36.

Dix-sept mois qu’il a quitté la France ! C’était le printemps, le mois de mai 1798, et c’est l’automne. Le lit de la Durance est envahi de flots boueux. Le temps est à l’orage, et les averses obligent parfois à retenir les chevaux.

À l’époque, il roulait vers Toulon. Joséphine était près de lui, lui donnant tous les signes de l’attachement. Prête, avait-elle dit, à le suivre en Égypte.

Il sait maintenant ce qu’il en est d’elle, du capitaine Charles, de ses amants.

La fureur et l’amertume envahissent Napoléon dès que les rumeurs de la foule, qui, à chaque village, entoure les voitures, crie : « Vive la République ! Vive Bonaparte ! », se sont estompées et qu’il reste seul avec ses pensées.

Voudrait-il oublier, qu’il lui suffit de regarder Eugène de Beauharnais, assis en face de lui, pour se souvenir.

À Avignon, le peuple arrête les voitures. On veut fêter Bonaparte, le victorieux, l’homme de la paix. Il dit quelques mots : « Je ne suis d’aucune coterie, je suis la grande coterie du peuple français. » On l’acclame. On célèbre sa victoire d’Aboukir. La nouvelle est donc parvenue jusqu’ici et, comme il l’avait prévu, le peuple ne retient qu’elle. Il suit des yeux Murat, qui, son cimeterre accroché par des cordons, se pavane, bronzé, raconte sa charge aux officiers de la garnison qui l’entourent. Le Mamelouk Roustam est au centre d’une foule qui le questionne, veut toucher son uniforme. Roustam essaie de fendre ce cercle qui le presse. Lorsqu’il est proche de Napoléon, il réussit à dire que les voitures qui portaient les bagages ont été pillées, dans les environs d’Aix, qu’elles sont immobilisées. Il répète : « Bédouins français ont volé. Bédouins français. »

En entendant ces mots, la foule gronde. Les brigands harcèlent les voyageurs, dévalisent les diligences. Il faut le retour de la paix et de l’ordre. « Le Directoire nous dévalise aussi ! » crie une voix. Tous brigands, tous, reprend-on.

Napoléon s’approche des notables, qui se lamentent, flattés de l’attention qu’il leur porte. Le général Bonaparte sait-il que le Directoire veut décréter un emprunt forcé pour voler les honnêtes gens, ceux qui ont du bien ? Et puis il y a les Chouans, qui tiennent toujours une partie de la Vendée, qui menacent Nantes. Qui peut nous assurer que les émigrés ne vont point rentrer, exiger la restitution des terres qui ont été vendues comme biens nationaux et que nous avons achetées ? Il faut sauver la République, disent-ils.

— Je suis national, dit Napoléon alors qu’il monte dans la voiture.

Il lance depuis le marchepied :

— Il ne faut plus de factions, je n’en souffrirai aucune. Vive la nation !

Les cris de « Vive la République ! Vive Bonaparte ! » l’accompagnent tout au long des rues d’Avignon, et plus tard, tout au long de la route, dans les villages de la vallée du Rhône, il retrouve les mêmes clameurs.

 

À l’approche de Lyon, il voit aux croisées de toutes les maisons des drapeaux tricolores. Les postillons, aux relais, ont arboré des rubans aux mêmes couleurs.

C’est pour lui.

À Lyon, toutes les maisons sont illuminées et pavoisées. On tire des fusées. La foule est si dense que les voitures doivent rouler au pas.

Il aperçoit, devant la porte de l’hôtel, des grenadiers, et, sur le perron, ses frères Louis et Joseph.

De toutes parts, on crie : « Vive Bonaparte qui vient sauver la patrie ! »

Il salue la foule avec modestie. Il sent que la vague qui le porte est puissante, profonde, mais il doit se garder de tout excès et de toute impatience. Ce qu’il veut, il le sait : accéder au pouvoir. Il vaut mieux que tous ces hommes qui s’y déchirent. Il a trente ans. Il a commandé à des dizaines de milliers d’hommes. Il a affronté avec eux la mort. Il a vaincu. Il va bousculer tous les obstacles. Mais la prudence est nécessaire. Les Barras et les Sieyès sont habiles, retors.

Il s’isole avec Joseph.

Napoléon voudrait d’abord évoquer la situation à Paris, les projets des uns et des autres. Mais ce sont d’autres questions qui viennent à ses lèvres : Joséphine, Joséphine, répète-t-il.

Joseph commence à parler d’une voix sourde, puis s’emporte. Il ne paie plus à Joséphine la rente de quarante mille francs que Napoléon l’avait chargé de lui verser. Elle a ridiculisé le nom des Bonaparte. Elle a vécu avec le capitaine Charles à Malmaison, cette propriété qu’elle a achetée. Elle a continué de voir Barras. On l’a vue chez Gohier, le président du Directoire. Quel homme puissant ne lui prête-t-on pas comme amant ? Elle est couverte de dettes. Elle a favorisé Charles dans ses trafics sur les approvisionnements des armées.

— Notre mère…, continue Joseph.

Napoléon l’arrête. Il imagine les sentiments de sa mère, de ses soeurs. Il va divorcer, dit-il. Et ce mot lui déchire la bouche. Il le répète. Il s’y blesse. Il a changé, et pourtant, à chaque tour de roue depuis Fréjus, il a pensé au corps de sa femme, à ses parfums. Il voudrait la soumettre, comme une place qui a longtemps résisté au siège et qui enfin se livre, et à laquelle on impose sa loi. C’est qu’il est devenu cet homme qu’on acclame. Il s’approche de la fenêtre, voit des voitures tirées par des chevaux qui s’éloignent. Il appelle un aide de camp. Le général Marbot, qui s’en va prendre son commandement en Italie, lui apprend l’officier, avait réservé cette série de chambres, que l’hôtelier a mises à la disposition du général Bonaparte.

Ne jamais rien négliger. Un homme humilié ou même simplement vexé peut devenir un ennemi.

Napoléon donne des ordres. Il va se rendre à l’hôtel où est descendu Marbot afin de le saluer et de s’excuser. Dans la partie qu’il joue, tout homme peut devenir un pion capital.

Et toute femme.

Il pense à Joséphine. Peut-il s’en faire une ennemie, maintenant ?

 

Ils ont quitté Lyon et, malgré l’heure matinale, une foule enthousiaste a crié à nouveau devant l’hôtel : « Vive Bonaparte, le sauveur de la patrie ! »

Napoléon a voulu rester seul avec Joseph dans la voiture. Qu’on ne parle plus de Joséphine, dit-il. Il regarde le paysage des monts du Forez enveloppés de brume. La voiture va suivre la route du Bourbonnais, plus étroite et moins sûre, mais qui permet d’atteindre Paris plus rapidement.

Or, il faut agir vite. Depuis son retour d’Italie, il n’a jamais douté qu’un jour il accéderait au pouvoir à Paris. Mais, maintenant, ces acclamations, ces cris transforment ce qui n’était qu’une intuition en une réalité qu’il faut organiser, dans laquelle il doit se mouvoir.

Il se penche vers Joseph, l’interroge.

— Un homme compte d’abord, dit Joseph. Sieyès.

Napoléon se souvient de cet homme de cinquante ans, à la fois déterminé et prudent, un ancien prêtre. En 1789, il a rédigé ce libelle qui a donné son sens aux événements : Qu’est-ce que le Tiers État ? Puis, durant la Convention et la Terreur, il a, comme il l’a dit, « vécu ». Joseph explique que Sieyès a pris langue avec Lucien, leur frère, élu de Corse à l’assemblée des Cinq-Cents. Sieyès veut une réforme pour renforcer le pouvoir exécutif face aux deux assemblées, les Cinq-Cents et les Anciens. Il a cherché un général pour l’imposer. Lucien a été de toutes les tractations. Sieyès a pensé au général Joubert, mais il a été tué à la bataille de Novi. Le général Moreau s’est montré réservé. Napoléon imagine-t-il ce qu’il a dit en apprenant son retour en France ? Et il a prononcé cette phrase devant Lucien : « Voilà votre homme, il fera votre coup d’État mieux que moi. »

Et Bernadotte ? questionne Napoléon. Hostile, dit Joseph. Mais il est l’époux de Désirée Clary. Et peut-être cela le rendra-t-il plus compréhensif. On peut bien sûr compter sur le général Leclerc, le mari de Pauline. Et bien des troupes qui séjournent à Paris sont composées d’anciens de l’armée d’Italie. Mais l’homme important, insiste Joseph, c’est Sieyès. Quant au ministre de la Police, Fouché, il est intelligent, comme le séminariste, l’orateur qu’il fut. C’est un républicain, régicide et terroriste, le massacreur au canon des royalistes de Lyon. Son adjoint, Réal, un ancien Jacobin, est proche de Lucien. Il tient la police judiciaire.

Napoléon écoute. Mais il faut ne commettre aucune erreur. Napoléon évoque la duplicité de Fouché, un homme énigmatique, avec ses cheveux roux, ses paupières lourdes masquant ses yeux. Napoléon a bénéficié de son aide le 13 Vendémiaire, manière pour Fouché de rentrer en grâce auprès de Barras.

Il faudrait obtenir le concours de Barras. Mais comment se présenter en sauveur de la patrie, si on s’allie à l’homme qui, aux yeux de l’opinion, incarne la corruption ? Mieux vaut compter sur ce « brelan de prêtres » : Sieyès, Fouché, Talleyrand.

— Gohier, murmure Napoléon.

— Un avocat, un homme de cinquante ans, timoré, dit Joseph, mais président en exercice du Directoire.

Joseph soupire, ajoute que les époux Gohier entretiennent les meilleures relations avec Joséphine, qui est souvent leur invitée.

Joséphine, encore.

 

Elle n’est pas là lorsque, à six heures du matin, le 16 octobre 1799, Napoléon entre dans sa demeure de la rue de la Victoire.

Sa mère s’avance, grave, puis viennent les soeurs, Lucien. Ils attendaient. Il n’a pas besoin de les questionner. Leurs premiers mots sont pour la condamner, l’infidèle, l’intruse, l’absente. Où est-elle ? Ils disent comme à regret qu’elle a quitté Paris pour se rendre à sa rencontre, mais Joseph et Louis ont bien rencontré Napoléon, ricanent-ils. Elle, elle n’a pas trouvé son époux !

Il a pris la route du Bourbonnais, murmure-t-il.

Puis la fureur s’empare de lui. Il divorcera, qu’on fasse les malles de Joséphine, qu’on les porte dans l’entrée. Il divorcera.

Il voudrait se reposer, mais il est trop tendu, et voici déjà les premières visites. Collot, un fournisseur aux armées, que Napoléon n’a pas vu depuis les temps de l’armée d’Italie, se présente. Il veut apporter son aide. Cependant qu’il parle parviennent les premières rumeurs d’une foule qui s’est rassemblée rue de la Victoire, qui chante La Marseillaise, crie le nom de Bonaparte.

Napoléon écoute à peine Collot. Il voulait un retour discret. Il lui faut jouer le modeste encore, durant quelques jours. Il ne découvrira ses batteries qu’après s’être assuré de toutes les positions. Alors il ouvrira un feu d’enfer. Mais, pour l’heure, la retenue et la prudence s’imposent.

Collot découvre les malles de Joséphine.

— Vous voulez la quitter ? demande-t-il.

— Plus rien de commun entre elle et moi.

Napoléon se reproche cette réponse, mais sa rancoeur a été plus forte que la réserve qu’il doit s’imposer.

Collot secoue la tête. Il argumente. Il ne s’agit pas, dit-il, de s’occuper de querelles domestiques.

— Votre grandeur disparaîtrait, vous n’êtes plus aux yeux de la France un mari de Molière.

Ces mots de raison, Napoléon ne peut les contester. Ils ouvrent un chemin en lui.

— Il vous importe de ne pas débuter par un ridicule, conclut Collot.

Napoléon ne peut accepter de se soumettre d’emblée à cette argumentation si forte, qu’il avait déjà développée en lui-même. Il s’emporte pour masquer son hésitation.

— Non, c’est un parti pris, dit-il. Elle ne mettra plus les pieds dans ma maison. Que m’importe ce qu’on dira !

Il s’éloigne. Il claque une porte. Il sait bien qu’il se ment. Il doit tenir compte de l’opinion. Et cependant, quand il retrouve Collot, que celui-ci insiste, se dit sûr que finalement Napoléon pardonnera, il crie :

— Si je n’étais pas sûr de moi, j’arracherais ce coeur et je le jetterais au feu.

 

Il ne veut plus penser à elle, mais il sait que, quoi qu’il ait dit, il n’a pas tranché. Elle est trop bien placée au centre de l’échiquier pour qu’il puisse la considérer seulement comme une épouse infidèle. Mais elle est aussi cela. Et elle est encore la femme qu’il désire.

Voici Réal, l’adjoint de Fouché, qui demande à être reçu. Prudence. On s’observe. On se sonde. Fouché, dit Réal, est prêt à soutenir un projet qui sauverait la République du double péril, jacobin et royaliste. Il est ministre de la Police générale. Il peut apporter une aide financière substantielle. Collot avait déjà offert cinq cent mille francs.

Si ces hommes risquent leur argent, c’est qu’ils croient à mon succès.

Mais il ne faut pas perdre un jour. Napoléon est reçu par Gohier, le président du Directoire. C’est donc chez cet homme-là, si médiocre, si compassé, si timoré, que Joséphine passait ses soirées. Mais il est l’autorité. Il faut le circonvenir.

— Les nouvelles qui nous sont parvenues en Égypte étaient tellement alarmantes, dit Napoléon, que je n’ai pas balancé à quitter mon armée pour venir partager vos périls…

— Général, dit Gohier, nos périls étaient grands. Mais nous en sommes glorieusement sortis. Vous arrivez à propos pour célébrer avec nous les nombreux triomphes de vos compagnons d’armes…

C’est donc cela qu’ils vont dire ! Mettre en avant les victoires des généraux Moreau, Brune, Masséna, qui ont desserré l’étau ennemi. Mais ils ne pourront pas faire taire, ou pas tout de suite, cette foule qui s’agglutine rue de la Victoire ou, le 17 octobre dans la matinée, devant le palais du Luxembourg, quand Napoléon se présente devant les Directeurs.

 

Napoléon a choisi d’être en civil, le corps serré dans une redingote verdâtre, un chapeau haut de forme couronnant cette tenue étrange. Il porte, attaché par des cordons de soie, un cimeterre turc.

On l’acclame alors qu’il baisse la tête. Et devant les Directeurs il garde la même attitude modeste. Il montre son arme.

— Citoyens directeurs, dit-il, je jure qu’elle ne sera jamais tirée que pour la défense de la République et celle de son gouvernement.

Il les regarde. Oseront-ils le condamner, lui reprocher d’avoir quitté l’Égypte alors qu’ils entendent la foule qui continue de crier son nom ? Ils savent bien qu’il faudra qu’on lui trouve une place dans la République. Il dévisage Barras, Gohier, Moulin. Il ne peut pas compter sur ceux-là. Tout au plus peut-il empêcher ces trois Directeurs de lui nuire. Il reste Sieyès et Roger Ducos, ces deux-là sont des alliés, et c’est avec eux qu’il faut jouer, mais tout le visage de Sieyès exprime à la fois la suffisance et la méfiance. Il veut garder la maîtrise du jeu.

Lucien a rapporté ce qu’il a confié à ses proches : « L’épée de Bonaparte est trop longue. »

Il faut donc le rassurer. Ou bien se rendre indispensable. Car sur quel autre général pourrait compter Sieyès ?

On se congratule. Les cinq Directeurs n’oseront rien contre lui.

 

Il sort du palais du Luxembourg, affichant sa gaieté et son assurance devant la foule. Il faut qu’on sache aujourd’hui que le pouvoir n’a rien à lui reprocher.

Il rentre rue de la Victoire. Il doit nouer les fils. Il reçoit ceux qui ont décidé de jouer avec lui cette partie décisive et périlleuse.

Il écoute Talleyrand. Voilà un homme qu’on a contraint de démissionner de son poste de ministre. Qui ne rêve que de le reconquérir. « Son intérêt répond donc de lui. »

Il est accompagné de Roederer, un membre de l’Institut, d’autres qui parlent avec une passion avide.

Napoléon les observe quand ils répètent : « Général, il faut prendre le pouvoir. »

Mais c’est lui qui paiera seul leurs bons conseils s’il s’aventure trop tôt hors de la tranchée.

Il choisit donc de rester rue de la Victoire, refusant même de recevoir des délégations d’officiers et de soldats qui viennent le saluer et qui demeurent longtemps dans la rue, essayant de l’apercevoir.

Prendre le pouvoir ?

— Vous croyez que la chose est possible ? demande-t-il à Roederer qui insiste.

— Elle est aux trois quarts faite.

Il se contente de pousser vers Roederer un exemplaire du journal Le Messager, paru le matin même, 20 octobre. Ce sont les premiers signes d’une contre-attaque de ses adversaires, peut-être même des Jacobins, ou peut-être de Barras.

« Bonaparte, a-t-on écrit, n’est parti si précipitamment et si secrètement d’Égypte que pour échapper à une sédition générale de son armée. »

Roederer puis Talleyrand s’indignent. Napoléon les observe sans mot dire. Il doit agir car, s’il ne conquiert pas le pouvoir, on le brisera. La gloire se ternit vite, et la popularité se change souvent en désaveu. Mais s’il agit, il doit vaincre.

Et pour cela ne rien négliger.

 

Il a eu raison de se réconcilier avec Joséphine.

Elle est rentrée dans la nuit. Le portier a accepté de lui ouvrir malgré les consignes.

Napoléon l’a entendue. Il s’est aussitôt enfermé dans sa chambre. Elle est venue frapper à la porte. Elle l’a supplié. Et cette voix qui implore l’a ému. Elle est à sa merci, telle qu’il l’a si souvent désirée et jamais obtenue.

Il ne cède pas. Il la laisse pleurer, reconnaître ses torts, demander grâce. Il ne bouge pas, mais la tourmente se lève en lui, mêlant le désir et l’intérêt, le plaisir de la revanche et le calcul.

Elle s’est éloignée, et il a cru qu’elle avait renoncé, aussitôt il a éprouvé le sentiment de la perte. Il a eu plus encore envie d’elle. Il a su mieux encore qu’il avait besoin d’elle.

Il a guetté les bruits. On descendait l’escalier. Il a reconnu les voix d’Eugène et d’Hortense de Beauharnais qui le suppliaient de pardonner à leur mère.

Il a été submergé par l’émotion. Il aime Eugène. Il a partagé avec cet enfant les périls et les plaisirs de l’Égypte. Il l’a vu devenir un homme et un soldat. Il a confiance en lui. Pourquoi renoncerait-il, en ce moment, à l’appui de tout le clan Beauharnais ? Peut-il se permettre de se priver d’une partie de son « armée » familiale ?

Il ne cède pas à Joséphine, mais à ses enfants.

Il a ouvert la porte. Joséphine s’est précipitée vers lui. Elle a commencé à lui caresser le visage. Il a retrouvé son parfum, son corps si svelte, qui se colle à lui.

Il l’a aimée toute la nuit.

Il est devenu le maître de cette femme, peut-être parce qu’il ne l’aime plus comme autrefois, en aveugle suppliant.

 

Il la voit sourire, le lendemain, quand entre Lucien, qui croyait le divorce de son frère décidé. Napoléon entraîne Lucien. Ce n’est point le moment de parler de cela, ce sont mes affaires.

Lucien n’insiste pas. Napoléon écoute ce garçon de vingt-quatre ans dont la passion est la politique et qui a réussi, en s’aidant de son nom, à peser dans le Conseil des Cinq-Cents, à devenir l’interlocuteur de Sieyès.

Lucien parle nerveusement. Sieyès, dit-il, veut un gouvernement plus resserré, composé de trois consuls au lieu de cinq Directeurs. Il compte organiser le transfert des assemblées de Paris à Saint-Cloud et leur faire voter la réforme des institutions.

— Puis-je l’assurer que vous consentez à être l’un des trois consuls ? demande Lucien.

— Non, parbleu, gardez-vous-en bien.

Il est trop tôt encore. Nous verrons plus tard. Sieyès est trop marqué comme modéré, réactionnaire même, partisan d’un retour à la monarchie, peut-être est-il lié aux Orléans.

— Je ne veux prendre la couleur d’aucun parti, répète Napoléon.

 

C’est une guerre couverte qu’il mène. Excitante comme une offensive, tout en coups masqués. Il faut l’appui de Sieyès, mais sans le solliciter et sans le proclamer. Il faut se débarrasser des Directeurs mais, si on le peut, éviter le coup d’État. Il faut prendre la place de l’intérieur, avec l’appui des assemblées, les Cinq-Cents et les Anciens.

Je ne veux pas être un général qui s’empare du pouvoir par la force.

Il ignore donc Sieyès à un dîner chez Gohier, et celui-ci lui rapporte, le lendemain, l’exclamation pleine d’amertume de Sieyès : « Avez-vous remarqué la conduite de ce petit insolent envers le membre d’une autorité qui aurait dû le faire fusiller ? »

Trop tard.

Il flatte le général Moreau : « Je désirais depuis si longtemps vous connaître. »

Il se rend une nouvelle fois, le 23 octobre, au palais du Luxembourg, et, sans insister, il fait comprendre aux deux Directeurs qu’il est candidat au Directoire. Gohier, Moulin, avec des mines attristées et satisfaites, répondent que « le pacte social exige impérieusement quarante ans pour entrer au Directoire ».

Tant pis pour eux.

La foule continue de l’applaudir. Les journaux, qu’il lit chaque matin avec attention, affirment que « les exclusifs ne parviendront point à indisposer le peuple contre Bonaparte ».

Ce 23 octobre, Lucien est élu président du Conseil des Cinq-Cents. Voilà une position conquise.

Mais toute médaille a son revers.

On honore le nom de Bonaparte en la personne de Lucien, et on espère ainsi reléguer Napoléon à un rôle militaire.

S’ils imaginent que c’est encore possible, gare au réveil !

Mais rien n’est sûr tant qu’on n’a pas vaincu.

Bernadotte ne vient-il pas de refuser de participer à un banquet aux côtés de Napoléon ? « Un homme qui a violé la quarantaine, a-t-il dit, peut très bien avoir rapporté la peste et je ne me soucie point de dîner avec un pestiféré. »

Cela fait dix jours seulement que Napoléon est rentré à Paris.