6.

Bonaparte regarde les femmes. Depuis qu’il est arrivé à Paris, il ne voit plus qu’elles. Il lui semble qu’elles le frôlent dans la petite rue du Four-Saint-Honoré, cette voie du quartier des Halles située entre la rue Coquillière et la rue du Faubourg-Saint-Honoré où il est installé. Il loge à l’hôtel de Cherbourg.

Il regarde les femmes avec tant d’insistance qu’elles se détournent, mais certaines le provoquent, et plusieurs fois déjà il a eu la tentation de les aborder. Mais il s’est repris au dernier moment. Il a fui d’un pas rapide, est rentré à l’hôtel, a monté les deux étages en courant, poussé la porte de la chambre, s’y est appuyé pour reprendre son souffle. Puis il s’assied à sa table.

Il commence à écrire avec frénésie, presque avec rage.

Il rédige un mémoire détaillé pour le contrôleur général, reprenant tout le dossier de la pépinière des mûriers, argumentant. Il assure que son père a entrepris cette plantation par patriotisme et souci de l’intérêt de la chose publique.

Mais sa pensée s’évade, quelque chose bat en lui qui le force à ressortir.

La ville est là, offerte à sa jeune liberté.

Il parcourt les boulevards, va rôder au Palais-Royal où, dans la pénombre des galeries, les femmes se pressent, aguichantes, inconvenantes, avec des airs de « grenadiers », vulgaires et provocantes.

Il a dix-huit ans. Des femmes l’interpellent. Avec son uniforme froissé, ses cheveux raides, son regard avide et timide, sa jeunesse, ces promeneuses devinent ce qu’il cherche.

Viendra-t-il ?

Il hésite. Il s’éloigne. Il aborde l’une d’elles, avec froideur. Il veut savoir pourquoi elles ont choisi ce métier. Elles le rabrouent, grossières. Que veut-il, ce maigrelet, ce petit lieutenant ? Parler ? Elles ricanent. Ce sont des « bûches », pense-t-il. Stupides.

 

Il rentre. Mais son sang brûle. C’est la première fois de sa vie qu’il est libre, qu’il peut se laisser conduire par sa curiosité et son désir.

Il n’est pas, comme dans sa garnison de Valence, le jeune officier que les mères épiaient et qu’un geste osé avec leurs filles eût condamné à ne plus être reçu dans les salons.

Il n’est plus le fils respectueux qu’une mère, des tantes, une nourrice, des grand-mères, toute une société corse, familles liguées, contraignaient au respect scrupuleux des bienséances et des coutumes.

Il est seul dans une ville où les femmes, toutes ces femmes, semblent à conquérir, à louer.

Et lui qui n’a jamais connu le plaisir du sexe est obsédé par leurs silhouettes offertes.

Il s’astreint pourtant à combattre, à refréner son désir autant qu’il le peut.

 

Il a pris dès son arrivée à Paris l’une de ces « voitures de cour » qui, pour un prix modique, vont jusqu’à Versailles où sont logés les bureaux du Contrôle général. Le coche est confortable, mais lent. Il faut plus de cinq heures pour atteindre, depuis Paris, la ville de la Cour et des ministères.

Bonaparte fait antichambre, est enfin reçu, harcèle les employés du bureau des Finances, se fait ouvrir les dossiers, constate qu’il n’existe aucune pièce relative à la pépinière, s’en étonne, s’obstine. Pourquoi ces documents ont-ils disparu ? C’est le sort d’une famille qui est en question.

À force d’insistance, de lettres, de visites à Versailles, il obtient une audience du Premier ministre, Mgr de Brienne, archevêque de Sens.

Il se fait pressant, étonne le ministre par sa fermeté qui transparaît malgré le ton respectueux.

Rentré à Paris, il lui écrit, reprend tous les arguments, puis laisse percer son indignation, sa susceptibilité. Après tout, dit-il, « il ne s’agit que d’une somme d’argent qui ne compense jamais de l’espèce d’avilissement qu’éprouve un homme de reconnaître à chaque moment sa sujétion ». Et il conclut que, si le dédommagement dû est accordé, Mgr de Brienne y gagnera la gratitude des Bonaparte, et surtout « ce contentement intérieur, paradis de l’homme juste ».

 

Il attend une réponse. Il traîne dans Paris, va au théâtre, se grise de lumière, de ce parfum d’une ville aux moeurs libres où il se sent anonyme avec pour seul frein sa morale, le sens du devoir qui l’habite, les préoccupations hautes qu’il retrouve lorsqu’il est seul dans sa chambre et qu’il reprend la plume et la laisse courir sur le papier.

Il disserte, compare Sparte et Rome, l’amour de la gloire qui est le propre des monarchies, et celui de la patrie, qui est la vertu des républiques. Il rend hommage aux Anglais qui ont accueilli non seulement Pascal Paoli, mais le baron de Neuhof qui, en 1753, avait réussi à libérer la Corse de l’occupant génois.

Il écrit, et ce ne sont pas des phrases sèches qu’il trace, mais des mots de passion, comme un écrivain qui laisse agir son imagination, qui invente une lettre du baron de Neuhof à l’homme d’État anglais Horace Walpole.

La Corse, son destin font battre ces phrases.

« La vénalité de l’âge viril ne salira pas ma plume, écrit-il à onze heures du soir dans sa chambre de l’hôtel de Cherbourg en ce mois de novembre 1787. Je ne respire que la vérité, je me sens la force de la dire. Chers compatriotes, nous avons toujours été malheureux. Aujourd’hui membres d’une puissante monarchie, nous ne ressentons de son gouvernement que les vices de sa constitution et aussi malheureux, peut-être, nous ne voyons de soulagement à nos maux que dans la suite des siècles. »

Il se lève, étourdi par les phrases qu’il déclame. Il tourne dans sa chambre et, malgré l’heure avancée de la nuit, il est incapable de dormir.

Il a demandé un nouveau congé de six mois pour, a-t-il écrit, « aller assister aux délibérations des états de la Corse, sa patrie, pour y discuter des droits essentiels à sa modeste fortune et pour lesquels il est obligé de sacrifier les frais du voyage et du retour, ce qu’il ne se déterminerait pas à faire sans une nécessité absolue ».

Il a obtenu cette prolongation du 1er décembre 1787 au 1er juin 1788. Il va donc quitter Paris, retrouver la Corse et sa famille. C’est son devoir. Sa mère est seule avec ses plus jeunes enfants. Le fils aîné Joseph est à Pise, où il commence ses études de droit. Letizia Bonaparte a besoin de Bonaparte. Il doit, sur place, tenter de faire aboutir les démarches qu’il vient d’entreprendre à Paris. Il lui faut donc abandonner cette ville où il peut y regarder les femmes, les aborder. Et c’est ce désir qu’il sent croître dans son corps d’homme de dix-huit ans.

Il ressort.

 

Le jeudi 22 novembre, il se rend au théâtre des Italiens. Le spectacle terminé, il se promène à grands pas dans les allées du Palais-Royal d’abord, puis, parce que le froid est vif, dans les galeries. La foule est dense, va et vient lentement, hommes seuls en quête d’une femme, femmes seules à la recherche d’un client.

Bonaparte s’arrête à la hauteur des grilles. Il aperçoit une jeune femme au teint pâle. Il ne doute pas qu’elle soit une de ces filles avec lesquelles il a déjà tenté de parler, se donnant pour prétexte de comprendre ce qu’il appelle « l’odieux de leur état ». Mais elles se sont toujours montrées arrogantes et l’ont repoussé.

Celle-ci est différente. Sa timidité encourage Bonaparte. Ils échangent quelques mots.

— Vous aurez bien froid, dit-il. Comment pouvez-vous vous résoudre à passer dans les allées ?

— Il faut terminer sa soirée, il faut vivre, répond-elle.

Elle est de Nantes.

Avec brutalité, il l’interroge :

— Il faut, mademoiselle, que vous me fassiez le plaisir de me raconter la perte de votre pucelage.

Elle répond d’une voix douce :

— C’est un officier qui me l’a pris.

Elle le déteste. Elle a dû fuir sa famille indignée. Un second puis un troisième homme sont venus. Tout à coup elle prend le bras de Bonaparte.

— Allons chez vous, dit-elle.

— Mais qu’y ferons-nous ?

— Allons, nous nous chaufferons et vous assouvirez votre désir.

C’est ce qu’il veut.

Plus tard, dans la nuit, quand il se trouve à nouveau seul, il marche de long en large dans sa chambre de l’hôtel de Cherbourg. Puis, pour se calmer, il commence à écrire : « Je sortais des Italiens et me promenais à grands pas dans les allées du Palais-Royal… »

Il raconte ce qu’il vient de vivre.

« Je l’avais agacée pour qu’elle ne se sauvât point… en contrefaisant une honnêteté que je voulais lui prouver ne pas avoir… »

Beaucoup de mots pour s’avouer qu’il n’avait pas osé lui dire qu’il n’avait jamais connu de femme !

Mais il a obtenu ce qu’il voulait.

Il est un homme, maintenant.

Il peut repartir pour Ajaccio.