30.

Napoléon est au bout de la jetée du port d’Anvers. Il bruine et il fait froid. Voilà plus d’une semaine qu’il va de port en port, d’Étaples à Boulogne et Calais, de Dunkerque à Ostende. Il veut être ce soir à Bruxelles, puis repartir en voiture de poste par Givet, Lille et Saint-Quentin, et rejoindre Paris vers le 20 février 1798.

Il suit des yeux le mouvement de retrait de la mer. Tout est gris, le ciel, l’horizon, les vagues, le sable, les blocs de la jetée. Tout cela lui est étranger. Ce ne sont ni ses couleurs, ni ses récifs, ni sa mer. Mais là n’est pas le plus important. Rien ne le satisfait dans ce qu’il a vu. Comment envahir l’Angleterre avec ces quelques navires, ces barques souvent, alors qu’il en faudrait des centaines ?

Il s’approche d’un groupe de marins. Il regarde ces hommes dont il ne comprend pas la langue. Mais à Boulogne et Dunkerque, il a parfaitement saisi ce que d’autres marins lui ont dit. Les navires anglais patrouillent le long des côtes. Ils sont nombreux, frégates, avisos, bricks. Certains ont plus de quarante canons.

Ces marins ont parlé librement à ce petit général qui s’est présenté à eux sous le nom du général Lasne.

Napoléon regarde une dernière fois l’horizon. C’est assez. Il remonte en voiture. Bourrienne l’interroge. Le général est-il satisfait de ce qu’il a vu ? Et Bourrienne ajoute que les forces navales mises à la disposition de l’armée d’Angleterre lui paraissent tout à fait insuffisantes.

Que croit-il ? Que je n’ai pas vu cela ?

— C’est un coup de dés trop chanceux, répond Napoléon d’un ton vif et irrité. Je ne veux pas jouer ainsi le sort de cette belle France.

Le soir, à Bruxelles, au théâtre, il est reconnu, mais son air sombre écarte les importuns.

Sur la route de Paris, il demeure tout aussi grave.

Il faut donc renoncer à l’invasion de l’Angleterre et quitter la France, s’engager dans cette aventure égyptienne à laquelle il rêve mais dont les périls et les incertitudes sont immenses. Mais quel choix lui laisse-t-on ?

Il se tourne vers Bourrienne :

— Il n’y a rien à faire avec ces gens-là, dit-il. Les Directeurs ne comprennent rien de ce qui est grand. Ils n’ont aucune puissance d’exécution. Il nous faudrait une flottille pour l’expédition, et déjà les Anglais ont plus de bateaux que nous. Les préparatifs indispensables pour réussir sont au-dessus de nos forces. Il faut en revenir à nos projets sur l’Orient, c’est là qu’il y a de grands résultats à obtenir.

Il s’enferme à nouveau dans le silence.

Il en veut à Barras, à ce jouisseur et à ce lâche qui a refusé de l’aider à entrer dans le cercle ultime du pouvoir. C’est pour cela qu’il est contraint de choisir l’Égypte. Car il ne peut rester à Paris, y attendre que sa gloire pourrisse.

 

Alors l’Orient, l’Égypte.

Quand une décision est prise, il faut l’exécuter pleinement.

Il rencontre les Directeurs, Talleyrand, qui vient de rédiger un rapport sur l’expédition envisagée. Mais commander, c’est ne remettre à personne le soin d’organiser.

Il dicte des courriers à Berthier. Il faut que les troupes fidèles de l’armée d’Italie se rendent à Gênes, soient prêtes à embarquer. Il demande à être reçu par le Directoire. Il regarde ces cinq hommes avec mépris et une colère retenue. Ils ont choisi de l’écarter de France. Mais alors, il faut qu’ils en passent par ses volontés.

Il veut vingt-cinq mille fantassins, trois mille cavaliers – sans chevaux, on trouvera les montures sur place. Il veut cent pièces d’artillerie, cent cartouches par homme, et huit à neuf millions pour les dépenses.

Leur mine s’allonge. Ce n’est pas tout.

Napoléon reprend d’une voix cassante :

— Je veux une autorité illimitée, carte blanche du gouvernement, soit pour les affaires de Malte, soit pour celles d’Égypte et de Syrie, de Constantinople et des Indes…

Il voit l’ironie mêlée d’incrédulité et de frayeur qui déforme les visages de Barras et de Reubell.

Mais ils vont tout accepter, car ils veulent m’éloigner. Ils ont peur.

— Je veux la faculté de nommer à tous les emplois, même de choisir mon successeur, reprend-il. Je veux des pouvoirs revêtus de toutes les formes et scellés, grand sceau pour traiter avec la Porte, la Russie, les diverses puissances de l’Inde et les régences d’Afrique.

Ils pensent que je suis un homme dangereux, singulier, peut-être fou. Ils veulent se débarrasser de moi.

Napoléon demeure un long moment silencieux, puis ajoute :

— Je veux opérer mon retour en France quand et comme je le voudrai.

Ils se regardent entre eux. Ils m’imaginent rentrant à Paris, le front couronné de lauriers plus glorieux que ceux arrachés en Italie. Mais ils estiment que j’ai si peu de chances de revenir !

Ils baissent la tête pour dissimuler leur espoir. Ils acceptent ce que j’exige.

C’est un pari. Le plus risqué de ma vie.

Mais quel autre chemin ? Ma vie est ainsi faite que je n’ai, aux moments cruciaux, que le choix entre être fidèle à moi-même, relever le défi, ou bien me renier et ne plus être moi et devenir un homme quelconque comme eux.

 

Mais ils règnent. Ils imposent encore leurs décisions.

Penser, cela remplit Napoléon de hargne. Il bougonne, s’interrompt alors qu’il dresse des listes de noms, ceux des officiers, des savants, qu’il veut entraîner avec lui dans l’expédition. Car il faut qu’elle étonne Paris. Il ne doit pas être seulement le guerrier et le pacificateur, mais aussi celui qui met au jour une civilisation oubliée et gigantesque, celle de cette terre où se sont croisés les Pharaons, Hérodote et Alexandre, César et Pompée.

À l’énoncé de ces noms, il est repris par le rêve, la colère s’efface. Il s’enflamme :

— Je coloniserai ce pays, dit-il. Je ferai venir des artistes, des ouvriers de tous genres, des femmes, des acteurs. Six ans me suffisent, si tout me réussit, pour aller dans l’Inde… Je peux parcourir l’Asie Mineure en libérateur, arriver triomphant dans la capitale de l’ancien continent, chasser de Constantinople les descendants de Mahomet, et m’asseoir sur son trône.

— Six ans, murmure Bourrienne qui écoute, fasciné.

— Six ans, Bourrienne, ou bien peu de mois, tout dépend des événements.

Il s’assombrit. Que se passera-t-il à Paris alors qu’il sera éloigné de cette ville où son destin se joue ?

— Oui, murmure-t-il, j’ai tout tenté. Ils ne veulent pas de moi.

Il se remet à marcher, frappant durement le sol du salon de son hôtel particulier de la rue de la Victoire.

— Il faudrait les renverser, reprend-il d’une voix forte, et me faire roi. Mais il n’y faut pas songer encore. Les nobles n’y consentiraient jamais. J’ai sondé le terrain. Le temps n’est pas venu. Je serai seul, Bourrienne. Je dois éblouir encore ces gens-là.

Il fixe le départ aux premiers jours de mai 1798, à Toulon, où l’on rassemble les navires venus de tous les ports de la Méditerranée sous contrôle français, de Trieste à Gênes et à Nice.

Les journaux annoncent même le 25 avril que « le général Bonaparte a quitté Paris le 3 Floréal – 22 avril – à minuit après avoir pris congé des Directeurs à trois heures, et avoir dîné chez le Directeur Barras, avec lequel il a assisté à la représentation de Macbeth au théâtre Feydeau ».

 

Si Napoléon est bien assis en face des Directeurs ce 23 avril, ce n’est pas pour les saluer, mais au contraire pour remettre en cause son départ.

La veille, alors qu’il surveillait les derniers préparatifs de son voyage, un courrier venu de Vienne s’est présenté rue de la Victoire. Le message est bref : l’hôtel du général Bernadotte, dans la capitale de l’empire d’Autriche, a été envahi par la foule et saccagé. Les membres de l’ambassade de France ont dû se défendre. Bernadotte a quitté Vienne.

Est-ce la guerre avec l’Autriche qui recommence ? Est-ce là l’événement qui va permettre d’agir ?

Toute la nuit, Napoléon réfléchit. Il peut se présenter comme l’homme capable d’empêcher la réouverture des hostilités. Il peut se rendre à Rastadt, renouer avec le comte de Cobenzl, et revenir à Paris avec la paix consolidée. Mieux vaut Rastadt que l’Égypte !

Il lance des courriers vers l’Italie. Qu’on n’embarque pas les troupes à Gênes, qu’on attende.

Il se rend auprès des Directeurs. Ils écoutent Napoléon qui se fait fort, s’il est envoyé à Rastadt avec les pleins pouvoirs, de régler l’incident. Talleyrand l’appuie. Napoléon insiste.

Peut-être tient-il là sa chance. Peut-être doit-il tout risquer plutôt que de s’éloigner. Peut-être doit-il bousculer les Directeurs, prendre le pouvoir maintenant.

Le 28 avril, Barras se présente rue de la Victoire.

Napoléon regarde cet homme qu’il a jaugé, flatter Joséphine puis s’avancer, chuchoter que le Directoire souhaite un départ pour l’Égypte sans délai. Qu’il n’est plus question d’une mission à Rastadt.

Ils ont donc choisi.

Encore quelques heures de doute, puis Napoléon prend la décision. Il partira. Le télégraphe transmet les ordres. Les courriers s’élancent. Et la machine de l’expédition se remet en marche.

Le 5 mai, Napoléon annonce à ses proches qu’il quittera Paris pour l’Égypte. On prépare déjà la grosse berline recouverte d’une « vache », sorte de bâche qui protège les malles. Marmont, Bourrienne, Duroc et Lavalette y prendront place.

Joséphine s’est avancée. Napoléon la regarde en silence. Elle sera du voyage, dit-elle.

Arnault entre dans le salon, s’emporte.

— Le Directoire veut vous éloigner… La France veut vous garder, lance-t-il à Napoléon. Les Parisiens vous reprochent votre résignation. Ils crient plus fort que jamais contre le gouvernement. Ne craignez-vous pas qu’ils finissent par crier contre vous ?

Qu’y a-t-il de plus versatile, de plus imprévisible, de moins digne de confiance qu’une foule ?

— Les Parisiens, répond Napoléon, crient mais ils n’agiraient pas. Ils sont mécontents mais ils ne sont pas malheureux.

Il sourit, fait quelques pas.

— Si je montais à cheval, reprend-il, personne ne me suivrait.

Puis, d’un ton de commandement, il ajoute :

— Nous partirons demain.

 

À trois heures du matin le 6 mai 1798, on quitte Paris. On chevauche le plus souvent sous des pluies d’orage.

Dans la berline, on se tait. Les cahots poussent souvent les occupants les uns contre les autres. Joséphine dort. Napoléon, les yeux ouverts, paraît ne pas avoir besoin de sommeil.

Sa vie roule, personne ne peut plus l’arrêter.

Un choc violent secoue la voiture sur un chemin de traverse vers Roquevaire. On a emprunté cet itinéraire pour éviter Marseille, atteindre plus vite Toulon.

La « vache » de la berline, haute sur ses roues, a accroché une branche d’arbre. On descend, on éclaire. Napoléon fait quelques pas : devant lui, un pont effondré que l’orage a emporté dans un profond ravin.

— La main de la Providence, dit Marmont en montrant la branche.

Sans elle, la berline se fracassait sur les rochers du torrent.

Napoléon remonte dans la voiture.

— Vite, lance-t-il.

Il doit aller sans hésiter au bout de ce choix.

Le temps d’agir est revenu.

 

Le 10 mai, à Toulon, il reconnaît cette mer d’un bleu soutenu, ce soleil déjà brûlant, et ces voiles blanches qui se découpent sur un ciel que la luminosité rend aveuglant.

De sa fenêtre, à l’hôtel de la Marine, il ne se lasse pas de contempler ce paysage, l’horizon au-delà duquel il imagine cette terre d’Égypte que tant de conquérants ont piétinée depuis l’origine de l’Histoire.

Il va mettre ses pas dans leurs empreintes. Il endosse son uniforme et part inspecter la flotte.

Chaque fois que son embarcation approche d’un navire, celui-ci tire deux coups de canon pour le saluer.

Il est le général en chef de cette armada, lui qui n’était ici, cinq ans auparavant, qu’un jeune capitaine inconnu, lui qui garde sur sa peau les traces de la gale contractée à Toulon.

Le soir, la ville est illuminée en son honneur. Joséphine est près de lui. Il se sent fort.

Le lendemain, on passe les troupes en revue. Devant les hommes alignés, il retrouve sous ce ciel qui est le sien, au milieu des odeurs de mer, de pins et d’oliviers qui lui sont si familières, l’énergie et l’allant que depuis plus d’un mois il contenait dans le Paris des manoeuvres et des habiletés tortueuses.

Ici, dans l’action, face à la mer, tout est plus simple. Clair comme la lumière de son enfance.

— Officiers et soldats, lance-t-il, il y a deux ans que je vins vous commander. À cette époque, vous étiez dans la rivière de Gênes, dans la plus grande misère, manquant de tout, ayant sacrifié jusqu’à vos montres pour votre subsistance : je vous promis de faire cesser vos misères, je vous conduisis en Italie. Là, tout vous fut accordé… Ne vous ai-je pas tenu parole ?

Cette vague d’assentiment, ce « oui » hurlé par ces soldats le soulève. Voilà ce qui s’appelle vivre.

— Eh bien, apprenez, reprend-il, que vous n’avez point encore assez fait pour la patrie, et que la patrie n’a point encore assez fait pour vous. Je vais vous mener dans un pays où, par vos exploits futurs, vous surpasserez ceux qui étonnent aujourd’hui vos admirateurs, et rendrez à la patrie des services qu’elle a droit d’attendre d’une armée invincible. Je promets…

Il s’interrompt un instant, laisse le silence s’installer.

— Je promets à chaque soldat qu’au retour de cette expédition, il aura à sa disposition de quoi acheter six arpents de terre…

Les fanfares jouent. On crie : « Vive la République immortelle ! »

 

Le 19 mai, à cinq heures du matin, Napoléon se tient à la poupe de l’embarcation qui s’éloigne du quai. Joséphine lui fait des signes d’adieu. Il la regarde longuement. A-t-elle vraiment voulu s’embarquer avec lui comme elle l’a laissé entendre, ou bien n’était-ce qu’une proposition sans conséquence dont elle savait qu’il la refuserait ? Il ne veut pas trancher. Il veut partir avec l’illusion qu’elle désirait rester à son côté.

Il se tourne vers le large. La rade est couverte de vaisseaux. Cent quatre-vingts navires attendent d’appareiller à six heures. Ancré à quelques encablures, l’Orient, le navire amiral, se dresse comme une forteresse haute de trois étages, chacun armé de quarante canons.

Napoléon monte à bord, prend place aussitôt sur la passerelle. Le commandant Casabianca donne l’ordre aux navires de mettre à la voile. La mer est creusée par des vagues courtes. Les treize vaisseaux de ligne ouvrent la marche, vent debout, suivent les transports, entourés de frégates, d’avisos et de bricks.

Certains des navires lourdement chargés raclent le fond. Quand l’Orient s’ébranle, il touche lui aussi le fond, penche, puis se dégage.

Napoléon n’a pas bougé. Il reste plusieurs heures sur le pont cependant que les navires gagnent la haute mer.

Il est le destin de ces trente-quatre mille hommes.

Il a choisi les divisions, les généraux, les pièces de canon. Il a veillé lui-même à la composition de la commission des Arts et des Sciences, dont il a voulu qu’elle accompagne l’armée.

Pour réussir, il faut tenter de tout prévoir.

Il se tourne vers Marmont qui se tient près de lui.

— Je mesure mes rêveries au compas de mon raisonnement, dit-il.