Assemblée.

Le soir, après souper, aux Trois Bornes, un petit traiteur de la rue de Valois, Napoléon interroge Bourrienne, qui vit depuis quelques mois à Paris.

Bourrienne parle longuement, Napoléon ne l’interrompt que pour poser de courtes questions. Bourrienne est bien informé de la vie de la capitale. Son frère aîné, Fauvelet de Bourrienne, possède un magasin de meubles installé dans l’hôtel Longueville. Il y vend le mobilier abandonné par les émigrés. Certains ont tout perdu, et d’autres bons citoyens spéculent, font de fabuleuses fortunes.

Pourquoi pas nous ? interroge Bourrienne. Il manque d’argent. Napoléon frappe les poches de son uniforme. Ils rient comme deux jeunes gens de vingt-trois ans qui imaginent, en allant et venant dans les rues, les moyens de s’enrichir. Louer des appartements, pourquoi pas ?

Tout à coup passent des hommes en armes. Leurs piques brillent dans l’éclat des lampes. On laisse les rues éclairées, explique Bourrienne, pour rassurer les citoyens, éviter qu’on ne s’entre-tue à chaque pas.

— Anarchie, dit Napoléon.

Il ne rit plus.

 

Le lendemain, il est installé dans la chambre 14, au troisième étage de l’hôtel de Metz.

La nuit passée, après avoir quitté Bourrienne, il a rôdé au Palais-Royal, dans le parfum entêtant des femmes.

Le 29 mai, tôt le matin, il commence ses démarches dans les bureaux du ministère de la Guerre afin d’obtenir sa réintégration dans l’armée.

Il exhibe les certificats de Rossi, qui commandait en Corse. Il présente les attestations des directoires d’Ajaccio et du département.

Il s’explique sur les raisons de son absence à la revue du mois de janvier 92. Il exerçait les fonctions de lieutenant-colonel en second bataillon de gardes nationaux. Les troubles qui se sont produits à Ajaccio l’ont contraint à rester en Corse.

Il devine qu’on l’écoute avec bienveillance. Plus des deux tiers des officiers d’artillerie ont déserté. Le corps manque donc de cadres.

On l’interroge. Connaissait-il les lieutenants Picot de Peccaduc, Phélippeaux, Des Mazis ? Tous émigrés. On lui montre les listes des anciens élèves de l’École Militaire de Paris, durant l’année 1784-1785 ; il y retrouve les noms de Laugier de Bellecourt, de Castres de Vaux, de tant d’autres : émigrés aussi.

Au fil de ses démarches, jour après jour, Napoléon se convainc qu’on le réintégrera. Mais les commis du ministère et les officiers chargés d’examiner son cas lui confient qu’il a un ennemi tenace.

Qui ? Un député corse, qui multiplie les lettres au ministère pour dénoncer le lieutenant Napoléon Bonaparte et le rôle qu’il a joué dans l’émeute d’Ajaccio. C’est Peraldi.

— Cet homme est imbécile et plus fou que jamais, s’écrie Napoléon. Il m’a déclaré la guerre ! Plus de quartier ! Il est fort heureux qu’il soit inviolable. Je lui aurais appris à traiter !

On le rassure. Le rapport de la commission au ministre sera favorable. Mais Napoléon, s’il n’est pas trop inquiet, ne veut rien laisser au hasard. Il se rend aux séances de l’Assemblée législative, rencontre les autres députés corses, noue avec eux des relations courtoises ou amicales.

Car Napoléon n’a pas renoncé à jouer un rôle important dans l’île. La France est si déchirée qu’il est impossible de prévoir son avenir. Il faut garder en main la carte corse.

« Ce pays-ci est tiraillé dans tous les sens par les partis les plus acharnés, écrit Napoléon à Joseph. Il est difficile de saisir le fil de tant de projets différents. Je ne sais comment cela tournera, mais cela prend une tournure bien révolutionnaire. »

Le 20 juin 1792, Napoléon attend Bourrienne pour dîner chez un restaurateur de la rue Saint-Honoré, près du Palais-Royal. Napoléon suit des yeux ces corps souples de femmes qui vont et viennent sous les galeries. Le temps est doux.

Peu après que Bourrienne s’est assis, Napoléon aperçoit une troupe de cinq à six mille hommes qui débouchent du côté des halles et marchent vers les Tuileries.

Napoléon prend le bras de Bourrienne, l’entraîne. Il veut suivre cette troupe. Ils s’approchent.

Ces hommes et ces femmes portent des piques, des haches, des épées et des fusils, des broches et des bâtons pointus.

Lorsque cette foule atteint les grilles du jardin des Tuileries, elle hésite, puis les force, entre dans les appartements du roi.

De loin, Napoléon assiste à la scène. Il voit le roi, la reine et le prince royal coiffer le bonnet rouge. Le roi, après une hésitation, boit et trinque avec les émeutiers.

Napoléon s’éloigne. Il dit à Bourrienne : « Le roi s’est avili, et en politique, qui s’avilit ne se relève pas. »

Puis il s’indigne. « Cette foule sans ordre, ses vêtements, ses propos, c’est ce que la populace a de plus abject. »

Tout en marchant, il maugrée. Il est officier, homme de discipline et d’ordre. La liberté, l’égalité, oui, mais sans l’anarchie, dans le respect des hiérarchies et de l’autorité. Il faut des chefs. Il a réfléchi, explique-t-il, à ce qu’il a vécu à Ajaccio durant l’émeute. L’efficacité suppose qu’il y ait un homme, le chef, qui prend la décision, l’impose et dirige l’exécution.

Il s’exclame : « Les Jacobins sont des fous qui n’ont pas le sens commun. » Il fait l’éloge de La Fayette, que les Jacobins, précisément, peignent comme un assassin, un gueux, un misérable. L’attitude et les propos des Jacobins sont dangereux, inconstitutionnels, dit-il.

Plus tard, dans la chambre de l’hôtel de Metz, il écrit à Joseph. « Il est bien difficile de deviner ce que deviendra l’Empire dans une circonstance aussi orageuse », note-t-il.

Raison de plus pour que l’on se rapproche de Paoli. Lucien, le jeune frère, pourrait être son secrétaire. Quant à Joseph, qu’il tâche cette fois d’être élu député à la Convention. « Sans cela, tu joueras toujours un sot rôle en Corse. » Il répète : « Ne te laisse pas attraper : il faut que tu sois de la législature prochaine, ou tu n’es qu’un sot ! »

Il hésite. Puis, ployant sa plume nerveusement, il ajoute : « Va à Ajaccio, va à Ajaccio pour être électeur ! » Et il souligne.

Il se lève. Il faut choisir, c’est la loi même de la politique et de la vie, et cependant l’avenir est incertain.

L’un des députés corses à la Législative a confié à Napoléon que le directeur des fortifications, La Varenne, dans un rapport au comité militaire de l’Assemblée, a déclaré que conserver la Corse dans l’empire français est impossible et sans utilité réelle.

Napoléon reprend la plume et, sur ce ton de commandement qu’il emploie avec son frère aîné, il écrit : « Tiens-toi fort avec le général Paoli, il peut tout et est tout, il sera tout dans l’avenir. Il est plus probable que tout ceci finira par notre indépendance. »

Il faut donc s’occuper des affaires corses.

Napoléon voit de plus en plus souvent les députés de l’île. Il les courtise. Il se soucie aussi des affaires familiales, s’impatiente parce qu’il ne reçoit pas les papiers nécessaires à l’affaire de la pépinière. Puis il se préoccupe de sa soeur Élisa, pensionnaire à la maison Saint-Cyr. Mais cette institution va disparaître. Que faire de cette jeune fille de quinze ans ? La reconduire en Corse, dans la famille, ce qui obligera Napoléon à faire le voyage ? Mais comment s’en dispenser ?

Il rend visite à Élisa à Versailles, croise des bataillons de fédérés marseillais qui clament à tue-tête ce nouveau chant de marche de l’armée du Rhin, dont ils répètent le refrain vengeur : Aux armes, citoyens, formez vos bataillons.

« Tout annonce des moments violents, écrit Napoléon, beaucoup de monde abandonne Paris. »

Il n’y songe pas, sinon pour raccompagner Élisa à Ajaccio. Il conserve son calme, observe, aux aguets, comme un savant regardant « un moment de combustion ».

 

Bourrienne, parfois, entrant dans la chambre de l’hôtel de Metz, le surprend en train de faire des calculs, de tracer des trajectoires.

Il s’étonne. Napoléon lui montre la course des astres qu’il a dessinée. « L’astronomie est un beau divertissement et une superbe science, dit-il. Avec mes connaissances mathématiques, il ne faut qu’un peu d’étude pour la posséder. C’est un grand acquis de plus. »

Il sourit à la surprise de son camarade.

Il aime observer, comprendre, ajoute-t-il. L’astronomie, les mathématiques, n’est-ce pas finalement plus passionnant que les actions humaines ? « Ceux qui sont à la tête sont de pauvres hommes, continue-t-il. Il faut avouer, lorsqu’on voit tout cela de près, que les peuples valent peu la peine que l’on se donne tant de souci pour mériter leur faveur. »

Il reprend ces termes dans une lettre à son frère Lucien, qui, à dix-sept ans, s’enflamme pour les affaires politiques et juge sévèrement Napoléon. Ne vient-il pas d’écrire à l’aîné, Joseph, que « Napoléon est un homme dangereux… Il me semble bien penché à être un tyran et je crois qu’il le serait bien s’il fût roi et que son nom serait pour la postérité et pour le patriote sensible un nom d’horreur… Je le crois capable de volter casaque » ?

Napoléon, lorsque Joseph lui a fait part à mots couverts de ce jugement, ne s’est pas emporté : Lucien est jeune. Dix-sept ans ! Il faut le modérer. « Tu connais l’affaire d’Ajaccio ? lui écrit-il. Celle de Paris est exactement la même. Peut-être les hommes y sont-ils plus petits, plus méchants, plus calomniateurs et plus censeurs… Chacun cherche son intérêt et veut parvenir à force d’horreur, de calomnie. L’on intrigue aujourd’hui aussi bassement que jamais. Tout cela détruit l’ambition. L’on plaint ceux qui ont le malheur de jouer un rôle, surtout lorsqu’ils peuvent s’en passer : vivre tranquille, vivre des affections de la famille et de soi-même, voilà, mon cher, lorsqu’on jouit de quatre à cinq mille livres de rentes, le parti que l’on doit prendre et que l’on a de vingt-cinq à quarante ans, c’est-à-dire lorsque l’imagination calmée ne vous tourmente plus. »

Propos d’aîné à cadet qu’on veut protéger.

Mais souvent, en cette période de juin à août 1792, quand Napoléon voit la violence se déchaîner dans les rues, le désordre régner, le flux et le reflux de la foule que rien ne semble pouvoir contenir, il éprouve ce sentiment où se mêlent le dégoût de l’anarchie et l’inquiétude de ne pouvoir maîtriser cette tempête où la « populace » semble seule régner.

 

Le 12 juillet 1792, Napoléon trouve à son hôtel une lettre datée du 10, qui lui donne avis que le ministre de la Guerre a décidé de le réintégrer « dans son emploi au 4e régiment d’artillerie… pour y remplir ses fonctions de capitaine ».

La réintégration à ce grade prend effet à compter du 6 février 1792 avec rappel de solde.

Napoléon écrit aussitôt aux siens. Il veut partager avec eux sa joie. Joseph lui répond avec enthousiasme. À vingt-trois ans, capitaine d’artillerie au traitement annuel de seize cents livres ! Quel succès ! Letizia Bonaparte est radieuse, elle félicite son omone. Qu’il rejoigne son régiment et reste en France.

Napoléon hésite encore, en effet. Maintenant qu’il est à nouveau inscrit dans les registres de l’armée régulière, pourquoi ne tenterait-il pas à nouveau d’agir en Corse ? Après tout, il est toujours lieutenant-colonel d’un bataillon de volontaires à Ajaccio !

« Si je n’eusse consulté que l’intérêt de la maison et son inclination, écrit-il le mardi 7 août à Joseph, je serais venu en Corse, mais vous êtes tous d’accord à penser que je dois aller à mon régiment. Ainsi j’irai. »

 

Dans les jours qui suivent, il se prépare au départ. Son régiment est engagé aux frontières, mais Napoléon ne peut encore le rejoindre car il n’a pas reçu son brevet de capitaine.

Il se promène dans les rues où, à chaque instant, un groupe de badauds se forme pour commenter les nouvelles. On dénonce la Cour, on l’accuse de complot avec le maréchal Brunswick, dont les troupes austro-prussiennes avancent. On rugit quand un orateur lit le Manifeste adressé par Brunswick aux Parisiens. Le maréchal promet à Paris une « exécution militaire et une subversion totale, les révoltés seront mis aux supplices si les Parisiens ne se soumettent pas immédiatement et sans condition à leur roi ».

Folie, pense Napoléon.

La « combustion » de la ville devient intense. Des bagarres éclatent entre fédérés marseillais qui chantent La Marseillaise et gardes nationaux parisiens.

 

Dans la nuit de 9 au 10 août, Napoléon est réveillé en sursaut.

Toutes les cloches de Paris sonnent le tocsin.

Il s’habille en hâte, se précipite dans la rue pour se rendre chez Fauvelet de Bourrienne dont le magasin est situé au Carrousel, un poste d’observation idéal.

Rue des Petits-Champs, il voit venir vers lui une troupe d’hommes portant une tête au bout d’une pique. On l’entoure. On le bouscule. Il est habillé comme un monsieur. On exige qu’il crie « Vive la nation ». Il s’exécute, le visage contracté.

Chez Fauvelet de Bourrienne, depuis la fenêtre, il assiste aux événements. Les insurgés débouchent place du Carrousel, et se dirigent vers les Tuileries.

Napoléon n’est qu’un spectateur fasciné, hostile à « ces groupes d’hommes hideux », à cette populace.

Il sait qu’il risque sa vie, mais au début de l’après-midi, alors que le palais des Tuileries a été conquis et saccagé par les émeutiers, le roi s’étant réfugié à l’Assemblée. Napoléon pénètre dans le jardin et le palais. Plus de mille morts gisent dans ce petit espace, encombrant les escaliers et les pièces.

Napoléon éprouve un sentiment de dégoût et d’horreur. C’est le premier champ de bataille qu’il parcourt. Les gardes suisses se sont battus jusqu’au bout, puis ils ont été massacrés.

À quelques pas de Napoléon, un Marseillais s’apprête à tuer l’un de ces Suisses.

Napoléon s’avance.

— Homme du Midi, dit-il, sauvons ce malheureux.

— Es-tu du Midi ? demande le fédéré.

— Oui.

— Eh bien, sauvons-le.

Napoléon continue de parcourir les jardins, les pièces du château. Il veut comprendre.

— J’ai vu des femmes bien mises se porter aux dernières indécences sur les cadavres des Suisses, raconte-t-il à Bourrienne quelques heures plus tard.

— Les femmes mutilaient les soldats morts, puis brandissaient ces sexes sanglants. Vile canaille, murmure Napoléon.

Il entre dans les cafés des alentours. Partout on chante, on braille, on trinque, on se congratule.

Napoléon sent les regards hostiles. Il est trop calme et sa réserve est suspecte.

Il s’éloigne. Partout la violence, « la rage se montrait sur toutes les figures », dit-il. La colère le saisit. « Si Louis XVI se fût montré à cheval, lance-t-il à Bourrienne, la victoire lui fût restée. »

Il méprise ce souverain coglione qui a capitulé dès le 20 juin au lieu de faire mettre des canons en batterie.

Ce roi n’était pas un soldat. Il ne s’est pas donné les moyens de régner. Et le désordre, l’anarchie l’ont emporté.

Il juge les journées révolutionnaires du 20 juin et surtout du 10 août en homme d’ordre, en officier.

Quels que soient les principes auxquels il croit, il estime que le pouvoir ne doit pas rester à la rue, à la foule, à la populace. Il faut imposer la loi. Il faut donc un chef qui sache décider. Il faut un homme d’énergie, de force et d’audace. Il peut être cet homme-là.

Le soir du 10 août, il prend sa décision. Il rentrera en Corse, au lieu de rejoindre son régiment. C’est dans l’île qu’il peut se distinguer. Ici, que ferait-il dans cette « combustion » ? Il n’est rien. Là-bas, il est un Bonaparte, lieutenant-colonel.

La Législative vient de suspendre le roi et décider que des élections à la Convention nationale auront lieu le 2 septembre. Il faut courir en Corse, pousser Joseph pour qu’enfin il soit élu.

« Les événements se précipitent, écrit-il à la fin août à son oncle Peravicini. Laissez clabauder nos ennemis, vos neveux vous aiment et ils sauront se faire une place. »

 

D’abord, il doit retirer sa soeur Élisa de Saint-Cyr. Il se démène toute la journée du 1er septembre, alors que des bandes commencent à parcourir les rues de Paris, criant au complot des aristocrates, demandant que soient châtiés les « comploteurs » qui s’entassent dans les prisons et espèrent l’arrivée des troupes de Brunswick pour se venger et égorger les patriotes.

Napoléon, à la fin de la journée, peut enfin faire monter sa soeur dans une mauvaise voiture de louage.

Puis il faut se terrer à Paris, alors que le tocsin sonne, qu’on apprend que Verdun a capitulé devant les Austro-Prussiens, que l’ennemi va entrer dans Paris, soumettre la ville à la « subversion totale ».

Des bandes se rassemblent devant les prisons, se font ouvrir les portes, jugent sommairement les prisonniers et les massacrent. La populace semble avoir échappé à toute autorité. On murmure que Danton laisse faire les « justiciers ». Robespierre ne se montre pas. Les prisons, la rue sont aux mains des « massacreurs » qu’excitent les articles et les affiches de Marat.

Le 5, la tuerie s’arrête. Et, le 9 septembre, Napoléon peut enfin quitter Paris avec sa soeur.

 

Dans la diligence puis sur le bateau qui descend le Rhône, Napoléon devine la peur des voyageurs, dont certains fuient Paris, et l’avouent à mots couverts.

À Valence, il rend visite à Mlle Bou, qui lui raconte qu’on a aussi massacré dans les villes de la vallée.

Quelques heures plus tard, Napoléon et Élisa repartent, chargés d’un panier de raisins que Mlle Bou leur a fait porter.

C’est la fin du mois de septembre 1792 lorsqu’ils arrivent à Marseille. Au moment où ils entrent dans leur auberge, des hommes et des femmes les interpellent puis les encerclent. Avec son chapeau à plumes, Élisa a l’allure d’une jeune fille de la noblesse.

— Mort aux aristocrates, crie-t-on.

Tout peut arriver.

Napoléon arrache le chapeau de sa soeur, l’envoie à la foule.

— Pas plus aristocrate que vous, lance-t-il.

On l’applaudit.

Le soir même, il s’enquiert d’un bateau en partance pour Ajaccio.

Mais il devra attendre le 10 octobre pour appareiller de Toulon.

Il sait déjà que son frère n’a pas été élu à la Convention. Joseph n’a rassemblé que soixante-quatre voix pour trois cent quatre-vingt-dix-huit électeurs, et aucun suffrage ne s’est porté sur son nom au second tour ! Mauvaise nouvelle. Il apprend aussi que la monarchie a été abolie, la République proclamée le 21 septembre 1792 par la Convention, et que la veille cette armée française dont Napoléon est officier a remporté sous le commandement de Kellermann et de Dumouriez la victoire de Valmy.

Et, le 14 octobre, les Prussiens ont évacué Verdun. Il n’a participé à rien de cela qui, selon Goethe, « commence une ère nouvelle dans l’histoire du monde ».

Le 15 octobre 1792, il débarque à Ajaccio avec Élisa.

En voyant les siens rassemblés sur le quai, sa mère entourée de tous ses enfants, Napoléon est heureux.

Mais c’est loin, là-bas, au nord, sur la frontière, à Valmy, que la gloire a frôlé les soldats de son aile.

Ici, dans cette île, que peut-il ?