33.

Il rentre au Caire.

Lorsqu’il paraît, ce 14 août 1798, dans la grande salle de réception de son palais de la place Ezbekieh, le silence s’établit aussitôt. On n’entend que le bruit de l’eau de la fontaine monumentale qui occupe le centre de la pièce.

Il devine les questions qui sont sur toutes les lèvres, celles des officiers, ou celles des beys et des ulémas. Les visages de ces derniers sont impassibles et pourtant il lit dans leurs yeux la jubilation. Le désastre d’Aboukir est connu de tous.

On le guette. Il s’assied. Il faut qu’il se montre serein. Il fait un signe.

Ses domestiques s’affairent autour des sept cafetières qui sont sur le feu. Il offre le café et le sucre. Il s’enquiert de la fête du Nil qui doit être célébrée le lendemain 15 août, de celle qui doit marquer l’anniversaire de la naissance de Mahomet. Savent-ils qu’il est né un même jour, il y a vingt-neuf ans ?

Il dit, cependant que les notables musulmans boivent lentement leur café en l’observant : « J’espère établir un régime fondé sur les principes de l’Alcoran, qui sont les seuls vrais et qui peuvent faire le bonheur des hommes. »

Il se lève. L’entretien est terminé. Il raccompagne ses visiteurs jusqu’aux vastes escaliers de marbre, d’albâtre et de granit d’Assouan.

Berthier et Bourrienne sont restés dans la pièce. Ils n’osent parler. Ils le suivent alors qu’il parcourt les salles du palais dont le propriétaire, Mohammed Bey et Elfi, s’est enfui en Haute-Égypte. Ce palais est le seul du Caire qui comporte des vitres aux fenêtres et une salle de bains à chaque étage.

Napoléon s’arrête.

Même ses officiers les plus proches ne le comprennent pas. Qu’imaginent-ils ? Qu’il s’est converti à l’islam ? Lorsqu’il a voulu recevoir les membres du divan habillé en Turc avec une tunique à l’orientale et un turban, Bourrienne et Tallien, qui vient d’arriver en Égypte, se sont récriés. Et il a cédé, remis sa redingote noire serrée jusqu’au cou. Il fallait choisir entre désorienter ses soldats et peut-être séduire les Égyptiens. Les esprits ne lui ont pas paru prêts. Mais il ne veut pas renoncer. Il envisage de créer des unités de militaires dans lesquelles serviront des Noirs achetés en Haute-Égypte, des Bédouins, des anciens serviteurs des Mamelouks. Cette armée serait ainsi à l’image du pays, de l’empire qu’il rêve encore de constituer. Et il réglerait le problème des effectifs, alors que l’armée actuelle s’amenuise, que les malades s’entassent dans les hôpitaux et que la peste frappe les villes côtières.

Il faut avoir l’oeil à tout. Il interroge Berthier. A-t-on, comme il l’a demandé, imposé aux hommes une baignade quotidienne, le nettoyage des uniformes ? Où en est l’impression du Courrier d’Égypte, ce premier journal qui doit précisément informer l’armée ?

Il regarde Berthier. Il apprécie cet homme efficace, attentif. Il l’estime pour la passion qu’il nourrit à l’égard d’une Milanaise, Mme Visconti, laissée en Italie. Berthier veut qu’on lui en parle.

— Je comprends cette passion mais non cette adoration, murmure Napoléon.

Berthier baisse la tête. Il a demandé à rentrer en Europe. Il n’a pas caché ses raisons. Mais il sait que la flotte est détruite.

— Sur une frégate, ajoute Napoléon, bientôt vous la rejoindrez.

Puis il prend Berthier et Bourrienne à témoin, accuse l’amiral Brueys, imprévoyant, l’amiral Villeneuve, qui n’a pas combattu, a fui la rade, selon tous les récits.

— L’empire de la mer est à nos rivaux, dit-il. Mais si grand que soit ce revers, il ne peut être attribué à l’inconstance de la Fortune ; elle ne nous abandonne pas encore, bien loin de là, elle nous a servis dans cette opération, au-delà de ce qu’elle a jamais fait.

Il voit l’étonnement de Bourrienne et de Berthier.

— Il ne nous reste plus qu’à organiser notre conquête, explique-t-il.

» Ce que j’aime dans Alexandre, poursuit-il, ce ne sont pas ses campagnes mais ses moyens politiques. C’est d’un grand politique que d’avoir été à Ammon pour régner sur l’Égypte.

Berthier et Bourrienne comprennent-ils ?

— Mon projet, ajoute Napoléon, est de gouverner les hommes comme le grand nombre veut l’être. C’est là, je crois, la manière de reconnaître la souveraineté du peuple. Si je gouvernais un peuple de juifs, je rétablirais le temple de Salomon…

Il s’interrompt. Le 18 août, il assistera à la fête du Nil, puis, quelques jours après, à celle donnée à la gloire de Mahomet, et le 21 septembre, on célébrera la fête de la République et, plus tard, le souvenir du 13 Vendémiaire, le 4 octobre. Il faut, ces jours-là, que les corps de musique, les généraux en grand uniforme, les troupes soient rassemblés.

Berthier et Bourrienne s’éloignent.

Demain 15 août 1798, j’ai vingt-neuf ans.

 

À six heures du matin, le 18 août, alors que le soleil brûle déjà, Napoléon se tient quelques pas en avant du groupe des généraux et des notables cairotes qui se rendent au Megyas.

C’est là qu’on va rompre la digue qui permettra aux flots du Nil d’envahir une partie de la campagne entourant la ville en s’engouffrant dans le canal. Les musiques jouent, on tire des salves. L’eau déferle enfin.

Napoléon regarde ce torrent et cette foule. Il commence à jeter des pièces de monnaie. On se bat pour les ramasser, on le suit quand il retourne vers son palais de la place Ezbekieh.

Le 21 août, la ville est à nouveau en fête pour l’anniversaire de la naissance du Prophète. Napoléon préside aux défilés militaires. Il faut qu’on voie la force. Il s’assied au milieu des ulémas pour le grand banquet. Il déteste cette viande de mouton trop grasse, ces plats trop épicés. Mais il plonge ses doigts dans la sauce, il saisit les morceaux de viande, comme les autres convives.

Le général Dupuy, qui commande la place du Caire, se penche vers Napoléon.

— Nous trompons les Égyptiens, dit-il, par notre simulé attachement à leur religion, à laquelle nous ne croyons pas plus qu’à celle du pape.

Pourquoi lui répondre ? Combien d’hommes acceptent de vivre sans religion ? Et pourrait-on gouverner un peuple qui ne reconnaîtrait pas le pouvoir d’un Dieu ? Et qui ne craindrait pas le châtiment divin ? Ou celui des armes ?

 

Napoléon veut donc que, le 21 septembre, des forces militaires encore plus nombreuses participent à la fête de la République. Il fait construire sur la place Ezbekieh un grand cirque au centre duquel est dressé un obélisque en bois qui porte le nom des soldats tombés pendant la conquête. Un temple entoure le monument. Il porte sur son frontispice, tracée en grandes lettres d’or, l’inscription : Il n’y a de Dieu que Dieu, et Mahomet est son prophète. Les drapeaux tricolores sont hissés en même temps que les couleurs turques, le bonnet phrygien et le croissant.

Il faut, pour gouverner, unir les forces, les hommes, les idées, et tenir tout cela serré dans une poigne de fer.

Cette pensée a dû être celle de tous les conquérants, de tous les empereurs, de de tous ceux qui ont voulu imposer leur marque dans l’histoire des peuples.

Il est de ceux-là. Il en est sûr maintenant, en voyant ces soldats qui défilent sur la piste du cirque, puis ces cavaliers qui s’élancent pour une course, comme celles qui jadis ont dû se dérouler ici, au temps des civilisations aujourd’hui mortes.

Il s’avance vers un autel sur lequel ont été déposés la table des Droits de l’Homme et le Coran. Il va s’adresser aux soldats, célébrer leurs exploits et exalter la République.

Il parle. Il sent que ses paroles ne rencontrent aucun écho. Personne ne crie : « Vive la République ! » Ces hommes sont las, inquiets de la guerre qu’ils sentent venir avec la Turquie, angoissés à l’idée d’être prisonniers de leur conquête.

Il lève le bras. L’artillerie lance une salve, puis le feu d’artifice illumine le ciel.

L’enthousiasme des hommes est comme une montgolfière qui se dégonfle. Il faut à chaque instant le ranimer. Sinon, rien n’est possible.

 

Mais lui-même n’oscille-t-il pas ?

Il se donne à sa tâche. Il fonde l’Institut d’Égypte. Il aime s’y rendre. N’en est-il pas le vice-président ?

Monge, le président, l’accueille dans ce palais qui appartenait à Qassim Bey et qui est situé à Nasrieh, dans les faubourgs du Caire.

Tous les savants de l’expédition logent là, dans les bâtiments qui entourent un jardin ombragé.

Napoléon entre dans la salle de réunion qui était jadis le salon principal du harem. Monge, Berthollet, Geoffroy Saint-Hilaire sont assis autour de lui. Il les écoute. Les trouvailles sont innombrables. À Rosette, expliquera plus tard avec passion Berthollet, le capitaine Bouchard a découvert sur la face polie d’un gros bloc de basalte une inscription grecque, qui semble avoir été traduite en hiéroglyphes et en une troisième écriture, qu’on ne peut identifier. Peut-être pourra-t-on enfin déchiffrer les hiéroglyphes en les comparant aux autres graphies ?

Napoléon écoute. Il oublie ses rêves d’empire, cette idée de marcher vers l’Inde, de nouer une alliance avec Tipoo Sahib, le sultan de Mysore, qui est si antianglais qu’il a accepté que les Français créent à Mysore un club jacobin !

Il visite la bibliothèque qui a été créée dans l’un des bâtiments. Là se côtoient soldats et officiers, et quelques cheiks. Il traverse le jardin, découvre le laboratoire et, plus loin, la maison des peintres. Parfois il participe, dans le jardin de l’Institut, aux discussions des savants.

Il est pris par un autre rêve, celui de la connaissance. Savoir, comprendre. Et l’enthousiasme qui avait été le sien dans ses années d’adolescence le saisit à nouveau : « Dignité des sciences, dit-il en saisissant le bras de Geoffroy Saint-Hilaire. C’est le seul mot qui rende exactement ma pensée. Je ne connais pas de plus bel emploi de la vie pour l’homme, que de travailler à la connaissance de la nature et de toutes les choses à son usage, placées sous sa pensée dans le monde matériel. »

Il continue de parler avec énergie. Il faudrait dresser la carte de l’Égypte, retrouver les traces de ce canal des Pharaons qui partait de Suez vers la Méditerranée.

— Je me rendrai à Suez, dit-il en se levant.

Monge et Geoffroy Saint-Hilaire le raccompagnent jusqu’à l’entrée de l’Institut. Il les dévisage. Ces hommes ont l’air heureux. Il interroge Geoffroy Saint-Hilaire. « Je retrouve ici des hommes qui ne pensent qu’aux sciences, dit Saint-Hilaire d’une voix exaltée. Je vis au centre d’un foyer ardent de lumières… Nous nous occupons avec ardeur de toutes les questions qui intéressent le gouvernement et les sciences auxquelles nous nous sommes volontairement dévoués. »

Il est celui qui a permis cela.

 

Il rentre dans son palais. Les rues autour de la place Ezbekieh se sont transformées depuis quelques semaines. Des cafés se sont ouverts, tenus par des chrétiens du Caire. Une foule grouillante se presse devant des échoppes. Les soldats en vadrouille sont nombreux, achetant des poulets, des moutons, échangeant ce qu’ils ont parfois pillé lors de leurs opérations contre les Bédouins. Nombreux sont ceux qui sont accompagnés de femmes, de tous âges, qu’ils achètent aussi. Elles ont revêtu des habits européens. Elles s’exhibent, fièrement.

Autour de lui, parmi ses proches, c’est la même recherche du plaisir. Elle l’irrite et elle le blesse. Eugène de Beauharnais se montre ainsi en compagnie d’une jeune femme noire dont le corps élancé attire tous les regards.

Certains soirs, lorsque Napoléon se retrouve seul, au milieu de la nuit, le souvenir de ces femmes le hante. Il ressent le besoin d’un corps près de lui, dans cette chaleur moite qui incite à la débauche. Des prostituées innombrables racolent aux abords du palais. Il ne réussit pas à dormir. Les aboiements des chiens lacèrent la nuit. Il a donné des ordres pourtant, afin que l’on détruise tous ces chiens qui se rassemblent en bandes. On les a, lui a-t-on rapporté, encerclés sur la grande place, abattus par dizaines, mais des centaines d’autres sont insaisissables.

Tout à coup il a un sentiment d’impuissance, l’amertume l’envahit. Lui aussi, comme ses officiers et ses soldats, il se sent prisonnier.

Les cheiks lui ont présenté des femmes. Il les a trouvées trop grasses, trop vieilles, masses de chair huileuse. Il s’est senti humilié. Et le souvenir de Joséphine a avivé sa colère contre elle.

Un soir, le cheik El Bekri a poussé vers lui une jeune fille de seize ans. Il a passé des nuits avec elle. Mais qu’est-ce qu’une femme qui ne sait que subir ? Elle l’a satisfait et ennuyé. Et il s’est senti plus seul. Après quelques semaines, il l’a renvoyée. Il est ressorti en compagnie de ses aides de camp qui fréquentent le Tivoli. C’est lui, qui a voulu qu’on ouvre ce théâtre à la française. On y trouve des pistes de danse, des salles de jeu, et même une bibliothèque. Les quelques femmes qui ont suivi l’expédition y font assaut de séduction, courtisées par les officiers.

Il s’installe à une table. Il fait du regard le tour de l’assistance. Eugène de Beauharnais et Junot lui ont parlé de cette jeune femme blonde, épouse d’un lieutenant Fourès, séduisante et gaie. Elle est là. Il la fixe durant toute la soirée. Il la veut. Elle lui est nécessaire. Elle ne cesse de se tourner vers lui. Il ressent pour la première fois depuis des mois un désir qui l’obsède et efface toute autre pensée.

Il sait que tout le monde a remarqué son attitude. On chuchote, on montre Pauline Fourès. Il ne s’en soucie pas. Il veut. Donc, il doit obtenir.

Il n’a aucun doute qu’elle cédera. À la façon dont elle a répondu à ses regards, il sait qu’elle est prête à lui céder. Il se renseigne. Elle a vingt ans. Elle a été modiste. Elle a suivi son mari déguisée en soldat. Ses cheveux blonds, dit-on, sont si beaux, si longs, qu’ils peuvent lui servir de manteau.

Il dicte un ordre : « Il est ordonné au citoyen Fourès, lieutenant au 22e régiment de chasseurs à cheval, de partir par la première diligence de Rosette pour se rendre à Alexandrie et de s’y embarquer… Le citoyen Fourès sera porteur de dépêches qu’il n’ouvrira qu’en mer, dans lesquelles il trouvera ses instructions. »

Ainsi agissent les rois.

N’est-il pas devenu l’égal d’un souverain ?

 

Elle cède. Il l’installe dans une maison proche du palais, place Ezbekieh. Il se promène avec elle en calèche. Il sait qu’on l’appelle Clioupâtre, ou « notre souveraine de l’Orient ». Il se repaît de son corps, de sa spontanéité joyeuse, de son bavardage. Elle est sa Bellilote, puisque c’est là son surnom. Et lorsque le lieutenant Fourès revient, parce que les Anglais, après avoir saisi le navire sur lequel il partait, l’ont libéré pour créer un conflit avec Napoléon, elle divorce. Il suffit d’un mot. Elle est la première femme avec qui il se conduit en maître. Il n’est plus le jeune général qu’une femme d’expérience séduisait par ses manoeuvres autant que par son charme et qui lui imposait sa loi. C’est lui, désormais, qui ordonne. Et c’est comme si Bellilote lui révélait que c’est ainsi qu’il aime être. Qu’avec les femmes aussi, il faut se conduire en conquérant. Elle le libère de cette soumission volontaire qui, durant des années, avait fait de lui le soupirant éploré de Joséphine. Fini, cela.

Pourquoi n’épouserait-il pas Bellilote ? pense-t-il parfois. Car il va divorcer de Joséphine. Il ressent pour elle de la rancune. C’est finalement si simple, si gai d’aimer une femme comme Bellilote !

Si elle lui donnait un enfant, il n’hésiterait pas à s’unir à elle. « Mais que voulez-vous, dit-il à Bourrienne, la petite sotte n’en peut pas faire. »

Serait-ce le moment, d’ailleurs ?

Cette femme le distrait, le satisfait, l’équilibre. Elle préside les dîners, est présente à ses côtés. Les aides de camp lui font escorte. Eugène de Beauharnais s’est insurgé. Il est le fils de l’épouse légitime, a-t-il lancé. Napoléon n’a pas répondu, mais l’a dispensé de ce service. Il ne peut en vouloir à Eugène, bon soldat, aide de camp dévoué. Et Napoléon se refuse à ce que sa vie privée empiète sur les devoirs et les responsabilités de sa charge.

Joséphine n’a jamais réussi à le faire renoncer à ce qu’il devait faire. Comment Bellilote le pourrait-elle ?

Une femme peut éclairer ou assombrir son destin mais ce n’est pas une femme qui peut être ce destin.

 

Il a dû réprimer la révolte d’une partie de la population du Caire. Les hommes ont tué, saccagé, pillé, avec une furie aveugle. Il a fallu pour les réduire ouvrir le feu sur la mosquée Al Azhar. Le général Dupuy a été assassiné, l’aide de camp Sulkowski est tombé à son tour, alors qu’il effectuait une reconnaissance hors du Caire.

— Il est mort, il est heureux, lance Napoléon.

Une fureur intérieure, que seules sa pâleur et sa nervosité révèlent, l’habite.

— Je suis surtout dégoûté de Rousseau, lance-t-il. L’homme sauvage est un chien.

Près de trois cents Français ont été tués, et sans doute deux à trois mille insurgés ont péri. Il faut maintenant sévir, ordonner qu’on tranche les têtes dans la citadelle et que les corps décapités soient jetés dans le Nil, cependant que les soldats pillent et molestent, tuent.

Et il faut alors retenir le bras vengeur, s’opposer aux officiers et aux soldats qui veulent « livrer sans exception au trépas ceux dont les yeux avaient vu se replier des compagnies de Français ».

Voilà ce que demandent les troupes et qu’il faut refuser, parce qu’on ne peut seulement tenir un peuple par la terreur. Ne l’ont-ils pas compris ? Napoléon reçoit les notables au lendemain de la révolte. Ils s’agenouillent. Il les dévisage. Ces hypocrites jouent la soumission alors qu’ils ont excité le peuple à s’insurger.

— Chérifs, ulémas, orateurs des mosquées, leur dit-il ; faites bien connaître au peuple que ceux qui, de gaieté de coeur, se déclareraient mes ennemis n’auront de refuge ni dans ce monde ni dans l’autre… Heureux ceux qui, de bonne foi, sont les premiers à se mettre avec moi…

Il les fait se relever.

— Il arrivera un jour où vous serez convaincus que tout ce que j’ai fait, poursuit-il, et tout ce que j’ai ordonné, m’était inspiré par Dieu. Vous verrez alors que, même si tous les hommes se réunissaient pour s’opposer aux desseins de Dieu, ils ne pourraient empêcher l’exécution de ses arrêts, et c’est moi qu’il a chargé de cette exécution…

— Ton bras est fort et tes paroles sont de sucre, lui disent-ils.

C’est le langage qu’il doit tenir et qui ne doit pas le griser.

 

Et cependant, à chaque pas qu’il fait, l’Histoire est si présente qu’elle l’enivre. Il reçoit sous sa tente les marchands du Yémen, dont les caravanes vont jusqu’aux Indes. Il traite avec les Bédouins. Il se rend aux sources de Moïse, là où, des falaises du Sinaï, jaillit de l’eau douce.

Il est sur ces terres où s’est forgée la religion des hommes. Il traverse lui aussi la mer Rouge, et la marée, tout à coup, le surprend avec son escorte. Les chevaux doivent nager dans la nuit qui tombe. Ils sont comme les soldats de l’armée de Pharaon, que le flot va balayer. Mais ils atteignent enfin le rivage, dans la rumeur des vagues. Le général Caffarelli a perdu sa jambe de bois.

Napoléon s’avance sur un promotoire qui domine le flux. Voilà où sont nés les mythes. C’est là qu’il est debout, c’est ici que son destin se nourrit, ici que sa légende, peut-être, naîtra.

Sur le chemin du retour, il découvre le canal creusé par les pharaons. Il descend de cheval, le suit un long moment.

Le temps, comme le sable, ensevelit le travail des hommes, mais laisse vivante leur légende.

Il retrouve Bellilote. Il vit avec elle quelques jours de passion physique et d’oubli.

Parce qu’il sait qu’il va devoir s’éloigner et retrouver la solitude de l’action. Déjà, il laisse son imagination l’emporter. La Turquie est en guerre désormais. Ses troupes sont en Syrie et se dirigent vers l’Égypte. Il faut les arrêter. Et donc, partir à leur rencontre. Les battre, et après les routes s’ouvrent vers l’Inde ou vers Constantinople.

Mais au début du mois de février, un commerçant français, Hamelin, a réussi à franchir le blocus anglais. Il apporte des nouvelles d’Europe. La France doit faire face à une coalition, ses conquêtes sont menacées. « Si, dans le courant du mois de mars, le rapport du citoyen Hamelin se confirme et que la France soit en armes contre les rois, je passerai en France », dit Napoléon.

Les portes de l’avenir se sont rouvertes.

Il va quitter Le Caire pour la Syrie.

On lui présente trois grenadiers de la 32e demi-brigade, accusés d’avoir tué deux Égyptiennes chez elles, lors d’une tentative de vol. Le Divan veut que le général en chef les juge.

Ils sont en face de lui, frustes et protestant de leur innocence, rappelant les combats auxquels ils ont participé. Il les interroge. Ils se troublent. Des preuves, un bouton, un morceau d’uniforme, les accablent. Il décide seul. Ils seront fusillés.

Quelques heures plus tard, ils sont exécutés en présence de toute la brigade, après avoir levé leur verre « à la santé de Bonaparte ».

Il écoute le récit de l’exécution. Des soldats ont protesté, d’autres se sont félicités du châtiment au nom de l’ordre, de la discipline et de la justice. Il dit au médecin Desgenettes qui se trouve à son côté :

— Comment diable disputerait-on raisonnablement à un homme, à qui l’État confie quelquefois la vie de cent mille hommes, le droit de réprimer d’après sa conviction des délits aussi graves…

Il fait quelques pas, puis il ajoute :

— Un général en chef doit être investi d’un pouvoir terrible.