20.

Ce 6 octobre 1795, alors que les troupes sillonnent Paris sans rencontrer de résistance, Napoléon, sans qu’il manifeste le moindre étonnement, sait, sent et voit que tout a changé.

On lui apporte l’un de ces uniformes de bonne laine qu’il sollicitait en vain. Il le revêt lentement. Il lui semble que son corps enveloppé dans le tissu épais, que son visage encadré par le haut col décoré de galons d’or ne sont plus tout à fait les mêmes. Ses gestes sont moins saccadés, sa peau que la gale irritait lui paraît lisse, et jusqu’à son teint qui est moins jaune.

Des officiers s’approchent de lui. Il attend, bras croisés, les jambes prises dans des bottes de cuir brillant. On lui tend des plis avec déférence. L’expression du courrier, un lieutenant, est à la fois admirative et craintive. Napoléon le fixe. L’homme baisse aussitôt les yeux, comme s’il avait commis une faute et craignait une réprimande.

Napoléon ne dit rien.

C’est cela le pouvoir, c’est cela la victoire. Junot lui-même n’est plus aussi familier. Il hésite à parler, se tient à quelques pas, respectant le silence de Napoléon.

On apporte des journaux. Junot les parcourt, les présente.

Ce général dont on parle, ce nom qui revient, Bonaparte, Bonaparte, c’est le mien.

Pas un trait du visage de Napoléon qui ne marque la surprise ou la joie. Fréron, à la tribune de la Convention, a fait l’éloge de « ce général d’artillerie, Bonaparte, nommé dans la nuit du 12 au 13 et qui n’a eu que la matinée du 13 pour faire les dispositions savantes dont vous avez vu les effets ».

Barras est intervenu pour faire confirmer la nomination de Napoléon au commandement en second de l’armée de l’Intérieur.

Le 16 octobre, il sera nommé général de division. Et le 26 la Convention, avant de se séparer, le désigne comme commandant en chef de l’armée de l’Intérieur.

 

Enfin.

Il s’assied dans la grande voiture tirée par quatre chevaux, entourée d’une escorte. La garde le salue lorsqu’il entre dans l’hôtel du quartier général, rue Neuve-Capucine, sa résidence officielle. Il traverse les salons. On se lève à son approche, on claque les talons. Il convoque ses aides de camp Marmont, Junot, son frère Louis, cinq autres officiers qui sont, comme il l’écrit à Joseph, ses « aides de camp capitaines ».

Il lit la liste de ceux qui attendent dans l’antichambre pour être reçus. Ces solliciteurs dont il peut, d’un mot, d’une phrase, changer la vie sont la preuve de ce qu’il est devenu.

Les murs sont chargés de miroirs aux cadres dorés. Napoléon s’y regarde longuement lorsqu’il lève la tête, attendant qu’on fasse entrer le premier de ces quémandeurs.

Il est le même homme qu’il y a un mois. Le même que celui qu’on enfermait au Fort-Carré, qu’on privait de son commandement à l’armée d’Italie, qu’on épurait. Le même auquel on répondait d’un billet hâtif, le même dont les bottes prenaient l’eau.

Mais il est là, identique et autre. Il commande à quarante mille hommes, et ceux qui entrent dans cette pièce, qui n’osent pas s’asseoir, le voient dans la lumière du pouvoir.

Il n’est pas grisé. Il n’est pas surpris. Il se souvient de l’enfant qu’il était et qui souvent, pour atteindre plus vite le sommet d’une colline, quittait le sentier, s’élançait à travers les buissons. Les ronces s’accrochaient à ses vêtements, griffaient ses mains, ses bras et ses jambes. Parfois les branches fouettaient son visage. Il était de toutes parts agrippé, retenu. Il tombait sur les genoux, croyait avoir atteint le sommet et retombait, ou bien un buisson plus dense, un rocher plus haut se dressait devant lui. Mais, au terme de l’effort, il se tenait debout devant l’horizon, libre d’aller sur cette plate-forme dont il ne connaissait pas l’étendue, qui était pleine de nouveaux dangers, mais où il respirait enfin à pleins poumons.

Enfin lui-même.

Il donne des ordres. Point de vengeance, d’exécutions ou même d’arrestations des insurgés d’hier. Clémence pour les sectionnaires.

Il voit Barras, Fréron, Tallien. Il plaide pour l’acquittement du général Menou. On l’écoute. On le questionne. Il répond par des phrases courtes. Il observe. Il mesure les inquiétudes de ces hommes qui, il y a si peu, le tenaient à distance, le traitaient avec de la condescendance et de l’ironie mêlée à un peu de mépris. Ils ne sont donc que ces hommes-là, qui craignent une victoire royaliste aux prochaines élections, qui chuchotent entre eux pour, peut-être, si la nécessité se présentait, casser les élections, fomenter un coup d’État. Et qui, pour l’heure, organisent le Directoire exécutif, dont le vicomte Barras de Fox d’Amphoux sera le principal inspirateur, directeur empanaché, roi du Directoire, haï, méprisé, jalousé, craint :

Si la pourpre est le salaire

laire, laire, laire

Des crimes de Vendémiaire

Fox s’Amphoux !

Que Paris le considère

laire, laire, laire

Ainsi que toute la terre

Fox s’Amphoux !

Et Junot répète à Napoléon les deux vers qui s’ajoutent à cette chanson qui court les rues, accrochée aux basques de Barras :

Il n’a pas quarante ans, mais aux âmes damnées

Le crime n’attend pas le nombre d’années

Cependant ce sont ces hommes-là qui tiennent le pouvoir, ce sont ceux que désormais Napoléon côtoie chaque jour dans leurs demeures ou chez lui.

Il entre dans le salon de Thérésa Tallien. Il n’a plus à se faufiler jusqu’à elle. Elle vient vers lui. Elle lui prend le bras. Il est entouré par toutes ces femmes parfumées, dont les voiles le frôlent, qui laissent leurs mains longuement dans la sienne. Il est l’homme nouveau dans leur petit monde, celui qui les a sauvées, cet homme de guerre nerveux, maigre, si différent des hommes qu’elles rencontrent depuis des années, dont elles connaissent les corps gras, les vices, qu’elles se sont partagés, échangés, qui ne les surprennent plus et qu’elles ne peuvent plus étonner, qu’elles s’efforcent de garder mais qui sont blasés, auxquels il faut des alcools de plus en plus forts.

D’ailleurs ils ne parlent plus, ils jouent, le regard fixe, assis autour des petites tables garnies d’enjeux considérables. On passe ses nuits au whist, au pharaon, au vingt-et-un, à la bouillotte, au creps.

Ce Bonaparte, ce général en chef qui commande à Paris, dont on dit qu’il a de l’avenir, ne joue pas, lui.

Les femmes le questionnent. Il les regarde sans baisser les yeux. L’une d’elles, au teint mat, aux bras nus sous les voiles refermés aux poignets par deux petites agrafes d’or, rejette un peu la tête en arrière. Il voit ses seins et sou cou offerts. Il a l’impression qu’elle l’invite. Ses mouvements sont lents. Parfois elle touche du bout de ses doigts ses cheveux retenus par une plaque d’or, mais dont de nombreuses boucles forment autour de son front une sorte de diadème. Elle s’exprime en souriant, le visage mobile, les yeux brillants.

« Racontez-moi », semble-t-elle répéter.

Il parle. Peu à peu, les autres femmes s’éloignent, comme si celle-là, Joséphine de Beauharnais, avait acquis un droit sur ce général qui n’a pas vingt-sept ans.

Elle le convie à passer chez elle, rue Chantereine, numéro 6.

Il sait qui elle est.

Le soir, dans une vaste chambre qu’il occupe rue Neuve-Capucine, il ne trouve pas le sommeil. Il marche comme à son habitude. Il passe dans son bureau. Écrire est le seul moyen de se calmer. Il commence une lettre à Joseph. « Je suis excessivement occupé, écrit-il, ma santé est bonne. Je suis ici, heureux et content. » Il s’interrompt.

Il sait qui elle est.

Veuve du général de Beauharnais, deux enfants, Eugène et Hortense. Maîtresse de Barras. Noblesse des îles, Tascher de La Pagerie. Elle tient à l’Ancien Régime et au nouveau. Une femme. Si différente de cette Désirée Clary. Peut-être même est-elle riche.

Une vie déjà derrière elle. Sans doute plus de trente ans. Mais ce corps, cette peau, cette manière de se mouvoir, comme si elle dansait, une plante grimpante fleurie qui entoure le tronc d’un arbre.

Elle est l’amie de tous. Elle est la femme placée au centre du monde dans lequel je suis entré.

Il sait qui elle est. C’est pour cela qu’elle l’attire.

 

Il se rend à ses invitations. Le petit hôtel qu’elle occupe est entouré d’un parc, dans le quartier encore champêtre de la chaussée d’Antin. Pour le trouver, il faut passer entre des jardins. On découvre alors un pavillon demi-circulaire, en style néoclassique. Quatre hautes fenêtres surmontées d’un attique éclairent le rez-de-chaussée. Joséphine est assise sur une bergère. Elle semble à peine vêtue. Les voiles suggèrent les formes lascives de son corps. Dans ce salon aux boiseries blanches, une frise évoque le style romain. Les fauteuils et les bergères sont nombreux. Une harpe, devant l’une des fenêtres, complète ce décor de théâtre. L’hôtel a été loué par Joséphine à Julie Carreau, la femme du grand acteur Talma.

D’un mouvement lent, Joséphine invite Napoléon à la rejoindre, à s’asseoir près d’elle.

Il sait qui elle est.

Elle est le signe de sa victoire.

Il hésite. Il pourrait, il en est sûr, il en a le désir, l’enlacer, la renverser, la conquérir. Il s’assied sur la bergère, mais se tient éloigné d’elle encore.

 

Le 28 octobre, alors qu’il est entouré de ses aides de camp, un soldat lui tend un pli. Les officiers s’écartent cependant qu’il décachette l’enveloppe.

Il ne reconnaît pas cette écriture aux jambages gras et ronds qui semblent tracés avec hésitation et application. La lettre est signée : « Veuve Beauharnais ».

« Vous ne venez plus voir une amie qui vous aime, écrit Joséphine. Vous l’avez tout à fait délaissée ; vous avez bien tort, car elle est tendrement attachée.

« Venez demain déjeuner avec moi ; j’ai besoin de vous voir et de causer avec vous sur vos intérêts.

« Bonsoir, mon ami, je vous embrasse.

« Veuve Beauharnais

« Ce 6 Brumaire. »

Napoléon replie la lettre, congédie ses aides de camp.

Une femme, enfin.

Cette femme-là qui s’offre.

À moi. Si je veux.

 

Mais lorsque Junot rentre, pour faire état des rapports de police où l’on signale que les « honnêtes gens » trouvent Bonaparte « jacobin à l’excès » et le surnomment « général Vendémiaire », Napoléon est debout, immobile, visage fermé. « Je tiens au titre de général Vendémiaire, dit-il, ce sera dans l’avenir mon premier titre de gloire. »

Puis il prend la liasse des rapports, commence à les lire. Si les royalistes le critiquent, s’en prennent au Directoire, complotent, les Jacobins se réorganisent. Ils ont fondé le club du Panthéon. Napoléon sursaute : auprès des noms qui lui sont inconnus – Babeuf, Darthé, tout à coup celui-ci, familier, Buonarroti, fidèle donc à ses idées d’égalité, soutenant maintenant Le Tribun du peuple, ce journal qui publie clandestinement Babeuf.

Qu’espèrent-ils, ces hommes-là ? On ne peut partager entre tous. La vie désigne ceux qui sont capables de prendre et qui possèdent, et ceux qui acceptent la domination des autres. C’est ainsi. Et à chaque instant il faut défendre ce qu’on a conquis, l’agrandir, s’appuyer sur les siens, ceux de sa famille, de son clan. Napoléon s’assied, écrit à Joseph.

Être au pouvoir, c’est cela aussi, prendre, donner aux gens.

« J’ai fait nommer, commence-t-il, je ferai placer… Ramolino est nommé inspecteur des Charrois, Lucien est commissaire des Guerres à l’armée du Rhin, Louis est avec moi… Je ne puis faire plus que je ne fais pour tous… La famille ne manque de rien ; je lui ai fait passer argent, assignats… Je n’ai reçu que depuis peu de jours quatre cent mille francs pour toi, Fesch à qui je les ai remis t’en rendra compte… Tu ne dois avoir aucune inquiétude pour la famille, elle est abondamment pourvue de tout. Jérôme est arrivé hier, je vais le placer dans un collège où il sera bien… J’ai ici logement, table et voiture à ta disposition… Viens ici, tu choisiras la place qui pourra te convenir… »

Encore une dernière lettre à Joseph, un dernier mot, pour répéter que « la famille ne manque de rien. Je lui ai envoyé tout ce qui est nécessaire… cinquante à soixante mille francs, argent, assignats, chiffons ; n’aie donc aucune inquiétude ».

Donner aux siens, partager avec eux. Que peut-on faire d’autre en ce monde tel qu’il est ?

Napoléon parcourt les rues entouré de son état-major. Il doit voir. Le maintien de l’ordre relève de ses responsabilités. Des grèves éclatent. Le prix du pain s’envole. La disette frappe. Il fait froid et l’on manque de bois de chauffage.

Il voit, il sait cela. Il fait organiser des distributions de pain et de bois. Mais des attroupements se forment devant les boulangeries. Une femme l’interpelle. Elle est difforme, elle hurle d’une voix criarde. « Tout ce tas d’épauletiers se moquent de nous, lance-t-elle en montrant Napoléon et son état-major. Pourvu qu’ils mangent et qu’ils s’engraissent bien, il leur est fort égal que le pauvre peuple meure de faim ! »

La foule murmure. Napoléon se dresse sur ses étriers. « La bonne, regarde-moi bien, quel est le plus gras d’entre nous deux ? »

La foule rit. Napoléon lance son cheval, suivi par son état-major.

 

Du haut de sa monture comme du haut du pouvoir, on conduit les hommes.

Mais tout en écartant du poitrail de son cheval la foule qui tarde à s’écarter, Napoléon se sent pour la première fois depuis Vendémiaire à nouveau entravé. Ce commandement de l’armée de l’Intérieur, qu’est-ce, sinon une besogne de police au service des détenteurs du pouvoir politique ultime, les cinq directeurs, Barras, et maintenant aussi Carnot ?

Ce sont eux qui ordonnent, et Napoléon se tient sur le devant des troupes qui pénètrent dans le club du Panthéon, parce que le Directoire en a décidé la fermeture. Trop de succès public : près de deux mille personnes à chaque réunion pour acclamer Buonarroti et lire Le Tribun du peuple.

On ne laisse pas une mèche brûler quand les citoyens ont froid et faim.

 

Napoléon tire ferme sur les rênes de son cheval qui piaffe sur les pavés. Il n’est pas un gendarme. Il est un soldat. Il a remis le 19 janvier 1796, pour la dixième fois peut-être, des plans de bataille pour une campagne victorieuse en Italie. Schérer, le général qui commande l’armée d’Italie, les rejette. Le commissaire du gouvernement auprès de l’armée, Ritter, s’indigne de ce projet. Il écrit au Directoire, et d’abord à Carnot, qui est en charge des affaires de la Guerre. Quel est ce plan qu’on lui transmet ? Qui l’a dressé ? « L’un de ces forcenés qui croient que l’on peut prendre la lune avec ses dents ? Un de ces individus rongés par l’ambition et avides de places supérieures à leurs forces ? »

Alors que les soldats entraînent les Jacobins arrêtés, Napoléon rêve à un vrai et grand commandement.

Carnot lui fait part des réactions sceptiques ou hostiles des généraux Schérer et Ritter qui condamnent son plan pour l’Italie. Mais en même temps Carnot laisse entendre qu’on pourrait lui accorder le commandement de cette armée d’Italie.

Napoléon se reproche encore d’avoir révélé ses certitudes, ses ambitions. « Si j’étais là, s’est-il écrié, les Autrichiens seraient culbutés ! » Carnot a murmuré : « Vous irez. »

Mais, depuis, rien, sinon des rumeurs et des rumeurs et des ragots colportés par les envieux. Napoléon écoute Louis les rapporter. Son frère les recueille dans les antichambres, auprès des aides de camp fidèles qui s’indignent.

On dit que Bonaparte bénéficie de la protection de Barras. Celui-ci voudrait se débarrasser de son ancienne maîtresse Joséphine en la gratifiant d’un mari doté. Pourquoi pas Bonaparte, auquel on concéderait le commandement de l’armée d’Italie ?

Napoléon enrage.

— Croient-ils, s’exclame-t-il, que j’ai besoin de protection pour parvenir ? Ils seront tous trop heureux que je veuille leur accorder la mienne. Mon épée est à mon côté, et avec elle j’irai loin.

— Cette femme, murmure Louis, ce projet de mariage.

Napoléon fixe son frère, qui recule et sort.

 

Que peuvent-ils comprendre, les autres, à ce que je ressens ?

Il a pris Joséphine contre lui et elle s’est pliée, si souple, offrant ses hanches, son sexe, puis, ainsi cambrée, il l’a portée jusqu’au lit.

Elle est à lui, cette femme aux mains expertes, aux doigts longs, cette femme qui est soie et douceur et qu’il serre avec une si grande fougue, un désir si intense qu’elle semble défaillir, qu’elle tente de le repousser avant de se laisser aller, abandonnée, puis si tendre. Et cependant il a le sentiment qu’elle glisse entre ses bras et qu’au moment où il croit la prendre, où il la prend, elle est absente, ailleurs.

Que savent-ils, les autres, de ces nuits où il la retrouve, où il écarte ses voiles, sans même retirer son uniforme et ses bottes ? Elle est la femme du moment de sa vie où enfin il est lui-même. Elle est sa victoire faite chair et plaisir. Une victoire vivante, qui ne s’épuise pas dès lors qu’on l’a acquise, mais qui au contraire avive la passion.

Il lui écrit :

« Je me réveille plein de toi. Ton portrait et l’enivrante soirée d’hier n’ont point laissé de repos à mes sens : douce et incomparable Joséphine, quel effet bizarre faites-vous sur mon coeur ! Vous fâchez-vous, vous vois-je triste, êtes-vous inquiète, mon âme est brisée de douleur et il n’est point de repos pour votre ami. Mais en est-il donc davantage pour moi lorsque, me livrant au sentiment profond qui me maîtrise, je puise sur vos lèvres, sur votre coeur une flamme qui me brûle ? Ah ! C’est cette nuit que je me suis aperçu que votre portrait n’est pas vous. Tu pars à midi, je te verrai dans trois heures. En attendant, mio dolce amore, un million de baisers, mais ne m’en donne pas, car ils brûlent mon sang ! »

 

Il pense sans cesse à ce corps, à cette femme. Il veut la tenir emprisonnée entre ses bras, comme s’il s’assurait ainsi non seulement d’elle, mais de tout ce qu’elle représente, son passé, ses amitiés, peut-être sa fortune, sa place dans cette société parisienne où il sait bien qu’il n’est encore parvenu que sur le seuil.

Avec elle à son bras, il fait définitivement partie de ce monde où il est entré en une nuit de guerre civile, sous l’averse du 13 Vendémiaire. Il veut, grâce à cette femme, proclamer sa victoire, le rang qu’il a acquis. Il veut s’assurer d’elle toutes les nuits, quand il aura le désir de la prendre, parce qu’elle sera son épouse.

Mais Joséphine se dérobe. L’attendant dans l’antichambre d’un notaire, Me Raguideau, où elle a voulu se rendre, Napoléon approche de la porte entrouverte. Il entend le notaire bougonner : « Eh quoi, épouser un général qui n’a que la cape et l’épée, la belle affaire que vous feriez là ! » que possède-t-il, ce Bonaparte ? Une bicoque ? Même pas ! Qui est-il ? Un petit général de guerre civile, sans avenir, au-dessous de tous les grands généraux de la République ! Mieux vaudrait épouser un fournisseur aux armées !

Napoléon se maîtrise. Il voudrait entrer avec fracas dans le bureau du notaire, mais il s’éloigne, s’approche d’une fenêtre. Il aura cette femme-là. Il sait qui elle est. Il sait ce qu’elle lui apporte : cette brûlure dans le sang. Il connaît son corps. C’est le premier corps de femme qu’il tient ainsi à pleines mains, qu’il peut caresser, aimer à sa guise. Et elle est la première femme qui lui touche le corps de cette manière, sans retenue, avec cette douceur et cette audace, cette maîtrise qui le comblent, l’exaltent, font renaître son désir au moment même où il le croit apaisé.

Et l’on voudrait qu’il renonce !

 

Il la voit chaque jour. Il découvre que le temps d’une journée peut aussi contenir, en plus des tâches militaires, une rencontre avec elle, l’amour avec elle, des pensées pour elle, des lettres pour elle.

Et cependant il voit Barras, Carnot, La Révellière-Lépeaux, l’un des cinq membres du Directoire exécutif.

Son désir d’elle, loin d’épuiser son énergie, lui donne des forces nouvelles.

Le 7 février 1795, les bans du mariage sont publiés, et, dans les jours qui suivent, le Directoire se décide à lui confier le commandement en chef de l’armée d’Italie.

— C’est la dot de Barras, répètent les envieux.

Il fait taire Louis et Junot, qui s’indignent de ces ragots.

Faut-il qu’il explique qu’on le nomme à la tête de l’armée d’Italie parce que les généraux Schérer, Augereau, Sérurier, Masséna et quelques autres n’obtiennent pas de victoires décisives et que le Directoire veut des succès, veut du butin, car les caisses sont vides, et c’est Napoléon qu’on charge de vaincre pour les remplir.

Le 23 février, l’arrêté de nomination à la tête de l’armée d’Italie est préparé. Le 25, le Directoire nomme le général Hatry commandant de l’armée de l’Intérieur.

Ce sont des jours de fièvre. Napoléon règle sa succession, désigne des aides de camp, prépare ses plans de campagne.

Le soir, il étale ses cartes dans le salon et le boudoir de Joséphine dans l’hôtel particulier de la rue Chantereine. Le chien Fortuné, un ruban noué autour du cou, gambade, et aboie lorsque Napoléon enlace Joséphine et la pousse jusqu’au lit, impérieux et passionné.

Parfois il la devine réticente, simplement soumise. Et cela l’inquiète. Elle sera son épouse dans quelques jours. Il l’embrasse avec fougue. Imagine-t-elle sa passion ? Elle sourit, lèvres closes.

Il la presse. Elle sera sa femme.

Il faut un contrat de mariage. Joséphine se rajeunit de quatre années. Il le sait. Il se vieillit de dix-huit mois. Qu’importe ces détails. Il veut ce mariage.

Quand Me Raguideau lit que le futur époux « déclare ne posséder aucun immeuble, ni aucun bien immobilier autre que sa garde-robe et ses équipages de guerre », Napoléon se lève, relit la phrase, demande qu’on la raye. La séparation des biens est prévue entre les époux. Joséphine recevra en cas de décès de Napoléon quinze cents livres. Elle garde la tutelle sur ses enfants, Hortense et Eugène. L’acte dresse la liste du trousseau qu’elle apporte : quatre douzaines de chemises, six jupons, douze paires de bas de soie… Napoléon, ostensiblement, n’écoute pas, se figeant cependant quand il est fait état, parmi les biens de Joséphine, de deux chevaux noirs et d’une calèche.

C’est Barras qui avait fait remettre cet équipage par les écuries nationales, en dédommagement des biens perdus par le général Beauharnais sous la Terreur.

 

Le 9 mars 1796 (19 Ventôse an IV), jour du mariage, fixé à neuf heures du soir à la mairie de la rue d’Antin, Napoléon a réuni ses aides de camp. Il fixe à chacun sa tâche. La nomination à la tête de l’armée d’Italie a été rendue officielle le 2 mars. Le départ pour Nice, siège du quartier général, a été fixé au 11 mars. Il faut que les aides de camp préparent les étapes, le logement de Napoléon, convoquent les généraux.

Tout à coup, Napoléon lève la tête et bondit. Il est plus de neuf heures. À la mairie, Barras, Tallien et Joséphine doivent s’impatienter.

Suivi de l’un de ses aides de camp, Le Marois, Napoléon se précipite. Il a déjà remis à Joséphine la petite bague de saphir qui tient lieu d’anneau nuptial. À l’intérieur sont gravés les mots « Au Destin ».

Il est dix heures quand il arrive à la mairie. Il gravit les marches en courant.

Ils sont tous là à l’attendre. Le maire Le Clerq somnole à la lumière des bougies.

Napoléon le secoue. La cérémonie commence, brève. Joséphine murmure son accord. Oui, dit Napoléon d’une voix sonore.

Puis il entraîne Joséphine.

Elle est à lui pour deux nuits.

Le 11 mars, en compagnie de son frère Louis, de Junot et de l’ordonnateur Chauvet, Napoléon part pour le quartier général de l’armée d’Italie.

Joséphine se tient sur le perron. Il lui fait un signe. Elle est à moi.

Comme l’Italie le sera.