13.

Napoléon, dans la grande pièce de la maison familiale, regarde sa mère. Il lui semble qu’elle s’est alourdie, mais elle est toujours vive et, dans cette soirée de la fin du mois d’octobre 1792, elle est radieuse. Elle va de l’un à l’autre de ses enfants. Elle s’arrête souvent devant Élisa, qu’elle continue d’appeler comme autrefois Marianna. Elle l’embrasse, puis elle s’approche de Napoléon et, du bout des doigts, effleure sa joue.

C’est la première fois depuis si longtemps, dit-elle, que tous ses enfants sont rassemblés à la maison. Il faut savourer ce moment de paix et de bonheur.

Napoléon se lève, s’éloigne du groupe.

Voilà plusieurs jours qu’il attend un signe de Paoli. Le Babbo va-t-il le laisser inactif ? Pourtant, dès le 18 octobre, Napoléon a écrit, déclaré qu’il allait reprendre son poste de lieutenant-colonel en second à la tête du bataillon de volontaires. Mais aucune réponse de Corte, où réside Paoli. Avec sa cour, ajoute Lucien, amer.

Paoli n’a pas voulu de ce giovanotto comme secrétaire.

Il ne nous aime pas, répète Lucien à ses frères aînés. Napoléon est revenu de France avec un galon de plus. Trop français pour Paoli, suspect, continue Lucien. Il nous craint.

 

Napoléon s’est obstiné. Il a annoncé aux compagnies de son bataillon qui sont en garnison à Corte et Bonifacio qu’il se rendra auprès d’elles : « Dorénavant je serai là et toute chose marchera comme il faut. » Il va « mettre de l’ordre à tout ».

On ne lui a pas répondu. Il attend. Il ne peut pas rompre avec Paoli, qui détient tous les pouvoirs en Corse et dispose du soutien de la population paysanne, la plus nombreuse.

Alors, dans la maison d’Ajaccio, malgré le bonheur des siens, la joie de sa mère et la reconnaissance qu’elle lui manifeste, il s’impatiente.

Ce soir-là, le 29 octobre, alors qu’il pleut à verse, il ouvre la porte, s’éloigne dans le jardin et revient au bout de plusieurs minutes, les cheveux collés au visage, l’uniforme trempé. Sa mère s’approche, mais il l’écarte et commence à parler.

Il y a les Indes, dit-il. Là-bas, on a besoin d’officiers d’artillerie. On les paie cher. Il pourrait se mettre au service des Anglais au Bengale, ou bien il organiserait l’artillerie des Hindous qui leur résistent. Peu importe le camp. Que fait-il ici, sinon perdre sa vie ? Ses camarades sont entrés à Mayence, à Francfort. Il ne peut accepter ce destin médiocre, cette inaction, alors que le monde bouge, que la France est victorieuse et qu’il aurait pu, lui aussi, faire partie de l’armée de la victoire sur la Sambre et la Meuse.

Mais il n’a pas rejoint son régiment. Il est ici, en Corse, où l’on refuse de l’employer.

Il partira aux Indes. « Les officiers d’artillerie sont rares partout, dit-il. Et si je prends jamais ce parti-là, j’espère que vous entendrez parler de moi. »

Il serre sa mère contre lui. Ce geste de tendresse ostentatoire ne lui est pas habituel. Le plus souvent il reste sur la réserve, et Letizia Bonaparte s’étonne de ce mouvement, de cette sensibilité qui tout à coup s’exprime.

— Je reviendrai des Indes dans quelques années, murmure Napoléon, je serai riche comme un nabab et vous apporterai de bonnes dots pour mes trois soeurs.

Lucien se récrie. Il serait bien exigeant, s’il n’était pas content d’avoir été fait capitaine à vingt-deux ans.

— Ah, que vous êtes bon, interrompt Napoléon en haussant les épaules, si vous croyez que cet avancement-là, rapide j’en conviens, soit du mérite que j’ai ou que je n’ai pas… Je suis capitaine, vous le savez aussi bien que moi, parce que tous les officiers supérieurs du régiment de La Fère sont à Coblentz, émigrés. À présent, vous verrez combien de temps on me laissera capitaine… J’ai vu les choses d’assez près là-bas, à Paris, pour savoir que sans protection on n’y parvient à rien. Les femmes, surtout, voilà les véritables et efficaces machines de protection. Et moi, vous le savez, je ne suis pas leur fait. On ne leur plaît pas quand on ne sait pas faire sa cour, et c’est ce que je n’ai jamais su et ne saurai jamais probablement.

— Il ne partira pas, commente simplement Letizia.

Napoléon dit tout à coup, d’un ton brutal :

— Je vais à Corte.

 

Il part le lendemain à cheval, parcourant la vallée du Gravone.

Lorsqu’il arrive à Bocognano, les paysans et les bergers lui font fête. Ce sont des hommes fidèles.

Ce respect et les marques d’affection et de dévouement dont on l’entoure l’apaisent et le confortent dans sa résolution. Il arrachera à Paoli ce commandement auquel il a droit. Il ne se laissera pas rejeter.

Des bergers de Bocognano l’accompagnent jusqu’à ce qu’apparaissent les murailles de Corte. Ils lui répètent qu’ils sont prêts à mourir pour lui, un Bonaparte. Il a besoin d’eux, dit-il. Il se souviendra de leur amitié toujours.

C’est cela, être un chef, constituer autour de soi un clan, savoir rassembler les hommes, les lier à sa personne et les gratifier.

Il apprend cela.

 

À Corte, c’est Paoli qui règne. Pozzo di Borgo est son conseiller intime. Paoli a désigné son cousin Colonna-Cesari comme commandant des troupes. Napoléon insiste pour être reçu par celui qu’il appelle « le général » Paoli.

Mais Paoli le fait attendre.

Napoléon, chaque jour, rend visite aux compagnies de volontaires qui sont cantonnées dans les environs de Corte. Ces hommes l’accueillent avec joie, mais l’entourage de Paoli lui fait comprendre qu’on n’a pas besoin ici d’un lieutenant-colonel supplémentaire. Il y a Quenza, lieutenant-colonel en premier. À quoi servirait Bonaparte ?

Napoléon écoute. Il se promène seul, longuement, dans les ruelles de Corte. Il se souvient de toutes les vexations, les rebuffades qu’il a acceptées de Pascal Paoli. En ce mois de novembre 1792, alors que la Convention vient de solennellement déclarer « qu’elle accordera fraternité et secours à tous les peuples qui voudront recouvrer leur liberté » au moment où les troupes de Dumouriez viennent de remporter sur les Autrichiens la grande victoire de Jemmapes et occupent la Belgique, faut-il encore rester dans l’ombre de Paoli ?

Il y a d’autres Corses, les conventionnels Saliceti, Chiappe, Casabianca, qui ont choisi sans réticence d’être du côté de la France et de la République. Avec eux, avec Saliceti surtout, Napoléon et tout le clan Bonaparte ont depuis toujours des relations amicales. Alors pourquoi continuer derrière Paoli ?

— Paoli et Pozzo di Borgo, c’est une faction, confie Napoléon à son frère Joseph.

Et, devant les réticences et les prudences de son frère aîné, il ajoute :

— Une faction antinationale.

Dans les cantonnements de son bataillon, lorsque les volontaires se rassemblent autour de lui, Napoléon les harangue, exalte les armées de la République :

— Les nôtres ne s’endorment pas, dit-il, la Savoie et le comté de Nice sont pris.

Il fixe l’un après l’autre chaque volontaire, répète : « Les nôtres. » C’est-à-dire les Français. Puis, ménageant son effet, reculant d’un pas, il ajoute :

— La Sardaigne sera bientôt attaquée.

Les volontaires lèvent leurs armes.

— Les soldats de la liberté triompheront toujours des esclaves stipendiés de quelques tyrans, conclut-il.

Les mots sont venus naturellement dans sa bouche, bousculant les prudences, mots surgis après de longs mois d’hésitation et de maturation. Et, ce choix fait, Napoléon se sent comme libéré. Il bouscule l’entourage de Paoli, parvient enfin à se trouver face à celui qu’il juge maintenant comme un vieil homme avec qui il n’y a plus de précautions à prendre, parce qu’il est un obstacle qu’on peut encore utiliser comme un bouclier mais renverser aussi. Il suffit simplement de choisir le moment.

Napoléon s’adresse à lui avec vigueur. Le ton est si vif que certains proches de Paoli murmurent.

Napoléon exige. Il veut son commandement, il y a droit. Les Corses doivent intervenir dans la guerre de la République. Si on lui refuse ce qu’il demande, conclut-il, il partira, et d’Ajaccio il écrira à Paris pour dénoncer les lenteurs, les tracasseries, pour ne pas dire les trahisons, d’une faction antinationale.

Paoli écoute, les yeux mi-clos, puis, d’une voix calme et ferme, dit simplement :

— Vous pouvez partir, si vous le voulez.

 

C’est Paoli qui tient la Corse. Cette pensée, tout le long du retour vers Ajaccio, puis durant les semaines qui suivent, ne quitte pas Napoléon.

Il faut renverser son pouvoir et, pour cela, devenir plus encore français.

Dans la maison de la rue Saint-Charles, Napoléon reçoit l’amiral Truguet, un jeune et brillant officier qui commande la flottille rassemblée pour une attaque contre la Sardaigne. On danse. L’amiral courtise Élisa, entraîne Pauline et Caroline.

Puis c’est Huguet de Sémonville, un diplomate en route pour Constantinople, qui, lors de son passage à Ajaccio, se joint aux fêtes données par les Bonaparte.

Il prononce des discours au club patriotique de la ville, et Lucien, avec autorité, malgré ses dix-huit ans, lui sert d’interprète et bientôt de secrétaire. Napoléon propose même de loger Sémonville et sa famille dans une de leurs maisons de campagne à Ucciani.

Il fait visiter Ajaccio à ses hôtes, mais il sent l’hostilité de la population. Le clan Bonaparte devient le clan français.

Lorsque au mois de décembre les marins de la flotte de Truguet, puis des volontaires marseillais arrivés à Ajaccio, provoquent des rixes avec les volontaires corses, tuent certains d’entre eux, Napoléon les dénonce : « Ces Marseillais sont des anarchistes, qui portent partout la terreur, cherchent les aristocrates ou les prêtres et ont soif de sang et de crimes. »

Mais, quoi qu’il dise, il sait qu’il est désormais aux yeux des Corses celui qui a choisi la France.

 

Dès lors, il doit aller jusqu’au bout.

Il correspond avec Saliceti, qui vient de voter, à la Convention, la mort du roi. Et pourtant il mesure, à la fin du mois de janvier 1793, la rupture que l’exécution de Louis XVI achève de consommer entre une majorité de Corses et la France.

On lui rapporte les propos de Paoli, qui a condamné l’exécution de Louis XVI. « Nous ne voulons pas être les bourreaux des rois », a dit le Babbo. Près de lui, Pozzo di Borgo est l’avocat talentueux d’une alliance avec l’Angleterre.

— Le roi d’Angleterre a payé Paoli durant des années, répète Lucien à Napoléon. Il continue d’être à sa solde.

Napoléon se veut plus mesuré, mais le 1er février la Convention a déclaré la guerre à l’Angleterre, et Paoli, l’ancien exilé à Londres, n’en devient que plus suspect.

Un soir de février 1793, Napoléon se confie à voix basse à Huguet de Sémonville :

— J’ai bien réfléchi sur notre situation, dit-il, la Convention a sans doute commis un grand crime en exécutant le roi et je le déplore plus que personne, mais, quoi qu’il arrive, la Corse doit toujours être unie à la France. Elle ne peut avoir d’existence qu’à cette condition. Moi et les miens nous défendrons, je vous en avertis, la cause de l’union.

 

Trois jours plus tard, Napoléon est à Bonifacio. Les volontaires de son bataillon y sont regroupés pour partir à l’assaut des îles de la Madeleine, qui appartiennent aux Sardes et commandent le passage des bouches de Bonifacio entre la Corse et la Sardaigne. La flottille de l’amiral Truguet vogue avec à son bord les fédérés marseillais. Elle se dirige vers Cagliari, la capitale sarde. L’assaut contre les îles de la Madeleine servira de diversion.

Napoléon est à la fois calme et fébrile. Il va enfin se battre. Plusieurs fois par jour, il se rend à l’extrémité du promontoire de Bonifacio. De là, il aperçoit les côtes grisâtres de la Sardaigne. Puis, rentré dans la maison qu’il occupe rue Piazzalonga, il convoque un ancien greffier du tribunal. Il lui dicte ses instructions. La phrase est brève, le ton tranchant. Il se fait communiquer les rapports, les examine en détail. Il veut, dit-il, de la discipline, de la régularité, de l’exactitude. Il veut tout contrôler lui-même.

Très tôt le matin, il se lave avec une éponge imbibée d’eau fraîche, se frotte vigoureusement puis s’habille avec soin, veillant toujours à la propreté et à la perfection de son uniforme, mais autour de lui et malgré ses ordres le négligé de la tenue est général.

— On ne se bat bien qu’avec des hommes et des uniformes propres, dit-il.

 

Il s’interroge en observant ses hommes : combien d’entre eux veulent vraiment se battre ?

Lorsqu’il débarque de la Fauvette sur le petit îlot de Santo Stefano, il fait aussitôt mettre en batterie ses deux pièces de quatre et le mortier. Il commence à bombarder la ville de la Madeleine. Mais ses soldats sont inexpérimentés, apeurés. Le commandant de l’expédition, Colonna-Cesari, l’homme de Paoli, a reçu du Babbo l’ordre de ne pas s’en prendre « aux frères sardes ». Les marins de la Fauvette se mutinent et veulent retourner à Bonifacio. Au Sud, à Cagliari, les volontaires marseillais se sont enfuis aux premiers coups de feu.

Mordant ses lèvres de rage, Napoléon est contraint d’évacuer sa position, de couler ses canons que les matelots refusent de rembarquer.

Sur le pont de la Fauvette, il se tient à l’écart, méprisant.

Il a l’impression que chaque jour il perd l’une de ses illusions. Sur la Corse, sur les hommes, sur Paoli.

— Tant de perfidie entre donc dans le coeur humain. Et cette fatale ambition égare un vieillard de soixante-dix-huit ans, dit-il de l’homme qu’il a tant admiré.

Peu après avoir débarqué à Bonifacio, et alors qu’il se promène sur la place Doria, des marins de la Fauvette se précipitent sur lui en criant : « L’aristocrate à la lanterne ! » avec l’intention de le tuer. Il se défend, des volontaires de Bocognano se précipitent, rossent et chassent les marins.

Voilà ce que sont les hommes, même ceux qui se proclament patriotes et révolutionnaires.

Il y a si peu à attendre de la plupart !

 

Mais d’être ainsi allégé de ses naïvetés donne à Napoléon un sentiment de liberté et de force. Il ne peut compter que sur lui. Il ne doit agir que pour lui. Les hommes ne valent qu’autant qu’ils sont ses partisans, ses alliés. Les autres sont des ennemis qu’il faut ou gagner à sa cause, retourner, ou réduire.

Dès qu’il est rentré à Ajaccio, Napoléon se met à écrire, rédigeant une protestation contre la manière dont Colonna-Cesari a conduit l’expédition de la Madeleine. C’est une façon d’attaquer Pascal Paoli, dont Colonna-Cesari est l’homme lige.

Puis, tout à coup, Napoléon apprend d’abord que la Convention a désigné pour se rendre en Corse, avec des pouvoirs illimités, trois commissaires, parmi lesquels Saliceti, et puis qu’ils sont arrivés le 5 avril à Bastia. Napoléon prépare son départ pour les rejoindre, car leur venue est un acte de défiance contre Paoli.

Mais la rupture n’est pas encore consommée.

Napoléon met Saliceti en garde : « Paoli a sur la physionomie la bonté et la douceur, et la haine et la vengeance dans le coeur. Il a l’onction du sentiment dans les yeux, et le fiel dans l’âme. »

Cependant on négocie. Napoléon conseille la prudence, et Saliceti l’approuve. Paoli est toujours le maître de l’île. Les Corses lui restent fidèles. Il faut manoeuvrer habilement.

Napoléon observe, écoute Saliceti. Il apprend la ruse, la manoeuvre politique auxquelles il s’était déjà essayé à Ajaccio, l’année précédente. Saliceti est un maître qui se rend à Corte, noue des conversations avec Paoli. Et Napoléon admire ce professeur involontaire. Mais le 18 avril, alors que les négociations se poursuivent, une nouvelle se répand, de villes en villages corses.

 

Napoléon est dans la maison familiale, rue Saint-Charles.

Un de ses partisans dépose devant lui deux textes. Le premier est la copie d’une décision de la Convention nationale qui ordonne l’arrestation de Pascal Paoli et de Pozzo di Borgo. Le décret est daté du 2 avril 1793. La veille, Dumouriez était passé à l’ennemi. La Convention, avec Paoli, prend les devants.

Le second texte est la copie d’une lettre que les hommes de Pozzo di Borgo distribuent dans toute la Corse.

Napoléon la relit plusieurs fois. La lettre est signée Lucien Bonaparte, qui réside depuis quelques semaines à Toulon, où il a suivi Huguet de Sémonville. Elle est adressée à Joseph et à Napoléon. Elle a donc été interceptée par les hommes de Paoli afin de détruire définitivement la réputation des Bonaparte.

« À la suite d’une adresse de la ville de Toulon, proposée et rédigée par moi dans le comité du club, écrit Lucien Bonaparte, la Convention a décrété l’arrestation de Paoli et de Pozzo di Borgo. C’est ainsi que j’ai porté un coup décisif à nos ennemis. Les journaux vous auront déjà appris cette nouvelle. Vous ne vous y attendiez pas. Je suis impatient de savoir ce que vont devenir Paoli et Pozzo di Borgo. »

Napoléon ferme les yeux. Cette lettre, cette condamnation de la Convention, c’est la guerre ouverte avec Paoli et donc entre la Corse et la République, et pour les Bonaparte l’exil et la ruine. Et tout cela sans que Napoléon ait pu préparer son avenir. Ce jeune frère de dix-huit ans a voulu jouer sa partie avec l’insolence et la prétention d’un bricconcelle, d’un vaurien.

Napoléon appelle sa mère, lui lit les deux textes.

— Si l’archidiacre Lucien vivait encore, dit-il, son coeur saignerait à l’idée du péril de ses moutons, de ses chèvres, de ses boeufs, et sa prudence essaierait de conjurer l’orage.

Il va, explique-t-il, lui aussi chercher à retarder la vengeance de Paoli. Il se rend au club d’Ajaccio, rédige pour la Convention un texte dans lequel il demande à l’Assemblée de revenir sur son décret.

Mais il sait que c’est trop tard.

À Corte, les délégués de Corse rassemblés autour de Paoli dénoncent les Bonaparte, « nés dans la fange du despotisme, nourris et élevés sous les yeux et aux frais d’un pacha luxurieux qui commandait dans l’île… Que les Bonaparte soient abandonnés à leurs remords intimes et à l’opinion publique qui d’ores et déjà les a condamnés à une perpétuelle exécration et infamie ».

Napoléon ne s’imagine pas un seul instant que ses adversaires se contenteront de ce mépris.

Il dit à sa mère : « Preparatevi, questo paese non è per noi. » Préparez-vous à partir, ce pays n’est pas pour nous.

 

Mais il faut tout tenter d’abord. Essayer de s’emparer de la citadelle d’Ajaccio, puis, avec Saliceti, prendre la ville, soulever les partisans des Français.

En vain, personne ne bouge. Napoléon, qui se trouve dans la tour de Capiteu, à l’extrémité du golfe d’Ajaccio, où il s’est réfugié avec quelques hommes, regarde la ville de sa naissance.

Il sait que c’est la fin d’une partie de sa vie. Il va avoir vingt-quatre ans, et son destin désormais ne peut plus être lié qu’à la France : les siens n’ont pas d’autre ressource que sa solde de capitaine. Joseph et Lucien ne peuvent trouver un emploi qu’en France, grâce à Saliceti peut-être.

C’est bien la fin de l’illusion corse.

— Tout a plié ici, ma présence n’est bonne à rien, murmure-t-il à Saliceti. Il me faut quitter ce pays.

Pendant tout le mois de mai et le début de juin 1793, il va cependant résister et réussir à échapper à ceux qui le pourchassent. Et les hommes de Paoli, parce qu’ils ne parviennent pas à l’atteindre, s’en prennent à Letizia Bonaparte et à ses jeunes enfants.

Napoléon, lorsqu’il apprend que sa mère a dû se cacher pour fuir les bandes paolistes qui ont saccagé, pillé et brûlé la maison familiale, ne fait aucun geste, ne prononce aucune parole, semble pétrifié par la colère. Paoli, dira-t-il plus tard, est un traître, et les Corses des rebelles, des contrerévolutionnaires, à l’égal de ces Vendéens qui depuis le mois de mars se sont dressés contre la République.

Cette maison familiale qui brûle, c’est son passé corse qui tombe en cendres. Il est français. Il ne peut plus être que cela.

Des Corses l’arrêtent, l’enferment dans une maison de Bocognano, s’apprêtent à le conduire à Corte pour y être jugé et condamné. Des bergers fidèles le font fuir par une fenêtre.

Il n’avait pas encore vécu cela. Il se glisse sur les chemins dans la nuit, échappe à ses poursuivants. Il se cache dans une grotte, puis dans une maison d’Ajaccio que les gendarmes perquisitionnent.

Il est impassible. Il ne perd jamais son sang-froid. La politique, la guerre, c’est cela, des hommes qu’on flatte ou qu’on combat, qu’on achète ou qu’on tue. Il rassure d’un mot les bergers de Bocognano qui l’escortent, le protègent. Il n’oubliera jamais, dit-il, en se dirigeant vers la côte afin de gagner le navire français qui transporte les envoyés de Paris.

Le 31 mai, alors que le navire des commissaires de la Convention, avec Napoléon et Joseph à son bord, entre dans le golfe d’Ajaccio, des fugitifs font des signes depuis le rivage.

Napoléon s’avance jusqu’à la proue. Il bondit dans une chaloupe, entraîne Joseph. Ils abordent sur la plage et s’élancent vers Letizia Bonaparte et ses enfants, qui ont marché toute la nuit à travers le maquis pour fuir les partisans de Pascal Paoli.

Napoléon les fait passer un à un dans la chaloupe. Sa mère n’a pas un mot pour se plaindre.

Le navire les conduit jusqu’à Calvi, où Napoléon décide de demander l’hospitalité à son parrain Giubega.

Il repart dès que sa famille est à l’abri, rembarque et rejoint Bastia avec les commissaires.

Mais il est tourmenté, anxieux. Les Français ne contrôlent plus que trois places en Corse – Calvi, Bastia, Saint-Florent. Peut-il laisser sa mère, et ses frères et ses soeurs dans l’île à la merci de leurs ennemis ?

Le 10 juin, il quitte Bastia seul, à cheval, pour les rejoindre et organiser leur embarquement pour Toulon.

Il chevauche plusieurs jours une monture efflanquée, essoufflée, mais qui connaît d’instinct les dangers de ces sentiers qui serpentent à flanc de montagne, à peine tracés dans la végétation dense du maquis.

Il respire les parfums de la campagne corse, dont il a eu si souvent la nostalgie, et qu’il a retrouvés avec tant de joie et d’élan à chacun de ses retours dans l’île.

Cela est fini aussi, il le sait.

Son destin est ailleurs, en France, sa patrie, sa nation.

Il est revenu au choix qu’avait fait pour lui son père. Aucun autre ne lui a été offert.

Pour être, il faut rompre.

Il rompt avec la Corse.

Le 11 juin 1793, Napoléon et sa famille s’embarquent sur un chebek pour Toulon.