3.

Bonaparte marche dans Paris. C’est « un petit jeune homme fort brun, avec des culottes à parements rouges, triste, rembruni, sévère » mais dont les yeux avides dévorent la ville.

Souvent il s’arrête. Il laisse s’éloigner le minime qui accompagne ses quatre camarades de Brienne.

Bonaparte veut éprouver seul, jouir seul de ce spectacle qui l’enivre même si son visage ne tressaille pas. Mais en son for intérieur il vibre comme une corde tendue.

Il n’a que quinze ans et deux mois, mais il devine cette ville, il la ressent comme un vaste théâtre, un horizon ouvert. Il traverse le Pont-Neuf encombré de voitures et de charrois. Des barges sont amarrées aux quais. Les portefaix se fraient un chemin dans une foule bigarrée où se mêlent les tenues les plus contrastées, celle, recherchée, d’un jeune aristocrate et celle, dépenaillée, d’une femme à la poitrine forte et aux bras nus.

On le bouscule sans même le regarder. Mais lui, voit. Il découvre ces immeubles d’angle de la place Dauphine dans leur raideur comme des gardes en habit rouge et parements blancs. De l’autre côté du pont s’alignent les hôtels particuliers, devant lesquels se succèdent les carrosses. Et il aperçoit des clochers et des dômes. Bientôt, ce seront les places, le Champ de Mars, l’or des coupoles rehaussant le gris des toits d’ardoises. Il s’exalte. Il respire cet air où se mêlent l’odeur des ordures, celles du crottin et de la sueur. Il écoute ces bruits de roues sur les pavés, cette rumeur des pas de la foule pressée dans les rues étroites et ces voix, voix françaises que pour la première fois il ne ressent pas comme hostiles, étrangères.

Il pense à la Corse, à son ciel, à ses paysages, à la beauté des criques, à sa langue, aux siens, mais Paris, si vaste, si munificent, si bouillonnant, est aussi une mer. C’en est fini, de la Champagne pouilleuse et de l’horizon borné de Brienne. Dans cette ville où tout semble bouger, où la grandeur royale s’affiche à chaque pas, dans les constructions monumentales et la statuaire, l’adolescent se sent moins étranger que dans l’univers confiné de l’école provinciale. Ici, le vent souffle comme au bord d’un rivage, et le jeune homme du Sud déraciné retrouve dans la capitale une démesure à laquelle la mer et les cieux immenses l’ont habitué.

Quand l’un de ses condisciples, Laugier de Bellecourt, l’attend pour le pousser du coude, partager cette joie d’être enfin, là, dans une ville qui déborde de vie, dont la liberté des moeurs s’exprime dans chaque corps, dans l’audace des regards, Bonaparte s’écarte.

Laugier de Bellecourt, son cadet de plus d’une année, a pourtant été durant quelques mois l’un de ses proches à Brienne. Mais Bonaparte a vite rejeté cette amitié équivoque : Laugier de Bellecourt, avec son air doux de fille, est sans doute l’une des « nymphes » de l’école. Bonaparte n’oublie pas. Il se détourne. Qu’on le laisse seul pénétrer dans cette ville, découvrir dans la plaine de Grenelle, non loin de l’hôtel des Invalides, l’École Militaire de Paris.

Au fur et à mesure qu’il s’approche du bâtiment, la beauté de ce palais, dominé par un haut dôme quadrangulaire, l’impressionne sans qu’il en laisse rien paraître.

Il entre le dernier du groupe pour admirer les huit colonnes corinthiennes, le fronton, les statues qui le surmontent, l’horloge encadrée de guirlandes.

Il franchit les grilles de l’une des trois portes. Il entre dans la cour de récréation éclairée par douze gros réverbères.

Les cadets sont logés dans l’aile droite. Il traverse des salles où les élèves jouent au trictrac, aux échecs, aux dames, quand la pluie les chasse de la cour.

Le parloir n’a pas l’austérité et la froideur de celui de l’école de Brienne. Un grand tableau représente Louis XV. Les rideaux sont de toile de coton blanc, et les tentures, de damas rouge d’Abbeville. Les banquettes et les sièges sont recouverts d’un tapis orné de roses vert et blanc.

Bonaparte pénètre dans les salles de classe, dont les murs sont revêtus d’un papier à fond bleu sur lequel brillent les fleurs de lys et les chiffres du roi en couleur d’or. Les portes sont vitrées et, comme les croisées, encadrées de tentures.

Le luxe, la magnificence, l’abondance frappent aussitôt l’adolescent.

Il prend son premier repas dans le réfectoire, assis à une table de dix. Les mets sont nombreux, les viandes sont suivies de desserts et de fruits. Les domestiques servent avec cérémonie.

Parmi les cadets-gentilshommes, aux côtés des boursiers, il remarque des jeunes gens de la grande noblesse qui paient deux mille livres par an pour être élèves de l’école.

N’étaient leur morgue, leur absence de résultats scolaires – car s’ils suivent les cours, ils n’étudient pas –, on ne le distinguerait pas de la masse des cent vingt-six cadets.

Mais Napoléon, dès le premier jour, sent qu’un duc de Fleury, un Laval-Montmorency, un Puységur, un prince de Rohan Guéménée, cousin du roi, le regardent avec mépris puis détournent la tête pour manifester qu’ils sont d’une autre race, que ce boursier fils d’un petit noble corse est tout juste français parce que l’armée royale a conquis son île.

Ces coups d’oeil, dès les premiers instants, ternissent l’enthousiasme de Bonaparte.

Mais que croient-ils, ceux-là ? Il n’a pas plié quand il était un enfant de neuf ans, imaginent-ils qu’il va baisser sa garde alors que cette ville, ce bâtiment, ces salles, tout lui prouve qu’il est un vainqueur ?

Cette certitude le rend moins âpre, même s’il reste intransigeant, inflexible. La beauté des lieux, l’attention avec laquelle on traite les cadets-gentilshommes, la présence même, parmi eux, de ces descendants des plus illustres familles du royaume l’assurent qu’il fait partie du petit nombre qui est appelé à diriger. Son orgueil en est avivé, et sa susceptibilité s’en trouve à la fois calmée et renforcée. « On » l’a reconnu, soit, mais qu’on ne le provoque pas : il n’en serait que plus déterminé à défendre ses origines, sa pensée.

Mais, dès lors qu’on le respecte, il se montre amical, parce qu’il n’est plus l’écorché vif d’antan. Sa première réussite a pansé quelques plaies.

Il partagera ainsi, pendant son séjour à l’école, sa chambre avec un élève, son aîné, qui a été désigné pour lui servir d’instructeur d’infanterie.

Cet Alexandre Des Mazis s’est montré attentif, amical, prévenant même. Bonaparte a répondu à ses avances et il accepte ce compagnonnage.

La chambre est petite, dispose d’une couchette de fer, de chaises, d’un bas d’armoire à l’embrasure de la fenêtre. Là sont rangées les trois paires de souliers réglementaires. Cette chambre ouvre sur une pièce aux murs de bois éclairée par des réverbères et chauffée par plusieurs poêles de faïence : le dortoir.

Rien d’austère, donc, dans cette école militaire, et Bonaparte, quand il aura vu les salles d’armes, admiré les soixante chevaux du manège – des coursiers fins, espagnols, dont quelques-uns coûtent huit cents et mille livres –, se convainc qu’on le traite comme un fils de grand seigneur.

Pourtant, il se cabre de nouveau. Il lui faut ne pas se laisser corrompre par ce luxe dont il sait, avec lucidité, qu’il n’est que passager.

Il connaît les ressources de sa famille. Le statut de boursier l’a fait accéder à une situation inespérée. Maintenant, il faut arracher plus par le travail, le talent, parce que tout ce luxe disparaîtra dès qu’il aura quitté l’école.

Bonaparte a compris cela.

Il s’écarte de ceux de ses condisciples que la dissipation saisit.

— Monsieur, dit-il à Laugier de Bellecourt, vous avez des liaisons que je n’approuve pas. Vos nouveaux amis vous perdront. Choisissez entre eux et moi. Je ne vous laisse pas de milieu. Il faut être homme et vous décider. Prenez mes paroles pour un premier avis.

Mais Laugier de Bellecourt ne résiste pas aux tentations, sa conduite confirme les soupçons que Napoléon Bonaparte avait eus à Brienne.

— Monsieur, lui dit-il sèchement, vous avez méprisé mes avis. C’était renoncer à mon amitié, ne me parlez plus jamais.

 

Il travaille avec une détermination farouche. Certains, et d’abord les pensionnaires de haute lignée, se moquent. Ce petit jeune homme fort brun « est raisonneur et grand parleur ».

Napoléon Bonaparte n’accepte pas ces remarques. Dans la cour de l’école, il se précipite, poings fermés. Il donne des « roufflées » à ces fils de grands seigneurs. Il est, comme il le dit, « un petit noble », mais il sort vainqueur de ces affrontements physiques.

Parfois l’antipathie tourne à la haine.

À chaque mot, à chaque regard, un noble vendéen, Le Picard de Phélippeaux, provoque Bonaparte. Il a deux ans de plus que lui. Il est entré à l’école en 1781. Leur rivalité n’est pas scolaire. Ils se haïssent d’instinct, comme si l’un voyait dans le boursier l’incarnation de ces hommes nouveaux qui vont bousculer le monde monarchique et stable, et l’autre devinait dans le Vendéen l’adversaire déterminé du mouvement, le noble décidé à réprimer et à interdire tout changement.

Ils se défient. Ils se battent. Leur sergent-major, Picot de Peccaduc, se place entre eux, à l’étude, pour qu’ils ne se frappent pas, mais ils se lancent des coups de pied sous la table, si bien que le sergent-major en a les jambes meurtries.

Souvent, dans la salle d’armes, entre les leçons des maîtres d’escrime, Bonaparte se promène les bras croisés dans le dos, et tout à coup il se fige. D’un groupe une voix lance un mot, une phrase. On se moque de la Corse, on le provoque. Il bondit, saisit son fleuret, charge le groupe au milieu des éclats de rire.

Mais il ne rit pas.

Il s’indigne quand certains cadets prétendent que, lors de la conquête de l’île, les Français étaient peu nombreux. Ce sont les calomnies du collège d’Autun et de l’école de Brienne qui renaissent et qu’il lui faut dénoncer. « Vous n’étiez pas six cents, comme vous le prétendez, leur répond-il, mais six mille contre de malheureux paysans. »

Pourquoi un grand peuple avait-il dû faire la guerre à une petite nation ? Il a fait preuve « d’infériorité ».

— Viens, lance-t-il enfin à son ami Des Mazis, laissons ces lâches.

 

Mais il ne peut se taire longtemps, d’autant plus qu’à chaque instant, un détail, une phrase lui rappellent ses origines.

Quand il s’agenouille pour recevoir la confirmation des mains de Mgr de Juigné, celui-ci s’étonne de ce prénom, Napoleone, qui n’est pas l’un des saints du calendrier.

L’adolescent dresse la tête, fixe l’ecclésiastique, puis dit avec vivacité qu’il y a une foule de saints et seulement trois cent soixante-cinq jours dans l’année.

On ne le fera jamais taire.

Même dans un confessionnal, il répond vertement si on l’attaque.

Lorsqu’il écoute, au mois de janvier 1785, le prêtre auquel il vient se confesser – comme tout cadet doit le faire chaque mois –, il ne peut étouffer un rugissement. Le prêtre l’admoneste, lui parle de la Corse, de la nécessité d’obéir au roi, dont il est le boursier et le sujet reconnaissant. Les Corses, d’ailleurs, poursuit le prêtre, sont souvent des bandits au caractère trop fier.

— Je ne viens pas ici pour parler de la Corse, s’écrie Bonaparte, et un prêtre n’a pas mission de me chapitrer sur cet article !

Puis il brise d’un coup de poing la grille qui le sépare du confesseur, et les deux hommes en viennent aux mains.

 

Cette intrépidité dans la défense de sa patrie, cette rage même qu’il met à vanter les exploits de Pascal Paoli, montrent qu’il n’est pas l’un de ces prudents qui calculent chacun de leurs actes. Cet adolescent est d’abord une énergie qui se déploie sous le coup de l’émotion.

Son professeur de belles-lettres, Domairon, est d’ailleurs frappé par « ses amplifications bizarres ». « C’est du granit chauffé par un volcan », conclut-il. Et le professeur d’histoire, De Lesguille, ajoute que ce jeune cadet est « corse de caractère comme de nation » et « qu’il ira loin si les circonstances le favorisent ».

Mais M. Valfort, le directeur des études de l’école, s’inquiète.

On lui rapporte que ce cadet, boursier du roi, déclame des vers de sa composition où il décrit sa patrie surgissant dans un songe, lui remettant un poignard et lui prédisant : « Tu seras mon vengeur. »

Des dessins circulent où on le voit caricaturé par ses camarades sous les traits d’un jeune cadet vigoureux marchant d’un pas altier, alors qu’un vieux professeur s’accroche en vain à sa perruque, tentant de le retenir. Et la légende commente : « Bonaparte, cours, vole au secours de Paoli pour le tirer des mains de ses ennemis. »

Situation étrange : ce cadet-gentilhomme, futur officier de l’armée du roi, se veut en même temps le « vengeur » de Paoli que les troupes du roi ont vaincu !

Et cet élève ne cache ni ses opinions, ni sa détermination.

M. Valfort et les administrateurs de l’école le convoquent. Il est bien jeune, ce patriote corse ! Son enthousiasme imprudent est d’une certaine manière garant de la pureté de son caractère.

D’ailleurs, pour ces officiers, le patriotisme est une vertu. Ils jugent cependant que l’amour de la Corse ne doit pas l’emporter sur la reconnaissance due aux bontés du monarque. Bonaparte les écoute, raidi dans un garde-à-vous.

Il porte l’habit bleu à collet rouge et à doublure blanche avec des galons d’argent. Il tient à la main son chapeau brodé d’argent.

Il ne sent aucune hostilité chez Valfort et les autres officiers. Et lui-même a l’impression d’être compris.

— Monsieur, lui dit-on, vous êtes élève du roi. Il faut vous en souvenir et modérer votre amour pour la Corse, qui après tout fait partie de la France.

Il accepte la remontrance. Mais rien ne change dans son comportement.

Il est inébranlable, et d’autant plus qu’il est sûr de lui-même. Ce n’est pas le luxe de l’école qui lui donne cette assurance. Il confie comme un reproche : « Nous sommes nourris, servis magnifiquement, traités en tout comme des officiers jouissant d’une grande aisance, plus grande que celle de la plupart de nos familles, plus grande que celle dont la plupart de nous jouirons un jour. »

Il est un roc parce qu’il sait ce qu’il veut et qu’il est persuadé qu’il a les qualités nécessaires à la réalisation de son but.

 

Dans la chambre, il explique à Des Mazis qu’il veut sauter les étapes, obtenir au bout d’un an le grade d’officier, être nommé sous-lieutenant dans un régiment.

Pour cela, dit Bonaparte, visage contracté, corps penché en avant vers son camarade, il faut en une seule fois réussir le concours qui fait accéder le cadet-gentilhomme à une école d’artillerie et celui qui permet d’obtenir le grade d’officier. Point de séjour alors dans une école d’artillerie en tant qu’élève, mais promotion directe de cadet-gentilhomme à sous-lieutenant.

C’est une gageure !

— Je le veux, dit Napoléon Bonaparte.

Cela suppose que Bonaparte connaisse l’intégralité des quatre volumes du Traité de mathématiques du professeur Bezout – que les cadets nomment familièrement le Bezout – et qu’il puisse répondre à toutes les questions de l’examinateur, Laplace, un membre éminent de l’Académie des sciences.

Bonaparte se redresse. Il va relever ce défi, apprendre son « Bezout », être à la fois reçu élève et officier d’artillerie.

Apprendre, apprendre avec fureur.

Quand Des Mazis passe quelques jours à l’infirmerie, Bonaparte s’enferme dans la chambre et ne lève plus les yeux de son traité de mathématiques. Qu’importent les autres matières, les fautes d’orthographe, le latin, la grammaire, l’allemand ?

Le professeur de langue allemande, Baur, juge Bonaparte à l’aune de ses résultats dans cette matière.

Lorsqu’en septembre 1785, pendant la période d’examen, il constate l’absence de Bonaparte, il interroge ses camarades. On lui répond que Bonaparte concourt pour le grade de sous-lieutenant d’artillerie.

— Il sait donc quelque chose ? questionne Baur.

— Comment ? lui répond-on. C’est l’un des plus forts mathématiciens de l’école.

— Eh bien, dit l’Allemand, j’avais toujours pensé que les mathématiques n’allaient qu’aux bêtes.

Bonaparte néglige aussi les cours de danse. Il se désintéresse de la bonne éducation et des belles manières qu’on enseigne également à l’École Militaire de Paris dans le souci de conforter l’excellence et le prestige de la noblesse.

Mais Bonaparte, adolescent pressé, enfermé sur lui-même, obsédé par le but qu’il s’est fixé, n’a pas le temps d’apprendre ce qui ne lui est pas immédiatement utile.

Tout doit être subordonné à la réussite en une seule année des deux concours.

Peu importe qu’il n’obtienne à l’école, durant cette année, aucun des grades qui sont attribués à certains élèves, nommés sergent-major, commandant de division ou chef de peloton. Avec un sens de l’efficacité et de l’utilité, il se moque de ces trois galons d’argent que certains arborent avec fierté.

Il ne sera pas non plus décoré, comme Picot de Peccaduc ou Phélippeaux, de la croix de l’ordre de Notre-Dame-du-Mont-Carmel ! Il faudrait pour cela qu’il passe trois années à l’École Militaire !

Trois années ! À cette seule idée, il croit mourir ! Il lui faut dix mois pour, équation après équation, théorème après démonstration, figure après figure, apprendre tout le traité de mathématiques de Bezout.

Il ne se laisse distraire par rien, acharné, obstiné.

D’ailleurs la discipline de l’école ne tolère aucune sortie, ne prévoit aucun congé. Et il ne recevra qu’une seule visite dans le grand parloir de l’école, celle d’un cousin, Arrighi de Casanova.

Entre les leçons et les études, il arpente souvent un vaste espace de terrain que l’on nomme la Promenade et qui est pourvu de huit bancs de chêne et bordé, sur toute la longueur, par des barrières formées de planches en bois blanc.

On y avait bâti, au début de l’année 1785, deux hangars, puis une sorte de redoute, pour donner aux cadets l’idée exacte d’une ville fortifiée.

Bonaparte marche rapidement le long de cette promenade, un livre à la main. Il apprend. Il récite. Et parfois, il versifie.

Le voici, en janvier 1785, qui compose un poème maladroit. Et il recopiera ces vers sur la page de garde de son traité de mathématiques :

Grand Bezout, achève ton cours

Mais avant, permets-moi de dire

Qu’aux aspirants tu donnes secours

Cela est parfaitement vrai

Mais je ne cesserai pas de rire

Lorsque je l’aurai achevé

Pour le plus tard au mois de mai

Je ferai alors le Conseiller.

Il est sûr, dès ce mois de janvier, d’en avoir fini en mai avec l’étude du Traité de mathématiques, soit plus de quatre mois avant l’examen, prévu pour le mois de septembre.

Il organise son travail de manière méthodique, prévoit le temps des révisions, car les épreuves sont ardues et l’accès à l’artillerie, cette arme savante, difficile. Un noble désargenté, s’il a du talent, peut, dans cette arme, être sûr de gravir les échelons, la sélection se faisant par examen des qualités du candidat.

On compte vingt-cinq cadets-gentilshommes qui se destinent, en 1785, à l’artillerie. Mais le gouverneur de l’école, M. de Timbrune-Valence, n’autorise que dix-huit élèves à concourir.

Le premier est Des Mazis, l’ami de Bonaparte, qui avait échoué en 1784, puis vient Picot de Peccaduc. Bonaparte suit son ennemi, le Vendéen Phélippeaux. Plus bas dans la liste, on trouve Laugier de Bellecourt, qui, malgré sa dissipation, a été jugé apte à concourir.

Bonaparte, quand il voit cette liste, ne cède qu’un instant à un sentiment de supériorité : il ne craint pas ses concurrents.

Il se sait l’un des meilleurs mathématiciens de l’école.

Mais il y a les candidats des écoles de province, et notamment ceux de l’école de Metz, la plus prestigieuse école d’artillerie. De plus, il ne veut pas se contenter de réussir ce premier concours. Il n’oublie pas le concours d’officiers. Il redouble donc d’efforts.

Il aborde le troisième volume du traité de Bezout au mois de février 1785.

Rien ne doit dévier de la route.

Et pourtant, à la fin de ce mois-là, une nouvelle frappe Napoléon Bonaparte comme la foudre. Son père, Charles Bonaparte, est mort le 24 février 1785 à Montpellier. Il avait trente-neuf ans.

 

La douleur violente se lit sur le visage de l’adolescent. Ses traits se creusent. Il savait son père malade, mais le vide est là, devant lui, et Bonaparte se tient sur le bord, près de basculer.

Le directeur des études, Valfort, qui vient de lui annoncer la nouvelle, l’invite, comme c’est l’usage, à se retirer à l’infirmerie afin d’y pleurer et d’y prier, de se soumettre à la souffrance que le destin lui impose. Bonaparte reste un instant silencieux, puis il répond d’une voix sourde qu’un homme doit savoir souffrir. C’est aux femmes de pleurer. Il demande donc à reprendre sa place, comme si rien ne s’était produit. Le chagrin est une affaire personnelle. « Je ne suis pas venu jusqu’à cette heure sans avoir songé à la mort, dit-il. J’y accoutume mon âme comme à la vie. »

Et cependant sa peine est extrême.

Il apprend comment son père avait subi durant ces derniers mois les assauts de plus en plus cruels de la maladie. Des vomissements, des douleurs intolérables à l’estomac, l’impossibilité de s’alimenter.

En compagnie de Joseph, son fils aîné, Charles Bonaparte avait voulu gagner Paris pour s’y faire à nouveau examiner par le médecin de la reine, le docteur Lasonne. Mais le navire, dès qu’il a quitté la Corse, au mois de novembre 1784, a essuyé une tempête et a été rejeté vers Calvi, où il a fait escale, et il n’a abordé les côtes de Provence qu’après un nouveau et brutal coup de vent.

À Aix, Charles Bonaparte a retrouvé son beau-frère, le séminariste Fesch.

Les souffrances sont si vives qu’un médecin, le professeur Turnatori, conseille à Charles Bonaparte de se rendre à Montpellier où exercent des médecins renommés, La Mure, de Sabatier, Barthez.

Mais il est trop tard. À Montpellier, Charles Bonaparte s’affaiblit d’heure en heure.

Son fils Joseph, son beau-frère Fesch, une Mme Pernom et sa fille Laure l’entourent de soins.

Charles, l’esprit fort, l’ennemi des jésuites, le voltairien, réclame des prêtres, se confesse, prie. Sa voix se voile, puis par à-coups s’éclaircit, et dans les heures qui précèdent sa mort il appelle Napoléon, ce fils seul capable de le sauver, de l’arracher au dragon de la mort.

Dans des accès fébriles, il crie que l’épée de Napoléon fera trembler les rois, que son fils changera la face du monde. S’il était présent, « il me défendrait de mes ennemis », lance-t-il.

Il tente de se redresser, il répète : « Napoléon, Napoléon », puis retombe.

Il meurt ce 24 février 1785.

Les médecins, dans les heures qui suivent, procèdent à son autopsie, décrivent : « À l’orifice inférieur de l’estomac, une tumeur de la longueur et du volume d’une grosse patate ou d’une grosse poire d’hiver allongée. Les tuniques de l’estomac vers le milieu de sa grande courbure étaient très épaisses et d’une consistance très ferme approchant du cartilage… Nous avouons que nous trouvâmes le foie gorgé et la vésicule du fiel extrêmement remplie d’une bile très foncée, ayant acquis le volume d’une poire médiocre, allongée… »

On inhuma Charles Bonaparte dans un des caveaux de l’église des Cordeliers.

 

Bonaparte, dans les jours qui suivent l’annonce du décès, se montre encore plus acharné au travail. Il y noie sa douleur. Il impose silence à Alexandre Des Mazis, qui veut le consoler. Il dit simplement que sa réussite est plus nécessaire encore. Il doit être officier dès septembre. Élève ? Il n’est plus temps. Sous-lieutenant d’emblée, voilà l’obligation.

Il sait qu’à Ajaccio sa mère devra désormais élever ses quatre cadets avec seulement mille cinq cents livres de revenus. Les quatre aînés sont placés dans des écoles et pourront subvenir à leurs besoins. Et si lui, Napoléon, touche dès octobre 1785 une solde, s’il est officier dans un régiment, il pourra dans les faits être ce chef de famille dont il a l’âme depuis plusieurs mois déjà.

Il rédige deux lettres, à la fin du mois de mars. L’une à l’oncle de son père, l’archidiacre d’Ajaccio, Lucien, dont on dit dans la famille Bonaparte qu’il entasse son argent dans une bourse placée sous son oreiller, l’autre à sa mère.

Ces lettres, il doit les soumettre, selon la règle, aux officiers de l’école chargés de lire toutes les correspondances et, si besoin est, de les corriger. Il masque donc autant qu’il le peut ses sentiments.

Celle du 23 mars, adressée à l’oncle archidiacre, laisse cependant trembler, sous le style maîtrisé, la douleur du fils :

« Mon cher oncle,

« Il serait inutile de vous exprimer combien j’ai été sensible au malheur qui vient de nous arriver. Nous avons perdu en lui un père, et Dieu sait quel était ce père, sa tendresse, son attachement pour nous ! Hélas ! Tout nous désignait en lui le soutien de notre jeunesse ! Vous avez perdu en lui un neveu obéissant, reconnaissant… La patrie, j’ose même le dire, a perdu par sa mort un citoyen éclairé et désintéressé… Et cependant le ciel le fait mourir, en quel endroit ? À cent lieues de son pays, dans une contrée étrangère, indifférente à son existence, éloigné de tout ce qu’il avait de plus précieux. Un fils, il est vrai, l’a assisté dans ce moment terrible, ce doit être pour lui une consolation bien grande, mais certainement pas comparable à la triple joie qu’il aurait éprouvée s’il avait terminé sa carrière dans sa maison, près de son épouse et de toute sa famille. Mais l’Être Suprême ne l’a pas ainsi permis. Sa volonté est immuable. Lui seul peut nous consoler. Hélas ! Du moins, s’il nous a privés de ce que nous avions de plus cher, il nous a encore laissé des personnes qui seules peuvent le remplacer. Daignez donc nous tenir lieu du père que nous avons perdu. Notre attachement, notre reconnaissance sera proportionnelle à un service si grand.

« Je finis en vous souhaitant une santé semblable à la mienne.

« Napoleone di Buonaparte. »

Il relit. Le choix du tuteur est bon. L’archidiacre est un notable fortuné. Il acceptera cette charge que cet adolescent qui n’a pas seize ans lui demande d’assumer avec une autorité grave, où l’émotion s’allie à la raison.

Cinq jours plus tard, le 28 mars 1785, Bonaparte écrit la deuxième lettre, celle destinée à sa mère.

« Ma chère mère,

« C’est aujourd’hui que le temps a un peu calmé les premiers transports de ma douleur, que je m’empresse de vous témoigner la reconnaissance que m’inspirent les bontés que vous avez eues pour nous.

« Consolez-vous, ma chère mère, les circonstances l’exigent. Nous redoublerons de soins et de reconnaissance, et heureux si nous pouvons par notre obéissance vous dédommager un peu de l’inestimable perte de cet époux chéri.

« Je termine, ma chère mère, ma douleur me l’ordonne, en vous priant de calmer la vôtre. Ma santé est parfaite, et je prie tous les jours que le ciel vous gratifie d’une semblable.

« Présentez mes respects à Zia Gertrude, Minana Saveria, Minana Fesch, etc.

« P.S. : La reine de France est accouchée d’un prince, nommé le duc de Normandie, le 27 mars, à sept heures du soir.

« Votre très affectionné fils,

« Napoleone di Buonaparte. »

Maintenant, l’encre à peine séchée, la plaie encore ouverte, il faut se remettre au travail. Point d’hésitation : « Ma douleur me l’ordonne. »

Quand, au début du mois de septembre 1785, l’académicien Laplace pénètre dans la salle de l’École Militaire préparée pour l’examen des cadets-gentilshommes qui se destinent à l’artillerie, Napoléon est prêt.

Il entre à son tour.

Laplace est là, vêtu de noir, les yeux à demi cachés par un lorgnon. Il a l’aspect sévère, les gestes graves, mais sa voix est douce, son ton bienveillant. Il est, avec les candidats qui s’avancent paralysés par l’anxiété, puisque toute leur carrière dépendra de leurs réponses, d’une politesse extrême.

Napoléon ne perd pas ses moyens.

Il regarde l’estrade sur laquelle on a disposé deux tableaux d’ardoise réservés aux figures et aux démonstrations. Des rideaux de toile anglaise sont pendus aux fenêtres. Des tables sont alignées pour porter les dessins. Des bancs étagés, couverts de damas d’Abbeville, accueillent les officiers d’artillerie qui se trouvent à Paris, les deux représentants du Premier inspecteur des Écoles, le colonel d’Angenoust, et son chef de bureau, le commissaire des Guerres Roland de Bellebrune. Car le concours est public.

Napoléon s’avance.

Il trace d’un mouvement nerveux les figures. Il répond d’un ton sec et précis aux questions. Il écrit les équations sur les tableaux. Il connaît dans le détail les quatre volumes du Traité des mathématiques de Bezout. Il ne commet que de légères erreurs.

 

Le 28 septembre 1785, son nom est le quarante-deuxième de la liste des cinquante-huit jeunes gens admis comme lieutenants en second dans l’arme de l’artillerie. Parmi eux, il dénombre quatre cadets-gentilshommes de l’École Militaire de Paris.

Devant lui, Picot de Peccaduc, 39e, et Phélippeaux, 41e. Des Mazis, son ami, n’est que 56e.

Il exulte.

Il marche à grands pas dans la cour de récréation, puis sur le terrain de la promenade.

Il a atteint son but. En dix mois de travail, il a arraché son premier grade dans l’armée, sans être contraint de devenir élève dans une école d’artillerie. Les cadets-gentilshommes reçus comme lui sous-lieutenants sont plus âgés que lui, Picot de Peccaduc et Phélippeaux, de deux années, Des Mazis, d’un an.

Sa poitrine enfle. Il se redresse. C’est peut-être cela, le bonheur. Il s’assombrit pourtant un instant. Il pense à son père, puis l’orgueil efface la tristesse.

Ceux qui le devancent avaient préparé l’examen durant plusieurs années. Il est le premier Corse à être sorti de l’École Militaire. Et dans l’arme savante de l’artillerie, on ne compte qu’un seul autre officier insulaire, M. de Massoni.

Il est un être à part.

Sa nomination au grade de lieutenant en second est antidatée du 1er septembre 1785. Il a seize ans et quinze jours.

Il ne s’enivre pas de son succès. Il demande à être affecté au régiment de La Fère, qui tient garnison à Valence. Là doit aller aussi son ami Des Mazis, dont le frère aîné est capitaine de ce régiment.

Pour Bonaparte, le choix n’est pas dicté par l’amitié, mais par le souci de se rapprocher de sa famille, de la Corse. Car le régiment de La Fère fournit les deux compagnies d’artillerie qui séjournent dans l’île. Et Bonaparte rêve d’y être nommé. Voilà plus de six ans qu’il n’a pas revu Ajaccio.

 

Durant ces jours de l’automne 1785, Bonaparte, peut-être pour la première fois depuis ce 15 décembre 1778, jour où il quitta la Corse, est heureux.

Il remplit sa malle des « effets et des nippes » que l’École Militaire fournit aux sous-lieutenants : douze chemises, douze cols, douze paires de chaussons, douze mouchoirs, deux bonnets de coton, quatre paires de bas, une paire de boucles de souliers et une paire de jarretières. Et il tient longtemps entre ses mains l’épée, le ceinturon et la boucle de col en argent que seuls les cadets-gentilshommes de l’École Militaire de Paris reçoivent.

Puis, accompagné d’un « capitaine des portes » chargé de surveiller les jeunes officiers et de payer leurs dépenses, il sort.

Paris, qu’il a si peu vu, s’offre à lui ce 28 octobre 1785.

Bonaparte marche lentement, comme pour un défilé triomphant.

Il rend visite à l’archevêque d’Autun, Mgr de Marbeuf, qui demeure au rez-de-chaussée du palais abbatial de Saint-Germain-des-Prés.

On le félicite.

Il n’est plus l’étranger. Il a acquis droit de cité dans ce monde où, enfant, on l’avait plongé brutalement. Il ne s’y est pas noyé. Il a pris ce qui lui était utile sans abandonner ce à quoi il tenait.

Il porte l’uniforme mais il n’a changé ni de peau, ni d’âme. Il s’est aguerri. Il s’est battu. Il n’a jamais baissé la tête. Il a gardé la nuque raide.

Il a appris la langue de ceux qui ont vaincu la Corse, mais avec ces mots nouveaux il a forgé son style personnel. Il a plié les phrases françaises au rythme nerveux de son caractère.

Il a arraché ce qui lui était nécessaire sans se laisser avaler.

 

Le 29 octobre 1785, le concierge, Lemoyne, garde-meuble de l’École Militaire, remet cent cinquante-sept livres, seize sols aux cadets-gentilshommes Bonaparte, Des Mazis et Delmas – ce dernier, reçu comme élève d’artillerie – pour couvrir les frais de leur voyage jusqu’à Valence.

Le lendemain 30 octobre, Napoleone di Buonaparte prenait, en compagnie de ses deux camarades, la voiture qui les conduisait vers le Midi.