25.

Les montagnes sont devant Napoléon.

Il s’est arrêté au début de cette route qui, partant de Trévise, conduit au premier fleuve qu’il faut traverser, la Piave. Au-delà, il y a deux autres vallées, celle du Tagliamento et de l’Isonzo.

Les soldats avancent devant lui, d’un pas lourd et lent. La route est étroite et sa pente est déjà forte. Ces hommes sont fatigués, comme lui. Il leur a écrit : « Il n’est plus d’espérance pour la paix qu’en allant la chercher dans les États héréditaires de la maison d’Autriche. »

Mais il faut encore se battre, affronter un nouveau général autrichien, l’archiduc Charles, qui a massé ses troupes dans le Tyrol, vers le col de Tarvis, à la source et au-delà de ces fleuves.

Et pour cela, il faut s’enfoncer dans ces vallées caillouteuses, franchir la Piave, le Tagliamento, l’Isonzo, marcher entre les pentes couvertes d’éboulis, dominés par ces massifs calcaires d’un blanc bleuté, dont les flancs et les sommets sont lacérés comme si la montagne n’était qu’un immense squelette dépouillé de tout lambeau de chair.

C’est au-delà, dans le Tyrol, le Frioul et la Carinthie, vers Judenburg, Klagenfurt, que l’on retrouvera les prairies et les forêts.

Ici, la pierre est éclatée, coupante.

 

Napoléon est inquiet.

« À mesure que je m’avancerai en Allemagne, dit-il, je me trouverai plus de forces ennemies sur les bras… Toutes les forces de l’Empereur sont en mouvement et dans tous les États de la maison d’Autriche, on se met en mesure de s’opposer à nous. » Il pense à ces forces françaises qui restent l’arme au pied, là-bas, sur le Rhin. « Si l’on tarde à passer le Rhin, ajoute-t-il, il sera impossible que nous nous soutenions longtemps. »

Mais les armées de Moreau demeurent immobiles sur les bords du Rhin ; celle de Sambre-et-Meuse, reprise en main par Hoche, semble vouloir attaquer, mais quand ?

Et si eux remportaient la victoire sur l’Autriche, l’ennemi principal, si eux obtenaient que Vienne signe la paix, que resterait-il de la gloire de l’armée d’Italie et de son général en chef ?

Voilà plusieurs nuits que cette question le tourmente.

À Ancône, à Tolentino, en attendant les envoyés du pape, dans l’humidité d’une fin d’hiver pluvieuse, il a médité seul, marchant à grands pas dans sa chambre, renvoyant les aides de camp qui se présentaient.

Pour qui combat-il ? Pour qui, ces victoires qu’il a remportées ? Pour les hommes du Directoire, ces avocats, ces « badauds », ou pour lui ?

Sa peau, durant ces nuits de février 1797, s’est à nouveau couverte de pustules et de dartres. Il a voulu écrire à Joséphine, mais les mots ne sont pas venus, comme si l’interrogation qui l’empoigne était trop forte pour permettre l’expression d’une autre passion.

Sa vie se joue. Les cartes qu’il lance, c’est pour lui. Pourquoi faudrait-il laisser conduire le jeu par des hommes qui lui sont inférieurs ? Quelles sont leurs vertus ? Ils sont avides. Ils pensent à leur pouvoir. Ont-ils jamais risqué leur vie dans une bataille ? Savent-ils ce que l’on ressent lorsqu’on traverse un pont sous la mitraille ? De quel droit dictent-ils leur volonté ? Élus par le peuple ? En apparence. En fait, ils ont taillé une Constitution pour conserver leurs sièges et leurs biens. Et ils font tirer au canon sur ceux qui la contestent. Et ce sont ceux-là qui rafleraient la mise ? Au nom de la France, au nom des Français ?

N’ai-je pas déjà fait plus qu’ils ne feront jamais ?

Je joue pour moi.

Il faut vaincre l’archiduc Charles et engager des négociations avec Vienne pour être non seulement le général victorieux, mais aussi l’homme de la paix.

Il faut agir vite, parce qu’on ne peut mettre à genoux l’Autriche avec une quarantaine de milliers d’hommes, et qu’il faut aussi songer à surveiller toutes ces villes et ces campagnes italiennes où la plus grande partie du peuple déteste les Français.

 

Napoléon et ses armées marchent vers le nord-est.

Le 12 mars, Napoléon franchit le Tagliamento. Joubert est à Bozen et à Brixen, Bernadotte à Trieste.

Le 28 mars, Napoléon entre à Klagenfurt. Bientôt les avant-gardes arrivent à Leoben, au coeur de la Styrie. Et des hauteurs du Semmering, Napoléon aperçoit la grande plaine du Danube et, à une centaine de kilomètres, il imagine autant qu’il devine dans les brumes de l’horizon les coupoles et les toits de Vienne.

Ne pas se laisser griser. S’en tenir au « système » qu’il a défini, victoire et paix le plus vite possible.

Dès le 31 mars, dans sa tente, il a rédigé un message destiné à l’archiduc Charles. Il a insisté auprès de l’aide de camp qui allait s’avancer vers les lignes autrichiennes pour que le pli soit remis en main propre au général en chef autrichien. Puis il a regardé longuement l’officier s’éloigner dans les rues de Klagenfurt.

Les mots qu’il a tracés et qui résonnent dans sa tête ont peu de chances d’être entendus. L’archiduc Charles n’est sûrement pas prêt à prendre des libertés avec les autorités de Vienne. Mais l’empereur d’Autriche n’est pas un « avocat » ou un « badaud » comme ceux qui gouvernent à Paris. Et ceux-là, parce que le peuple connaîtra ce message, seront contraints, un jour, de compter avec Napoléon.

« Les braves militaires font la guerre et désirent la paix, a-t-il écrit. Avons-nous tué assez de monde et commis assez de maux à la triste humanité ? Elle réclame de tout côté… Êtes-vous décidé à mériter le titre de bienfaiteur de l’humanité et de sauveur de l’Allemagne ?… Quant à moi, si l’ouverture que j’ai l’honneur de vous faire peut sauver la vie à un seul homme, je m’estimerai plus fier de la couronne civique que je me trouverai avoir méritée que de la triste gloire qui peut revenir des succès militaires. »

 

Il attend, s’enfonce plus avant encore en Styrie, atteint Judenburg, Leoben.

Ces nouvelles victoires – Neumarkt, Unzmarkt – ne lui procurent aucun plaisir. Elles sont fades après Lodi, Arcole, Rivoli.

Peut-être est-ce la guerre elle-même dont il a épuisé les émotions les plus fortes ? Au début, elle l’enfiévrait. Mais voilà près d’un an qu’il s’y livre quotidiennement, qu’il voit des morts jusqu’à la nausée, qu’il a vu tomber les meilleurs, Muiron au pont d’Arcole pour lui sauver la vie. Il sait maintenant, à près de vingt-huit ans, que la guerre n’est qu’un moyen, un outil dont il connaît bien des facettes. Mais peut-elle encore surprendre ? C’est ce qu’on obtient grâce à elle qui l’attire : la gloire, le pouvoir sur les hommes, non pas ceux qui marchent au pas mais tous les hommes dans leur vie quotidienne, leurs institutions et leurs plaisirs.

Il regarde autour de lui ces officiers, aides de camp, généraux, Joubert, Masséna, Bernadotte. Ils sont de bons soldats, courageux, talentueux. Mais lui est déjà au-delà, parmi ceux qui ne se contentent pas de diriger une armée, même comme généraux en chef, mais qui décident pour toutes les armées. Ceux qui détiennent le pouvoir politique.

Ceux ou celui ?

Mais s’il veut être de ceux-là, ou, pourquoi ne pas oser le penser, celui-là, il faut affronter les détenteurs de la puissance à Paris.

 

Il connaît les cinq Directeurs, Barras, Carnot, Reubell, Barthélemy, La Révellière-Lépeaux. Il a été, le 13 vendémiaire, le bras armé de Barras. Ces hommes ne s’embarrassent guère du respect des lois. Il a vécu la Révolution. Il sait bien que, comme sur un champ de bataille, ce qui tranche, c’est l’épée, c’est-à-dire le rapport des forces.

Il appelle l’un de ses aides de camp, Lavalette. L’officier s’incline. Cette politesse respectueuse mais sans obséquiosité, cet « air de bonne compagnie », Napoléon les reconnaît. Ce sont ceux des aristocrates, des anciens royalistes.

Lavalette est fidèle, intelligent. Il doit être un excellent agent de renseignement : Napoléon le fait asseoir.

Que Lavalette voie Carnot. Celui-ci est, avec Barthélemy, proche des milieux royalistes qu’on retrouve dans le club de Clichy. Par souci de stabilité, Carnot serait-il prêt à liquider la République ? Il faut savoir ce que cet homme-là pense, prépare. Des élections doivent avoir lieu dans quelques semaines. Tout indique que les royalistes vont l’emporter. En face, les triumvirs Barras, Reubell, La Révellière-Lépeaux sont sans doute décidés à recommencer Vendémiaire.

Napoléon va et vient. Ce jeu l’excite. Il s’y sent habile. C’est une guerre, mais souterraine, feutrée. Un jeu d’échecs. Un affrontement comme sur un champ de bataille, mais avec des règles plus complexes, des joueurs plus habiles, des cases et des pièces plus nombreuses. La guerre, ce serait le jeu de dames. La politique, le jeu d’échecs.

Et cet échiquier serait lui-même soumis à des forces multiples qui pourraient se déclencher tout à coup, balayer les pièces et les joueurs. Napoléon se souvient de ces scènes dans la cour des Tuileries, ces femmes du 10 août en furie mutilant les corps morts des Suisses.

— La démocratie peut être furieuse, murmure-t-il, mais elle a des entrailles et on l’émeut.

Il faut que Lavalette s’emploie à créer des journaux, à rencontrer les écrivains, les journalistes, ceux qui pèsent sur l’opinion. Qu’on sache partout qui est Bonaparte, ce qu’il a fait, ce qu’il veut : la paix. Ces orateurs, ces romanciers, ces poètes, ces peintres, il faut qu’ils parlent des exploits du génénral Bonaparte.

Lavalette approuve.

— L’aristocratie, poursuit Napoléon, demeure toujours froide, n’est-ce pas ? Elle ne pardonne jamais.

Puis il donne ses consignes. Que Lavalette voie Carnot, répète-t-il. Il faut rassurer Carnot, l’endormir.

— Dites-lui, comme une opinion qui vient de vous, qu’à la première occasion je me retirerai des affaires ; que si elle tarde, je donnerai ma démission ; saisissez bien l’effet que cela fera sur lui.

Le 13 vendémiaire, il avait été l’homme de Barras. Cette fois-ci, il ne joue qu’à son seul profit.

 

La scène se met en place. Le 13 avril 1797, dans la petite ville de Leoben, les deux plénipotentiaires autrichiens demandent à être reçus.

Napoléon les fait attendre, parce qu’il faut que ces deux « Messieurs », deux nobles élégants et raides, le général comte de Merveldt et le comte de Beauregard, comprennent qu’ils ne sont pas les maîtres de la négociation.

À les imaginer qui s’impatientent malgré leur impassibilité, Napoléon éprouve le plaisir du joueur qui anticipe de plusieurs coups la marche de la partie. Il a appris, il apprend, à mettre ainsi les hommes, fussent-ils les plus avertis, dans une situation de déséquilibre. Tout compte, dans cette lutte d’homme à homme, de pouvoir à pouvoir, qu’est une discussion.

Il veut obtenir que l’Autriche renonce à la Belgique et à la rive gauche du Rhin. Il lui proposera en échange la Vénétie, qu’il ne contrôle pas encore, mais il suffira d’un prétexte pour renverser le pouvoir du Doge. La France conservera les îles Ioniennes.

Ces propositions devront demeurer secrètes. Que penseraient les Vénitiens ? Comment jugeraient les Directeurs qui ont déjà fait savoir qu’il fallait céder à l’Autriche, si elle négociait, la Lombardie ?

Napoléon entre d’un pas lent dans la pièce au plafond bas où se tiennent les deux plénipotentiaires. Il va gagner, puisqu’il sait ce qu’il veut. Ce qui fait la force d’un homme, général ou chef d’État, c’est de voir plus loin, plus vite que ses adversaires.

Le 18 avril, les Préliminaires de Leoben sont signés entre Napoléon et les envoyés de Vienne.

J’ai poussé ma pièce.

 

Une nuit d’insomnie à nouveau.

Il faut jouer sur toutes les cases. Faire partir un courrier pour le Directoire, avec le texte des Préliminaires, et menacer sur un ton modeste de démissionner si les Préliminaires ne sont pas acceptés. Trouver les mots pour contraindre ces hommes à ne pas refuser, même s’ils ne croient à aucune des phrases qu’ils lisent. Les enfermer dans la nasse. Et ne pas prêter le flanc à la critique. Il appelle un aide de camp, il dicte.

« Quant à moi, je vous demande du repos. J’ai justifié la confiance dont vous m’avez investi… et acquis plus de gloire qu’il n’en faut pour être heureux… La calomnie s’efforcera en vain de me prêter des intentions perfides, ma carrière civile sera comme ma carrière militaire une et simple. Cependant vous devez sentir que je dois sortir d’Italie et je vous demande avec instance de renvoyer, avec la ratification des Préliminaires de paix, des ordres sur la première direction à donner aux affaires d’Italie, et un congé pour me rendre en France. »

 

Du repos ?

Qu’est-ce que le repos ?

Durant cette nuit du 19 avril 1797, des officiers essoufflés, le visage tiré par la fatigue, pénètrent dans le quartier général. D’un regard, Napoléon les arrête. Commander, c’est tenir à distance respectueuse.

— Quatre cents…, commence l’un.

Quatre cents soldats français, le plus souvent des blessés immobilisés dans leurs lits d’hôpital, ont été tués, égorgés, poignardés, sabrés à Vérone, par des bandes de paysans.

À Venise, un bateau français en rade du Lido a été attaqué, son capitaine tué.

Napoléon congédie les officiers. La vengeance est nécessaire à l’ordre. À la violence il faut répondre par une violence plus grande encore. Il a appris cette loi dans son enfance, à Brienne, à l’École Militaire, à Ajaccio, dans ses premiers commandements, ses premières batailles.

Mais on peut aussi utiliser la vengeance nécessaire comme prétexte à une action déjà décidée. Si l’adversaire se découvre et n’a pas vu l’attaque qui le menace, tant pis pour lui. Il faut frapper vite et fort.

« Croyez-vous, écrit Napoléon au Doge de Venise, que mes légions d’Italie souffriront le massacre que vous excitez ? Le sang de mes frères d’armes sera vengé. »

La répression impitoyable s’abat sur les massacreurs de Vérone, et les troupes françaises entrent à Venise. C’en est fini de la République de Venise, vieille de treize siècles d’histoire indépendante. Elle va pouvoir être livrée à l’Autriche en échange de la rive gauche du Rhin et de la Belgique, et le Directoire approuve, après de longs débats, ces Préliminaires de Leoben.

Je dessine la nouvelle carte de l’Europe.

 

Quelques jours plus tard, Napoléon décachette le premier courrier que lui adresse de Paris son aide de camp Lavalette :

« Tous, mon cher général, ont les yeux fixés sur vous. Vous tenez le sort de la France entière dans vos mains. Signez la paix et vous la faites changer de face comme par enchantement. Dussiez-vous la faire sur les seules bases du traité préliminaire de Leoben, concluez-la… Et alors, mon cher général, venez jouir des bénédictions du peuple français tout entier qui vous appellera son bienfaiteur. Venez étonner les Parisiens par votre modération et votre philosophie. »

Napoléon relit le courrier.

Il aime ce printemps 1797.