27.

Il pleut. Toute la vallée du Tagliamento est envahie de nuages bas. C’est la fin du mois d’août 1797. Napoléon est sur le perron du château de Passariano. De là il aperçoit, au bout de la grande allée plantée de peupliers, les voitures des plénipotentiaires autrichiens qui s’éloignent. Ils sont installés non loin du château, à Campoformio. D’autres ont choisi d’habiter Udine. Mais ils viennent négocier ici, au château de Passariano. Ni le comte Louis de Cobenzl, un diplomate aguerri, ni le marquis de Gallo, ni le général comte de Merveldt ne paraissent pressés de conclure la paix. Ils continuent de discuter des Préliminaires signés à Leoben.

Ils jouent de leur frivolité et de leur élégance, de leur art de la conversation, pour faire passer les journées. Ils font leur cour, en aristocrates maniérés, à Joséphine de Beauharnais. Ils participent même aux jeux de cartes ou de dés que, pour tromper l’ennui, Joséphine organise.

Napoléon entre dans le château en claquant les portes. Il n’est pas dupe. Ces diplomates attendent les événements de Paris. Ils espèrent que, dans la lutte qui divise le Directoire, les partisans de Pichegru, les royalistes, les membres du club de Clichy l’emporteront. Alors adieu, la paix. Ce sera le retour de la monarchie à Paris.

Impossible. Quel serait mon destin ?

 

Napoléon a agi. Des proclamations, des journaux ont été répandus par milliers auprès des soldats de l’armée d’Italie. « Soldats, vous vous devez tout entiers à la République… Soldats, les royalistes, dès l’instant qu’ils se montreront, auront vécu… Guerre implacable aux ennemis de la République et de la Constitution de l’An III », ont-ils pu lire.

Mais la manoeuvre est compliquée. Il ne faut pas trop se découvrir. Napoléon répète à Lavalette : « Voyez tout le monde, défendez-vous de l’esprit de parti ; donnez-moi la vérité, et donnez-la-moi dégagée de toute passion. »

Comment choisir une stratégie, si les brouillards ne sont pas dissipés ?

Lavalette explique : Barras et La Révellière-Lépeaux ont fait appel au général Hoche et à son armée pour exécuter un coup d’État antiroyaliste. Mais le général, après s’être engagé, a reculé devant les attaques et les intrigues. Les Directeurs cherchent un autre sabre.

Je ne serai plus le général Vendémiaire.

Mais voici Augereau, que Napoléon délègue avec trois millions pour Barras. Il agira. Napoléon a reçu une lettre de lui peu après son arrivée à Paris : « Je promets de sauver la République des agents du Trône et de l’Autel. »

Lavalette conseille à Napoléon de se tenir personnellement à l’écart, de ne pas compromettre sa gloire de général vainqueur dans les répressions qui se préparent à Paris.

« Ont-ils reçu les papiers de D’Antraigues ? » demande Napoléon.

« Ils seront le prétexte à la répression, et le coup de grâce, précise Lavalette. Les victimes sont déjà désignées. On imprime déjà secrètement la confession de D’Antraigues prouvant la trahison de Pichegru. Des affiches sont apposées sur les murs, dénonçant le complot de l’étranger. »

 

Attendre le coup de sabre que donnera Augereau, demeurer à distance mais ne pas rester inactif.

Napoléon harcèle, en les convoquant au château de Passariano, les hommes auxquels il a confié le soin de lancer des journaux à Paris et à Milan, à destination des citoyens qui comptent ou des soldats. Il feuillette les premiers numéros du Courrier de l’armée d’Italie ou du Patriote français, de La France vue de l’Italie, ou du Journal de Bonaparte et des hommes vertueux. Il s’emporte. Trop tièdes ! Il ne faut pas laisser sans réponse les attaques des journaux royalistes et prôner des idées simples, fortes. « Qu’on parle de moi, de mes exploits », dit-il.

On ne loue jamais assez un chef.

Il lit à haute voix une phrase du Courrier : « Il vole comme l’éclair, et frappe comme la foudre, il est partout et il voit tout. »

Voilà ce qu’il convient d’écrire. Il dicte : « J’ai vu les rois à mes pieds, j’aurais pu avoir cinquante millions dans mes coffres, j’aurais pu prétendre à bien autre chose ; mais je suis citoyen français, je suis l’envoyé et le premier général de la Grande Nation, je sais que la postérité me rendra justice. »

Si l’on n’assène pas ce genre de vérités dans les journaux qu’il paie, qui le proclamera ?

Il y a quatre-vingts journaux royalistes, s’exclame-t-il, qui répandent chaque jour des outrages, des calomnies.

« Je vois que le club de Clichy veut marcher sur mon cadavre pour arriver à la destruction de la République. On dit : “Nous ne craignons pas ce Bonaparte, nous avons Pichegru.” Il faut demander qu’on arrête ces émigrés, qu’on détruise l’influence des étrangers. Il faut exiger qu’on brise les presses des journaux vendus à l’Angleterre, plus sanguinaires que ne le fut jamais Marat. »

Lorsque ses hommes de plume – Jullien, un Jacobin, Regnault de Saint-Jean-d’Angély, ancien membre de la Constituante, Arnault, un écrivain – sont partis, il appelle Berthier. Il veut que chaque matin on lui fasse la lecture des principaux journaux, français et étrangers. La situation à Paris est incertaine. Il s’agit, comme à la guerre, de ne rien laisser au hasard. L’opinion compte.

Entre chacune de ses phrases, il s’interrompt. « Il faut à la nation un chef, un chef illustre par la gloire, dit-il, et non par des théories de gouvernement, des phrases, des discours d’idéologues auxquels les Français n’entendent rien… Une République de trente millions d’hommes, quelle idée ! Avec nos moeurs, nos vices ! C’est une chimère dont les Français sont engoués, mais qui passera avec tant d’autres. Il leur faut de la gloire, des satisfactions de la vanité ; mais la liberté, ils n’y entendent rien. Voyez l’armée : les succès que nous venons de remporter, nos triomphes ont déjà rendu le soldat français à son véritable caractère. Je suis tout pour lui. »

Puis il regarde longuement Berthier. On ne peut pas tout dire, même à celui qui vous est fidèle. Et cependant il faut suggérer, pour que cet homme comprenne, aide le dessein à prendre corps.

« Un parti lève la tête en faveur des Bourbons, reprend Napoléon. Je ne veux pas contribuer à son triomphe. Je veux bien un jour affaiblir le parti républicain, mais je ne veux pas que ce soit au profit de l’ancienne dynastie, définitivement je ne veux pas du rôle de Monk qui rétablit la monarchie en Angleterre après Cromwell, je ne veux pas le jouer, et je ne veux pas que d’autres le jouent… »

C’est mon « système » : je joue pour moi.

 

Le 9 septembre. Napoléon ouvre la lettre que lui adresse, par courrier spécial, Lavalette. Les idées se bousculent.

Le 4 septembre – 18 Fructidor –, à trois heures du matin, Paris a été militairement occupé par les troupes d’Augereau. Les royalistes ont été arrêtés. Barras triomphe. Carnot est en fuite. Barthélemy, l’autre Directeur, fidèle du club de Clichy, a été pris. Le Conseil des Cinq-Cents et le Conseil des Anciens ont été épurés. D’énormes affiches ont reproduit sur tous les murs de Paris les papiers de D’Antraigues. « Mon ouvrage », dit Napoléon en repliant la lettre.

C’est Napoléon qui a envoyé Augereau à Paris et dévoilé la trahison de Pichegru.

Pichegru est arrêté.

Quelques jours plus tard, un autre courrier annonce à Napoléon la mort du général Hoche, depuis longtemps tuberculeux, et la mise à la réforme du général Moreau, suspect de complicité avec les royalistes.

Je suis désormais le seul.

Il faut rassurer ces Directeurs qui viennent de se renforcer et qui peuvent craindre maintenant ce général glorieux dont on acclame le nom à Paris, que des journaux soutiennent.

Alors, le 10 octobre, Napoléon s’installe à sa table et écrit aux directeurs : « Je veux rentrer dans la foule, prendre le soc de Cincinnatus et donner l’exemple du respect pour les magistrats et de l’aversion pour le régime militaire qui a détruit tant de républiques et perdu plusieurs États. »

Êtes-vous rassurés, messieurs les Directeurs ?