29.

— Je dois rencontrer cet homme-là dès demain, dit Napoléon.

Il vient à peine d’arriver à Paris, et déjà il charge l’un de ses aides de camp d’un message pour le ministre des Relations extérieures du Directoire, Charles Maurice de Talleyrand-Périgord. Il ne doute pas que Talleyrand le recevra.

On devine un homme même si on ne l’a jamais vu. Et Talleyrand, depuis qu’il a été nommé ministre en juillet 1797, a fait comprendre qu’il était un allié prêt à servir pour se servir lui-même.

Ce n’est jamais que cela, une alliance entre hommes de pouvoir.

Napoléon se souvient de la première lettre envoyée par Talleyrand. « Justement effrayé des fonctions dont je sens la périlleuse importance, j’ai besoin de me rassurer par le sentiment de ce que votre gloire doit apporter de moyens et de facilités dans les négociations », a-t-il écrit dès le 24 juillet 1797.

Effrayé, l’ancien évêque d’Autun ? L’homme qui célébrait en 1790 la messe à la fête de la Fédération, qui passait quelques années en exil, aux États-Unis et en Angleterre, le temps que cesse de tomber le couperet de la guillotine, et qui, dès son retour en France, grâce à l’appui de Barras et aux intrigues des femmes qu’il aime tant, et d’abord de Mme de Staël – la fille de Necker –, obtenait du Directoire le ministère des Affaires extérieures, douterait-il de ses talents ? Allons donc. Rien ne peut effrayer un homme comme lui. Sa lettre signifie seulement : donnons-nous la main, nos intérêts sont communs. Et depuis, d’autres gestes sont venus confirmer le premier.

Lorsque, le 6 décembre, à onze heures du matin, Napoléon entre dans les salons de l’hôtel de Galliffet, rue du Bac, il n’oublie pas tout cela. Talleyrand lui a déjà fait comprendre qu’il supporte mal la tutelle des Directeurs, et surtout celle de Reubell, chargé de la politique étrangère. Cela suffit à bâtir une bonne entente.

C’est donc lui.

Il vient vers Napoléon, grande taille, teint blême, cheveux poudrés comme sous l’Ancien Régime, nez retroussé. Il est imberbe, sourit ironiquement. Il boite. Il est difficile de lui donner un âge.

Dans le salon, des hommes et des femmes conviés pour apercevoir Napoléon se sont levés. Talleyrand les présente avec une sorte de lassitude. Mme de Staël. Une extravagante que Napoléon regarde à peine. Il se méfie de cette femme qui le dévore des yeux, qui lui a écrit des lettres enflammées. Qu’est-ce qu’une femme qui ne sait pas se contenter de la séduction de son sexe et qui fait des phrases, qui joue d’audace ? Une femme qui essaie de masquer sa laideur. Napoléon lui tourne le dos, salue le navigateur Bougainville, puis suit Talleyrand dans son cabinet.

Napoléon observe le ministre. Il est tel qu’il l’imaginait, le cou enveloppé dans une cravate très haute, la poitrine serrée dans une large redingote, la voix forte et grave, le port raide, grand seigneur qui voit les choses de haut, les yeux fixes, sans illusion. Un homme qui ne se paie pas de mots. Un joueur habile. Mais qui montre ostensiblement l’admiration qu’il porte à Napoléon, et lui, l’aîné, reconnaît au cadet glorieux la possession des cartes majeures. Mais il y a dans cette attitude suffisamment de détachement pour que Napoléon ne sente ni obséquiosité, ni reconnaissance d’une infériorité. « Vous avez la main, semble dire Talleyrand, je vous seconde dans ce jeu, mais je n’abdique rien. »

Il faut des partenaires de cette sorte dans la partie que je joue.

— Vous êtes neveu de l’archevêque de Reims qui est auprès de Louis XVIII, dit Napoléon.

Il répète à dessein « Louis XVIII » comme un royaliste.

— J’ai aussi un oncle qui est archidiacre en Corse, poursuit-il. C’est lui qui m’a élevé. En Corse, vous savez qu’être archidiacre c’est comme être évêque en France.

Manière de suggérer qu’ils ont tous deux au-delà des intérêts immédiats une similitude d’origine, gage de leur collaboration.

Cette première rencontre s’achève. Le salon s’est rempli. Un murmure respectueux accueille Napoléon.

— Citoyens, dit Napoléon, je suis sensible à l’empressement que vous me montrez. J’ai fait de mon mieux la guerre et de mon mieux la paix. C’est au Directoire à savoir en profiter, pour le bonheur et la prospérité de la République.

 

Il doit être prudent. Dans certains journaux, on laisse entendre déjà qu’il aspire à la dictature. Que vient-il faire à Paris ? demande-t-on. Il faut donc endormir ces adversaires, ne pas se montrer avide de gloire, plaire au plus grand nombre et se conduire en citoyen modeste, soucieux non de ses intérêts mais de ceux de la République.

Il dîne chez Reubell, le Directeur qui fut le plus hostile aux clauses du traité de Campo-Formio, le supérieur et l’adversaire de Talleyrand. Il faut jouer l’effacement et le désintéressement.

Mais aux yeux de l’opinion, le Directoire est composé d’hommes corrompus, rivaux. Il importe donc de ne pas se compromettre avec l’un des clans et montrer qu’on ne s’est pas enrichi à la guerre.

Si l’on reçoit rue de la Victoire, ce doit être d’abord des hommes de sciences ou de lettres, des savants, des membres de l’Institut, des militaires. Il ne faut pas être confondu avec les hommes politiques. Berthollet, Monge, Laplace, Prony, Bernardin de Saint-Pierre, Desaix ou Berthier : ces citoyens-là sont au-dessus de tout soupçon. On parle métaphysique et poésie à Marie-Joseph Chénier, on fait une démonstration de mathématiques à Laplace, son vieil examinateur de l’École Militaire.

Pari réussi, quand Laplace s’exclame : « Nous nous attendions tous à recevoir tout de vous, excepté une leçon de mathématiques ! »

Une idée germe : être candidat à l’Institut, à la place laissée vacante par Carnot. Les journaux en parlent aussitôt. Chaque matin Napoléon les lit. Les journalistes s’étonnent : ce général ne paraît être préoccupé que de cette candidature honorable, désintéressée.

Le 25 décembre, Napoléon est élu par trois cent cinq votants dans la Première classe de l’Institut, Sciences physiques et Mathématiques, section des Arts mécaniques.

Le lendemain, il prend place entre Monge et Berthollet, afin d’assister, à quatre heures et demie de l’après-midi, à la première séance de l’Institut. Le soir, Mme Tallien, lors d’un dîner, le félicite.

Moins de trois années ont passé et il est proche du sommet. Mais il est trop tôt pour montrer qu’il le sait.

Il faut encore paraître n’être rien et ne s’occuper de rien.

Il a appris à ne pas se laisser griser par l’encens. Lors de la cérémonie officielle que le Directoire a organisée en son honneur dans le palais du Luxembourg, il ne tourne pas la tête vers ceux qui l’acclament aux cris de « Vive Bonaparte ! Vive le général de la grande armée ! » Les rues autour du palais sont pleines d’une foule enthousiaste.

Elle est là pour moi. Elle crie mon nom.

Parce qu’il l’entend, il regarde d’une autre manière les cinq Directeurs dans leur grand manteau entre le rouge clair et l’orangé, jeté sur les épaules, leur grand col blanc, leurs dentelles, leur habit brodé d’or, leur chapeau noir retroussé d’un côté et orné d’un panache tricolore.

Ce ne sont pas leurs noms que répète la foule. Ce n’est pas pour eux que le canon tire, que l’autel de la patrie entouré des statues de la liberté, de l’égalité et de la fraternité a été dressé, et que sur la musique de Mehul, des choeurs entonnent Le Chant du retour, dont les paroles sont de Chénier : c’est pour moi.

Mais eux, les cinq Directeurs, ont le pouvoir d’organiser cela. Et le pouvoir, c’est un réseau de complicités, d’assurances et de contre-assurances, toute une toile d’araignée qui lie des centaines d’hommes entre eux.

Ils tiennent cela, encore.

Talleyrand prononce le discours. « Je pense à tout ce qu’il a fait pour se faire pardonner cette gloire, dit-il, tourné vers Napoléon, à ce goût antique de la simplicité qui le distingue, à son amour pour les sciences abstraites… Personne n’ignore son mépris profond pour l’éclat, pour le luxe, pour le faste, ces méprisables ambitions des âmes communes. Ah, loin de redouter son ambition, je sens qu’il nous faudra peut-être le solliciter un jour pour l’arracher aux douceurs de sa studieuse retraite… »

Napoléon, le visage impassible, les lèvres serrées, les yeux immobiles, écoute. Talleyrand, sans qu’ils aient eu besoin de se concerter, le sert.

Ma modestie doit être éclatante.

Napoléon est décidé à ne prononcer que quelques mots, comme il convient à celui qui a choisi d’être effacé.

« Le peuple français, pour être libre, commence-t-il, avait les rois à combattre. Pour obtenir une Constitution fondée sur la raison, il y avait dix-huit siècles de préjugés à vaincre… Lorsque le bonheur du peuple français sera assis sur les meilleures lois organiques, l’Europe entière deviendra libre. »

On l’acclame. La foule a-t-elle compris que le pays ne dispose pas encore des « meilleures lois » ? Et que lui, Napoléon, le sait ? Il fallait qu’il le dise, quitte à être imprudent, car il doit incarner la volonté de changement.

Et depuis qu’il est arrivé à Paris, on le questionne. Que veut-il ? On compte sur lui pour que le pays enfin s’apaise, et que les coups d’État ne se succèdent plus. Il devait donc laisser entendre qu’il partage ce sentiment.

Dans la journée qui suit cette cérémonie, il reste chez lui, rue de la Victoire. Bourrienne lui rend visite. Il était présent au palais du Luxembourg.

— Cérémonie d’un froid glacial, dit-il. Tout le monde avait l’air de s’observer, et j’ai distingué sur toutes les figures plus de curiosité que de joie ou de témoignage de vraie reconnaissance.

Ils ont peur, explique Napoléon, ils me haïssent.

Il montre une lettre reçue le matin même qui assure qu’un complot existe pour l’empoisonner.

— Ceux qui m’acclamaient, dit-il, m’eussent volontiers étouffé sous les couronnes triomphales.

Prudence, donc. Il faut voiler sa gloire et son orgueil, veiller à rester en vie.

Il demande à un serviteur fidèle, ancien soldat, de l’accompagner. C’est lui qui sert à table et verse son vin.

Sieyès et François de Neufchâteau, entre lesquels Napoléon est assis au banquet offert en son honneur par les deux assemblées, le Conseil des Anciens et celui des Cinq-Cents, s’étonnent de ces précautions. Déjà ils ont été surpris de le voir arriver en « voiture fort modeste », vêtu d’un costume civil mais avec des bottes à éperons comme pour pouvoir sauter sur un cheval en cas de nécessité.

Il répond par un demi-sourire. Feignent-ils d’ignorer qu’on tue ceux qui gênent ? Lui le sait. Et il dérange. Les Jacobins le soupçonnent de vouloir établir une dictature. Les Directeurs craignent pour leur pouvoir.

Alors, même dans ce banquet de huit cents couverts avec quatre services et huit cents laquais, trente-deux maîtres d’hôtel et du vin du Cap, de Tokay, des carpes du Rhin et des primeurs de toute espèce, son serviteur personnel changera son couvert, ses assiettes et ses verres, et lui présentera des oeufs à la coque.

 

Chez Talleyrand, c’est autre chose.

À dix heures trente du soir, le 3 janvier 1798, Napoléon entre dans les salons de l’hôtel de Galliffet, où Talleyrand et près de cinq cents invités l’attendent.

Des ouvriers ont travaillé des semaines pour décorer l’hôtel. Des chanteurs, des artistes chorégraphes, des musiciens se donnent en spectacle sur des estrades dressées au milieu des salons. Partout des arbustes, et sur les murs, des copies reproduisant les chefs-d’oeuvre que Bonaparte avait conquis en Italie. Dans les cours, des soldats ont dressé leurs tentes. Les escaliers et les salons sont parfumés à l’ambre. Les femmes, habillées selon le goût romain ou grec, enveloppées de mousseline, de soie et de crêpe, ont été choisies par Talleyrand lui-même, pour leur élégance et leur beauté.

Napoléon regarde Joséphine, nonchalante, souriante, un diadème de camée dans ses cheveux. Elle est l’une des plus belles. Elle est à lui.

Il a ce qu’il a rêvé. Ce triomphe, ces femmes et ces hommes puissants qui l’entourent, se pressent.

Mais il reste raide. Il a choisi de ne pas porter l’uniforme mais une redingote unie, noire, boutonnée jusqu’au cou.

Il prend le bras de l’écrivain Arnault. Il entre dans la salle de bal où l’on valse. On tourne aussi sur un air nouveau, une « contredanse » qu’on appelle la Bonaparte.

Il est le centre de cette fête, et pourtant il est irrité. Il se penche vers Arnault. Qu’on écarte les importuns, lui dit-il. Il ne peut pas parler librement. Ce bal donné par Talleyrand est en son honneur, mais il n’en est pas le souverain. Il aperçoit parmi les invités trois des Directeurs. Voilà le sommet du pouvoir. Cette pensée le blesse. La fête sonne faux, grince. Trop de curiosité autour de lui, et pas assez de vrai respect. Mais celui-ci ne s’obtient que lorsqu’on possède tout le pouvoir.

Arnault, qui a été séparé de Napoléon par la foule, revient accompagné d’une femme que Napoléon reconnaît aussitôt.

— Mme de Staël, dit Arnault, prétend avoir besoin auprès de vous d’une autre recommandation que celle de son nom et veut que je vous la présente. Permettez-moi, général, de lui obéir.

Un cercle se forme. Napoléon regarde cette femme corpulente, qui parle avec emphase, le complimente et le questionne. Le mépris et la colère l’envahissent. Il n’est pas homme à se laisser contraindre par une femme qu’il ne désire pas. Celle-ci n’est pas seulement laide, mais prétentieuse. On dit qu’elle écrit, qu’elle a l’ambition d’avoir des idées politiques. Elle !

— Général, quelle est la femme que vous aimeriez le plus ? interroge Mme de Staël.

— La mienne.

— C’est tout simple, mais quelle est celle que vous estimeriez le plus ?

Elle voudrait peut-être qu’il réponde : une femme qui pense, qui se soucie du gouvernement de la cité, qui écrit. Qui imagine-t-elle avoir en face d’elle ? Un bavard de salon littéraire ?

— Celle qui sait le mieux s’occuper de son ménage, dit-il.

— Je le conçois encore. Mais enfin, quelle serait pour vous la première des femmes ?

— Celle qui fait le plus d’enfants, madame.

Il tourne les talons, se rend à la salle du banquet au milieu d’une haie de myrtes, de lauriers et d’oliviers. On joue Le Chant du départ. Les femmes seules s’assoient. Talleyrand se tient derrière le siège de Joséphine. Napoléon a pris le bras de l’ambassadeur de Turquie, Esseid Ali.

Le chanteur Lays entonne en l’honneur de Joséphine un couplet qu’on bisse :

Du guerrier, du héros vainqueur

Ô compagne chérie

Vous qui possédez son coeur

Seule avec la patrie,

D’un grand peuple à son défenseur

Payez la dette immense

En prenant soin de son bonheur

Vous acquittez la France.

Napoléon regarde Talleyrand qui est penché sur l’épaule de Joséphine.

Cet homme-là est un maître en habileté. Un allié précieux.

 

Mais Talleyrand n’a pas le pouvoir. Il n’est qu’un protégé de Barras, et le subordonné de Reubell, qui le couvre de sarcasmes et le méprise.

Ce sont ces hommes-là qu’il faut circonvenir, quoi qu’il en coûte, sans pour autant se laisser confondre avec eux.

Napoléon se rend auprès d’eux au palais du Luxembourg. Il travaille à ce projet d’invasion de l’Angleterre. N’est-il pas le général en chef de l’Armée chargé de cette mission ?

Il est debout, face au Directeur. Il expose les difficultés de l’entreprise. Il a ordonné la mise en état de l’armement naval de Brest. Il a vu Wolf-Tone, le patriote irlandais. On pourrait envisager, explique-t-il, un débarquement en Irlande, et susciter ainsi une révolte contre l’envahisseur anglais.

Il sent que peu à peu il désarme les critiques. Le travail paie.

Au début du mois de janvier, on le convoque d’urgence. Des événements graves se sont produits à Rome. Les Romains, endoctrinés par les prêtres, ont attaqué les troupes françaises. Le général Duphot a été assassiné. L’ambassadeur Joseph Bonaparte a dû quitter Rome.

Napoléon donne ses consignes, écrit au général Berthier, qui l’a remplacé à la tête de l’armée d’Italie.

Mais, même dans ces circonstances dramatiques, souvent les regards qu’on lui jette sont chargés d’arrière-pensées politiques. Alors il se défend. Il écarte les généraux qu’il estime ses rivaux, Bernadotte et son ancien subordonné Augereau, qui a écrit que Bonaparte était un « brouillon ambitieux et assassin ». On a fait circuler des exemplaires de cette lettre auprès des députés. Et Napoléon en a eu connaissance.

La fureur l’a submergé. Il a froissé la copie de la lettre. Il faut toujours être sur ses gardes.

 

Le 18 janvier, Talleyrand demande à voir Napoléon.

Napoléon se rend à l’hôtel de Galliffet. Talleyrand l’accueille avec des démonstrations d’admiration plus appuyées qu’à l’habitude. Il bavarde, puis, enfin, il dévoile le motif de la rencontre. Le 21 janvier doit être fêté en l’ancienne église Saint-Sulpice le cinquième anniversaire de l’exécution du roi Louis XVI. Et le Directoire souhaite que Napoléon assiste à la cérémonie.

Talleyrand sourit et se tait. Napoléon le fixe.

— Je n’ai pas de fonction publique, dit-il. Ma présence ne s’expliquerait pas.

Le piège est évident. Depuis des semaines il s’évertue à se placer au-dessus des camps qui s’affrontent, on veut le contraindre à choisir.

Quand, il y a trois jours, dans l’un des plus célèbres cafés de Paris, le café Garchy, proche du Palais-Royal, une rixe a opposé des anciens émigrés royalistes et des Jacobins, et qu’on a relevé un mort et des blessés, il a violemment protesté, s’indignant, parlant de vandalisme, de vol, de massacre sous le couvert de jacobinisme. Il a même accusé la police d’avoir organisé ce « crime atroce », cette « expédition de coupe-jarrets ». Il est pour l’ordre et la fin des violences. Il faut que s’effacent les oppositions passées entre Jacobins et émigrés. Il faut le gouvernement des meilleurs. C’est ce qu’il a organisé dans les républiques italiennes.

C’est cela qui attire dans sa personne : il est l’homme qui va rétablir la paix civile. Et les Directeurs veulent le mêler à cette célébration de la mort de Louis XVI !

Talleyrand insiste.

— C’est une fête d’anthropophages, dit brusquement Napoléon. Une momerie épouvantable.

Il se calme aussi rapidement qu’il s’est enflammé.

— Je ne prétends pas discuter si le jugement de Louis XVI a été utile ou nuisible, dit-il. Ça a été un incident malheureux.

Il ne conçoit, ajoute-t-il, les fêtes nationales que pour célébrer des victoires. Et on ne pleure que les victimes tombées sur le champ de bataille.

Ils restent tous deux silencieux, puis, d’une voix lente, Talleyrand explique que la Loi régit le pays. Elle prévoit cette célébration. L’influence du général Bonaparte est telle sur l’opinion qu’il doit paraître à cette cérémonie. Les Directeurs qui l’ont demandé s’étonneraient de son absence, estimeraient qu’il a choisi de contester la République.

— Est-ce le moment ? interroge Talleyrand.

Il s’interrompt, puis ajoute que Napoléon pourrait se présenter à la cérémonie de Saint-Sulpice en habit ordinaire, parmi ses collègues de l’Institut.

— L’apparence serait sauve, murmure Talleyrand.

Napoléon ne répond pas mais, le 21 janvier 1798, il marche dans le cortège. Il écoute le discours de Barras, qui prête le serment de « haine à la royauté et à l’anarchie ». Puis les choeurs chantent le Serment républicain, musique de Gossec et paroles de Chénier :

Si quelque usurpateur veut asservir la France

Qu’il éprouve aussitôt la publique vengeance

Qu’il tombe sous le fer ; que ses membres sanglants

Soient livrés dans la plaine aux vautours dévorants.

Enfin, on lit une ode de Lebrun-Pindare :

S’il en est qui veuillent un maître

De rois en rois dans l’univers

Qu’ils aillent mendier les fers

Ces Français indignes de l’être.

À la fin de la cérémonie, la foule, qui ignore le Directoire, attend, rassemblée. Napoléon hésite à l’affronter. Il veut s’éloigner, mais on l’a aperçu, on crie : « Vive Bonaparte ! Vive le général de l’armée d’Italie ! »

Il a de la peine à quitter la place.

Ces hommes, quoi qu’ils chantent, veulent un chef.

 

Peut-être est-ce le moment d’agir.

Il tourne en rond dans son hôtel de la rue de la Victoire. Il ne parle même pas à Joséphine, qui l’observe, tente de s’approcher.

Il doit voir Barras, qui préside en ce moment le Directoire. Barras est un partisan de l’ordre. Il devrait comprendre qu’il faut réformer les institutions. En finir avec ce gouvernement de cinq Directeurs, impuissant par nature. Napoléon imagine. Il a, en Italie, rédigé des Constitutions pour les républiques qu’il a créées. S’il devenait Directeur, il pourrait, avec Barras, chasser les trois autres membres, établir un pouvoir exécutif efficace.

Barras le reçoit au palais du Luxembourg, dans le grand apparat où il se complaît. Il est gras. Il parle lentement, comme si de prononcer quelques mots était une trop lourde fatigue.

Cet homme-là, noyé dans les plaisirs, gourmet et gourmand, jouisseur et dont on dit qu’il aime tous les vices, peut-il encore vouloir ?

Napoléon hésite à parler, puis tout à coup il commence.

— Le régime directorial, dit-il, ne peut durer. Il est blessé à mort depuis le coup d’État du 18 Fructidor. La majorité de la nation, Jacobins et royalistes, le rejette.

Il s’interrompt, puis, sans quitter Barras des yeux, il dit, détachant chaque mot :

— Il faut obtenir que soit éligible par exception le vainqueur d’Italie et pacificateur. Après, une fois au pouvoir, à nous deux, nous pourrons chasser les Directeurs. Établir ainsi un pouvoir d’ordre et de tolérance. L’instant est propice.

Napoléon s’approche. Barras est assis. Il n’a pas bougé.

— L’opinion publique est favorable, reprend Napoléon, mais la faveur populaire est comme une tempête, elle passe vite.

Barras, brusquement, se redresse. Il transpire. Il roule des yeux, parle d’une voix tonnante.

Tout cela est impossible. Si les conseils élisaient Bonaparte membre du Directoire, ils violeraient la Constitution. Le Directoire repousserait un semblable décret.

Il hausse encore le ton.

— Tu veux renverser la Constitution, dit-il, tu n’y réussiras pas et ne détruiras que toi-même. Sieyès a pu t’y pousser par des conseils perfides, vous finirez mal tous les deux.

 

Napoléon est seul, une fois encore, sur le bord de son destin.

On ne peut faire confiance qu’à soi.

Il comptait sur Barras. Mais celui-ci préfère pourrir le pays plutôt que de prendre un risque. Que faire ? Sur qui compter ? « La poire n’est pas mûre. » S’il agit, il risque de servir les Jacobins, qui le suspectent et se débarrasseront de lui, ou bien il peut favoriser la contrerévolution, qu’il ne veut pas voir triompher. Et d’ailleurs, le pays refuserait ces deux hypothèses. Et il n’est pas temps encore de proposer une troisième voie, celle qu’il voudrait emprunter avec Barras. Seul, il ne le peut pas, pas encore.

 

Dans les jours qui suivent, il demeure chez lui, sombre.

Comme autrefois il songe à un départ.

Un coursier, le 29 janvier, lui remet un mémoire que Talleyrand a soumis il y a deux jours au Directoire. C’est un long texte, dans lequel le ministre des Relations extérieures préconise l’occupation de l’Égypte. « L’Égypte, que la nature a placée si près de nous, écrit Talleyrand, nous présente ses avantages immenses sous les rapports du commerce, soit de l’Inde, soit d’ailleurs… L’Égypte n’est rien pour la Turquie qui n’a pas l’ombre d’une autorité… »

Napoléon relit le texte à plusieurs reprises dans la journée. Il a tant de fois rêvé à l’Égypte, il y a des années, en Corse, lorsqu’il écoutait Volney lui parler de ses voyages le long du Nil, et il y a songé encore il y a quelques semaines seulement, à Passariano, que ce mémoire lui semble familier.

Lorsque, dans la soirée, Bourrienne arrive, Napoléon l’entraîne aussitôt dans le petit salon, loin de Joséphine.

— Je ne veux pas rester ici, dit-il d’une voix nerveuse. Il n’y a rien à faire. Les Directeurs ne veulent entendre rien. Je vois que si je reste, je suis coulé dans peu. Tout s’use ici, je n’ai déjà plus de gloire, cette petite Europe n’en fournit pas assez. Il faut aller en Orient, toutes les grandes gloires viennent de là. Cependant, je veux auparavant faire une tournée sur les côtes pour m’assurer par moi-même de ce que l’on peut entreprendre. Je vous emmènerai, vous, Lannes et Sukowsky. Si la réussite d’une descente en Angleterre me paraît douteuse, comme je le crains, l’armée d’Angleterre deviendra l’armée d’Orient et je vais en Égypte.