23.

Napoléon se dresse sur ses étriers et se retourne.

Cherasco n’est plus à l’horizon qu’un volume ocre qui perce le brouillard dense dans lequel la brigade de grenadiers marche depuis l’aube. Il a confiance dans ces hommes qu’il a choisis lui-même et qu’il a placés sous les ordres du général Dallemagne. Celui-ci commandait déjà les grenadiers au siège de Toulon.

Mais c’est Napoléon qui ouvre la marche.

Cette bataille qui commence pour la possession de la Lombardie, avec en son coeur ce joyau, Milan, il veut la vivre en avant, les pieds dans la boue des combats. Il ne ressent aucune crainte. La mort n’est pas pour lui. Il veut franchir le Pô le premier. Et il ne cesse de regarder ce fleuve, longue traînée argentée, qui, dès que le brouillard se dissipe, apparaît, immense et majestueux, gardé par ces hauts peupliers figés comme des hallebardiers. Dans cette même plaine, à quelques lieues plus au nord, dans les environs de Pavie, François Ier, en 1525, fut battu et fait prisonnier par un général de Charles Quint.

Ici, le royaume de France a perdu une partie. C’est la revanche, et c’est moi qui la joue.

 

Il presse l’allure. C’est la nuit du 6 au 7 mai 1796. On atteint le Pô à Plaisance. Quelques coups de feu. Napoléon s’élance, les grenadiers suivent. L’ennemi recule. On ne s’arrête pas.

Quand le jour se lève, Napoléon voit devant lui la Lombardie.

Le soleil joue avec l’eau des marais, des étangs. La terre est grasse. Les fermes, vastes et massives.

Voilà les terres fertiles.

Au loin on aperçoit un autre ruban brillant, l’Adda, l’affluent du Pô. Les villes dont les silhouettes s’esquissent au-dessus de la plaine ressemblent à des navires dont les clochers seraient les mâts : voici Lodi et voici Crémone.

Au milieu de la matinée du 9 mai, alors que l’on avance à marches forcées vers Lodi et son pont qui permettra de franchir l’Adda, un aide de camp surgissant tout à coup, l’uniforme blanc de poussière, annonce que les Autrichiens ont contre-attaqué. Les troupes du général Laharpe ont été saisies dans la nuit par la panique. Laharpe a été tué par les balles de ses propres soldats, qui l’ont confondu avec un parti de cavaliers ennemis.

En avant, plus vite.

 

Le 10 mai, Napoléon entre dans Lodi. Des milliers d’hommes sont là déjà, ceux des divisions Masséna et Augereau. Ils piétinent dans les ruelles. Napoléon, suivi par sa brigade de grenadiers, se dirige vers les berges enveloppées de fumée.

Le pont de l’Adda est battu en enfilade par une vingtaine de canons autrichiens qui tirent à la mitraille. Des morts et des blessés jonchent le tablier. On entend le sifflement des balles.

On tire de rive à rive.

C’est à moi. Un mouvement de tout le corps l’emporte, le pousse en avant, sabre au clair, sur le pont, dans la grêle des balles et dans la mitraille.

Il faut passer. L’avenir est au bout de ce pont, sur l’autre rive du fleuve.

Il n’entend rien, seulement son coeur que la course fait exploser dans sa poitrine.

Les grenadiers suivent. La cavalerie traverse le fleuve à gué, en amont. L’ennemi est contraint de reculer. Les grenadiers reprennent leur souffle, s’appuyant à leurs fusils, debout au milieu des corps étendus. Napoléon les regarde. Ils s’approchent de lui. Il a su comme eux, comme un soldat du rang, accepter le risque de mourir. Les grenadiers lèvent leurs fusils, lancent des cris. Ils sont vivants. Ils sont victorieux. Vive le général Bonaparte !

Il s’est battu comme un « petit caporal », dit un grenadier. Vive le petit caporal !

Là où François Ier a été vaincu, dans cette plaine du Pô, il est victorieux.

Il entre dans Crémone. Il exige de Parme une contribution de deux millions de francs-or, et la fourniture de dix-sept cents chevaux.

Les fermes ouvrent leurs greniers. Les villes, leurs coffres et leurs musées. Le parmesan est savoureux, accompagné de pain de froment et de lambrusco, ce vin qui pétille. Les maisons, les châteaux, les églises regorgent de tableaux dont on remplit des voitures et qu’on expédie à Paris.

Les soldats chantent et rient, la bouche rougie par l’écume du vin. Des patriotes italiens viennent à la rencontre de Napoléon. Il écoute les cris de la foule : « Viva Buonaparte, il liberatore dell’Italia ! »

Saliceti, commissaire à l’armée d’Italie, Saliceti, le dénonciateur repenti, l’habile et le tortueux, favorise cette explosion nationale en faveur de l’unité italienne.

Milan se donne.

Cette ville, ces arcs de triomphe, en ce jour de l’Ascension 1796, ces femmes qui s’avancent les bras chargés de fleurs, ce palais Serbelloni qui ouvre ses portes, ces acclamations sont pour moi.

Napoléon s’installe dans l’une des grandes pièces lambrissées du palais. Il vient d’apprendre qu’à Paris la paix a été signée avec le Piémont. Nice et la Savoie deviennent françaises.

C’est lui qui a mis ce roi du Piémont à sa discrétion.

Il écrit au Directoire : « Si vous me continuez votre confiance, l’Italie est à vous. »

À eux ? Ou à moi ?

Cette pensée fulgurante l’éblouit. Peut-être peut-il tout ?

— Je vois le monde fuir sous moi, murmure-t-il, comme si j’étais emporté dans les airs.

Il appelle Marmont.

— Ils n’ont encore rien vu, dit-il.

Le parquet roux, ciré, craque sous ses bottes.

Napoléon compulse les papiers jetés en désordre sur une table de marbre. Il énumère d’une voix voilée de mépris :

— La province de Mondovi donnera un million de contributions. Je mets à la disposition du Directoire deux millions de bijoux et d’argent en lingots, plus vingt-quatre tableaux, chefs-d’oeuvre des maîtres italiens. Et les Directeurs peuvent compter sur une dizaine de millions de plus.

Sont-ils satisfaits ?

Marmont tend un pli qu’un courrier vient d’apporter du Directoire. D’un geste brusque, Napoléon le décachette puis parcourt la lettre.

Les Directeurs lui conseillent de se diriger vers l’Italie du Centre et du Sud, Florence, Rome, Naples, cependant que le général Kellermann le remplacerait à Milan et en Lombardie.

Il s’est immobilisé au milieu de la pièce comme s’il avait reçu un coup. Il s’est plié, rentrant un instant les épaules. Ainsi, on veut le déposséder, l’éloigner, peut-être pour le perdre dans une aventure militaire et politique.

Imagine-t-on qu’il est aveugle ?

Il recommence à marcher.

On n’en a jamais fini de se battre. On ne peut être libre de ses actes que lorsqu’on décide seul, qu’on est en haut.

Croit-on qu’il va se soumettre ? C’est lui qui remplit les caisses du Directoire. Lui qui remporte des victoires alors qu’en Allemagne les armées du Rhin piétinent. « J’ai fait la campagne sans consulter personne », commence-t-il.

Il demande à Marmont d’écrire.

« Je n’eusse rien fait de bon s’il eût fallu me concilier avec la manière de voir d’un autre, dicte-t-il. J’ai remporté quelques avantages sur des forces supérieures et dans un dénuement absolument de tout. Parce que persuadé que votre confiance se reposait sur moi, ma marche a été aussi prompte que ma pensée… Chacun a sa manière de faire la guerre. Le général Kellermann a plus d’expérience et la fera mieux que moi ; mais tous les deux ensemble nous la ferons fort mal. Je crois qu’un mauvais général vaut mieux que deux bons. »

Marmont bredouille d’émotion et de colère.

Napoléon hausse les épaules. Ils céderont. Ils trembleront à l’idée de ma démission.

— La fortune ne m’a pas souri aujourd’hui pour que je dédaigne ses faveurs, lance-t-il. Elle est femme et plus elle fait pour moi, plus j’exigerai d’elle.

Que Marmont se rassure.

— De nos jours, personne n’a rien conçu de grand. C’est à moi seul d’en donner l’exemple.

Il marche vers la fenêtre, l’ouvre. Milan la Grande est là devant lui, ses pavés brillant sous la pluie fine de printemps.

Murat entre, pérore, dit tout à coup :

— On assure que vous êtes si ambitieux que vous voudriez vous mettre à la place de Dieu le Père.

Napoléon ferme la fenêtre d’un mouvement brutal.

— Dieu le Père ? Jamais, c’est un cul-de-sac !

 

Murat et Marmont sortent.

Il est seul.

Il entend au loin, si loin, le roulement des voitures sur les pavés et les tintements des cloches.

Ce creux de la nuit est un gouffre où il s’enfonce. Tout est trop calme. Le palais Serbelloni est une île de silence dans le silence.

Le champ de bataille retentit toujours de grondements ou de cris, de hurlements ou du crépitement des balles. La tête est pleine des fureurs de la guerre. Il faut agir sans cesse. On oublie qu’il y a le vide en soi.

Mais les nuits ici, à Milan, seule Joséphine pourrait les peupler.

Il lui a écrit tant de fois. Elle est, dès que les explosions de mitraille cessent, dès que le silence s’installe, son obsession. On ne peut vivre seulement de haute ambition. Il faut du temps pour que l’ordre des choses change, même quand on le bouscule comme il le fait.

Il vient de décider de payer la solde des troupes en bon et sonnant numéraire. Il a été acclamé par les soldats.

Il vient de signer des armistices avec Parme, Modène, Bologne, Ferrare, les légations du pape, et chaque fois il a obtenu des contributions de plusieurs millions et des fournitures en nature, des tableaux, des manuscrits.

Le Directoire a naturellement capitulé devant sa menace de démission.

Il a encore capitulé quand Napoléon a limité les pouvoirs des Commissaires du gouvernement. « Les commissaires n’ont rien à voir dans ma politique, a-t-il dit. Je fais ce que je veux. Qu’ils se mêlent de l’administration des revenus publics, à la bonne heure, du moins pour le moment. Le reste ne les regarde pas. Je compte bien qu’ils ne resteront pas longtemps en fonction et qu’on ne m’en enverra pas d’autres. »

Je fais ce que je veux.

Avec les hommes, avec le Directoire, mais pas avec elle !

Quand les paysans dans les villages ou bien les habitants de Pavie agressent les soldats, résistent aux réquisitions, « je fais ce que je veux ». La ville de Lugo, où cinq dragons ont été tués, est livrée à une exécution militaire. Des centaines de personnes sont sabrées, les habitations pillées, les habitants hostiles abattus.

Je fais ce que je veux.

Mais elle ? Que peut-on faire à une femme qui se dérobe, dont le silence vous tourmente, dont l’absence vous torture et dont, dans la solitude de la nuit, le souvenir vous hante ?

Lui écrire, encore, toujours, la supplier de venir ici, à Milan. Et craindre tout d’elle.

Le verre de son portrait s’est brisé. Présage. Elle est malade ou elle est infidèle.

« Si tu m’aimais, tu m’écrirais deux fois par jour, mais il faut jaser avec les petits messieurs visiteurs dès dix heures du matin et puis écouter les sornettes et les sottises jusqu’à une heure après minuit. Dans les pays où il y a des moeurs, dès dix heures du soir tout le monde est chez soi, mais dans ces pays-là on écrit à son mari, l’on pense à lui, l’on vit pour lui. Adieu, Joséphine, tu es un monstre que je ne puis expliquer… »

Mais comment se débarrasser de cette passion quand on a besoin de la passion pour vivre, et que, même si l’on gagne six batailles en quinze jours, il y a entre les combats ces nuits vides ?

Napoléon se confie à son frère Joseph.

— Tu connais mon amour, tu sais comme il est ardent, tu sais que je n’ai jamais aimé que Joséphine, que Joséphine est la première femme que j’adore… Adieu, mon ami, tu seras heureux. Je fus destiné par la nature à n’avoir de brillant que les apparences. »

Alors se soumettre, reconnaître sa faiblesse, lui avouer cette servitude : « Tous les jours récapitulant mes torts, je me bats les flancs pour ne plus t’aimer, bah, voilà que je t’aime davantage… Je vais te dire mon secret ; moque-toi de moi, reste à Paris, aie des amants, que tout le monde le sache, n’écris jamais, eh bien je t’en aimerai dix fois davantage ! Si ce n’est pas là folie, fièvre, délire ? Et je ne guérirai pas de cela ! Oh si, pardieu, j’en guérirai… »

 

Il ne sait rien, mais il soupçonne. La jalousie le dévore. On lui rapporte que Joséphine, qu’on appelle maintenant Notre-Dame des Victoires, dîne chez Barras. Que Murat et Junot, les aides de camp qu’il a envoyés à Paris pour demander à Joséphine de le rejoindre, sont devenus ses amants. Qu’elle traîne partout sa dernière conquête, son « polichinelle », le lieutenant Hippolyte Charles, un homme « amusant » aux uniformes chamarrés près du corps, qui mettent en évidence ses formes de jeune séducteur.

Napoléon ne veut pas entendre. Il ne veut pas savoir. Mais il écrit : « Sans appétit, sans sommeil, sans intérêt pour l’amitié, pour la gloire, pour la patrie, toi, toi, et le reste du monde n’existe pas plus pour moi que s’il était anéanti.

Et tout à coup il ne peut retenir sa douleur : « Les hommes sont si méprisables, note-t-il. Toi seule effaçais à mes yeux la honte de la nature humaine ! Je ne crois pas à l’immortalité de l’âme. Si tu meurs, je mourrai aussitôt, mais de la mort de l’anéantissement. »

 

Pendant quelques jours, il ne peut plus lui faire porter ces lettres qui restent trop souvent sans réponse.

Il retourne à ses cartes et à la guerre. Il quitte Milan. Il chevauche vers Mantoue, la place forte imprenable qui tient toute la Lombardie et se trouve aux portes de la Vénétie. Elle commande les routes qui, longeant le lac de Garde, conduisent au Tyrol, aux cols d’où l’on pourra déboucher sur l’Autriche. Vienne conquise comme Milan ? Pourquoi pas ?

Il imagine. Il a adressé à ses soldats, il y a seulement quelques jours, une proclamation pour les féliciter de leurs victoires : « Soldats, vous vous êtes précipités comme un torrent du haut de l’Apennin : vous avez culbuté, dispersé tout ce qui s’opposait à votre marche. »

Pourquoi demain ne pourraient-ils, avec lui à leur tête, dévaler les pentes des Alpes vers le Danube ?

Il met le siège devant Mantoue. Il veille à chaque détail. Il saute de son cheval, choisit les emplacements des pièces de canon, calcule les angles de tir. Et tout à coup il chancelle, pâle, s’évanouit, épuisé. On le conduit jusqu’à sa tente. Mais il se redresse, chasse les aides de camp, reprend la plume.

« Je te montrerai mes poches pleines de lettres que je ne t’ai pas envoyées parce qu’elles étaient trop bêtes… Écris-moi dix pages, cela seul peut me consoler un peu. »

Il a mal. C’est une douleur lancinante qui tord le ventre, oppresse.

« Les fatigues et ton absence, c’est trop à la fois… Tu vas revenir, n’est-ce pas ? Tu vas être ici à côté de moi, sur mon coeur, dans mes bras, sur ma bouche ! Prends des ailes, viens, viens. Un baiser au coeur et puis un plus bas, bien plus bas ! »

Il la désire. « Mille baisers sur tes yeux, sur tes lèvres. » Et l’envie qu’il a d’elle est avivée par la jalousie qui l’obsède.

Il écrit même à Barras : « Je suis au désespoir, ma femme ne vient pas, elle a quelque amant qui la retient à Paris. Je maudis toutes les femmes, mais j’embrasse mes bons amis. »

Il sait donc. Et il ne veut pas savoir.

« Tu sais que jamais je ne pourrai te voir un amant, encore moins t’en souffrir un : lui déchirer le coeur et le voir serait pour moi la même chose ; et puis si je pouvais porter la main sur ta personne sacrée… Non, je ne l’oserai jamais, mais je sortirai d’une vie où ce qui existe de plus vertueux m’aurait trompé. Je suis sûr et fier de ton amour. »

Il s’aveugle.

Il ne veut pas se souvenir de tous les ragots qui traînent autour de lui, du nom des amants de Joséphine qu’on lui répète et qu’il connaît : Barras, Hoche avant lui, et peut-être le palefrenier de Hoche, un gaillard immense, et Murat, et Junot, et Hippolyte Charles. Il a envie de tuer et de mourir.

Et puis il apprend qu’elle s’est enfin mise en route vers Milan.

L’explosion de gaieté et de ferveur en lui efface tout, rancoeurs et soupçons.

Il entre dans la pièce où se tiennent les aides de camp, il va de l’un à l’autre. Que Marmont galope à la rencontre de Joséphine de Beauharnais, avec une escorte d’honneur.

Il organise sa venue comme un plan de bataille. Il parcourt les pièces du palais Serbelloni, déplace les meubles et se soucie des bibelots, des tableaux, des tapis. Elle aime le luxe. Il épuise son impatience dans les ordres qu’il donne : le lit, vaste, ici, les tentures du baldaquin, bleues à galons d’or.

On lui dit que Junot, qu’il a envoyé à Paris porter au Directoire les drapeaux pris à l’ennemi, revient avec Joséphine en compagnie du lieutenant Charles. Qu’importe ! Le temps n’est plus à la jalousie. Elle arrive, la voiture entourée par l’escorte de dragons s’immobilise dans la cour du palais Serbelloni.

Il se précipite. Elle est là, souriante, son chien Fortuné dans les bras. Il la serre contre lui, au milieu des officiers. Il ne voit ni Junot, ni Charles. Il l’entraîne. Il voudrait qu’elle se hâte, mais elle marche à petits pas, se souciant de ses bagages, parlant de Fortuné, que ce long voyage a épuisé, comme elle. Il ferme la porte de la chambre.

Elle rit de sa fougue. Elle se laisse aimer.

Deux jours, deux jours seulement pour tenter d’aller au bout du plaisir et de ce corps qu’il serre à l’écraser, et qui le plus souvent s’abandonne, passif, paraît subir, puis tout à coup se révèle audacieux, provocant, avec une liberté dans les gestes qui fascine et effraie Napoléon comme devant un abîme dont il ne connaîtra jamais le fond.

Puis, un matin, Napoléon ceint son sabre, noue sa ceinture de général, enfonce son bicorne. Joséphine a le visage tranquille. Au coin de sa bouche, il n’avait jamais remarqué ces deux petites rides, comme les signes, sous le masque du sourire, de l’indifférence.

Et déjà, alors qu’il vient à peine de se séparer d’elle, il ressent l’absence, la perte d’elle. Il n’a rien assouvi. Il voudrait la tenir encore, mais les chevaux piaffent. Les ordres fusent. C’est la guerre qui fait entendre sa rumeur grave.

Wurmser, le général autrichien, est en marche à la tête de vingt-quatre mille hommes. Il descend le long de la rive Est du lac de Garde, vers Vérone et Mantoue. Le général Quasdonovitch suit la rive Ouest.

Les dés roulent à nouveau. Une victoire n’est jamais acquise.

Il faut quitter Joséphine.

Sait-elle ce qu’est la guerre ? Imagine-t-elle ce que je ressens ?

Son corps se prête une dernière fois à l’étreinte, puis se dégage.

Il faut se jeter dans la guerre. Elle remplit le vide.

Le 6 juillet, Napoléon écrit :

« J’ai battu l’ennemi. Je suis mort de fatigue. Je te prie de te rendre tout de suite à Vérone, car je crois que je vais être bien malade. Je te donne mille baisers. Je suis au lit. »

Mais peut-on rester couché quand on commande en chef à des milliers d’hommes qui marchent vers la mort ?

Il se bat donc.

Et le soir il écrit.

« Viens me rejoindre ; et au moins qu’avant de mourir nous puissions dire : nous fûmes heureux tant de jours ! »

Le canon tonne.

« Nous avons fait six cents prisonniers, et nous avons pris trois pièces de canon. Le général Brune a eu sept balles dans ses habits sans avoir été touché par aucune, c’est jouer de bonheur.

« Mille baisers aussi brûlants que tu es froide. »