11.

Napoléon, ce 15 septembre 1791, parcourt seul les rues d’Ajaccio. Il dévisage les passants qu’il croise. Son regard les oblige à le saluer ou à détourner la tête. Napoléon veut savoir : sur combien de Corses les Bonaparte peuvent-ils compter ?

Depuis qu’il a débarqué avec Louis, il y a quelques heures à peine, c’est la seule question que Napoléon se pose. Il a écouté d’une oreille distraite les propos de ses frères et soeurs.

Où est Joseph ? a-t-il demandé plusieurs fois.

C’est Lucien, puis Letizia Bonaparte qui ont expliqué que le fils aîné est à Corte, où sont rassemblés les trois cent quarante-six électeurs qui doivent désigner les députés à l’Assemblée législative. Joseph est candidat, comme prévu. Mais tout dépend de Pascal Paoli. Il contrôle le Congrès. Pas une décision ne se prendra contre lui. Les six députés à élire le seront parce qu’il l’aura voulu. À Ajaccio, Joseph a pour rivaux Pozzo di Borgo et Peraldi.

— Il les préférera à Joseph, murmure Letizia Bonaparte.

Napoléon se tait.

Il se souvient des camouflets que déjà Paoli lui a infligés.

— Mes fils sont trop français, ajoute Letizia.

Napoléon s’emporte, quitte la pièce, traverse le jardin à grandes enjambées puis marche lentement dans la rue Saint-Charles.

En cette fin d’après-midi, le soleil est encore chaud, mais l’ombre a déjà gagné les sommets, et la brise de mer glisse dans les ruelles, douce et légère.

Napoléon se dirige vers la place dell’Olmo. Il connaît chaque maison, chaque pavé. Il peut mettre un nom sur presque chaque visage. Il est chez lui. Cette intimité avec les lieux, les gens, les parfums, la couleur de ce crépuscule lui donnent un sentiment de force. Mais il est saisi aussi d’une inquiétude.

Il n’est à Ajaccio que depuis quelques heures, et il lui semble errer dans un labyrinthe. Rien ne lui est étranger. Il a parcouru tous les chemins. Il connaît tous les détours, tous les pièges, et pourtant il craint de ne pouvoir trouver l’issue, comme si la familiarité même de son pays l’y rendait impuissant.

Il se cabre. Ce n’est pas possible. C’est ici qu’il doit appliquer son énergie. C’est ici qu’est la première scène. Ici qu’il doit jouer son rôle.

Il ira à Corte.

 

Lorsque, quelques jours plus tard, il aperçoit la ville de Corte bâtie sur son piton, dominée par un rocher au sommet duquel s’élève une citadelle, lorsqu’il marche dans les ruelles pavées et les sabots de son cheval résonnent, lorsqu’il doit se frayer un passage parmi les foules de délégués au Congrès, ce sentiment d’impuissance le frappe à nouveau.

Il ressent cette indifférence des délégués et surtout leur hostilité que certains lui manifestent avec morgue. On l’appelle « le Français », « l’officier ». On murmure que son père, Charles Bonaparte, s’est rallié à M. de Marbeuf et a trahi Paoli. Cette atmosphère le fouette. Il serre les dents. Il est plus pâle encore qu’à l’habitude. Il semble plus maigre même. Quelqu’un dit, assez fort pour qu’il entende, que ce ragazzetto qui joue au soldat semble ne même pas avoir quinze ans.

Ils vont voir qui est Napoléon Bonaparte !

Il rejoint Joseph, qui hésite entre l’accablement et la satisfaction. Des amis les rejoignent. Paoli et ses proches dominent le Congrès. Paoli choisit qui il veut. Il se défie des Bonaparte. Mais il ne les rejette pas. Il les trouve jeunes. Il veut les observer, juger de leur fidélité. Il est prêt à faire élire Joseph membre du directoire du département, à permettre même qu’il fasse partie de la commission exécutive. Pour un jeune homme de vingt-quatre ans, n’est-ce pas un poste inespéré ?

Napoléon se tient sur la réserve. Peut-on rompre avec Pascal Paoli ? Il le saluera avec respect, renouvelant ses offres de service. Lorsque, après l’élection des députés, Napoléon rencontre Peraldi et Pozzo di Borgo, qui représenteront Ajaccio à l’Assemblée législative, il les félicite.

Mais, de retour dans la maison familiale, il tourne sans fin dans sa chambre. Cette double élection est une défaite pour les Bonaparte. Leur influence à Ajaccio s’en trouve réduite au bénéfice de leurs rivaux. Et Joseph doit demeurer à Corte pour assurer ses fonctions à l’administration du département. Paoli a habilement joué.

Napoléon se sent seul face à une situation hostile, mais c’est comme si l’énergie qui l’habitait s’en trouvait décuplée.

 

Il donne des ordres à tous, à ses frères et à ses soeurs, sur un ton cassant et autoritaire.

« On ne discute pas avec lui », se plaint Lucien à leur mère.

Lucien est le seul à tenter de résister. Mais Napoléon s’emporte aussitôt, il ne tolère aucune réplique, aucune observation. Il est comme un félin aux aguets, tendu, donnant un coup de patte impitoyable à celui qui passe à sa portée.

Son désir d’action, sa volonté de trouver une issue à une situation qu’il juge transitoire, son ambition, son désir de donner enfin sa mesure se traduisent par une nervosité, une hargne et une impatience que chaque geste traduit.

 

Le 15 octobre 1791, il est le premier des Bonaparte à pénétrer dans la chambre où son grand-oncle, l’archidiacre Lucien, est en train d’agoniser lentement, sereinement.

Napoléon se tient debout, au pied du lit, bientôt rejoint par ses frères et ses soeurs, sa mère. Joseph est arrivé de Corte. Quand l’oncle Fesch, le prêtre de la famille, se présente avec son surplis et son étole, l’archidiacre Lucien l’écarte. Il n’a pas besoin du secours de cette religion qu’en principe il a servie toute sa vie !

Napoléon, figé, observe, écoute ce mourant qui fait face.

L’archidiacre prend la main de Letizia Bonaparte. Elle sanglote. L’homme qui s’en va est celui qui, depuis la mort de son mari, gère les biens de la famille. L’archidiacre murmure : « Letizia, cesse tes pleurs, je meurs content puisque je te vois entourée de tous tes enfants. »

Il respire difficilement.

« Ma vie ne leur est plus nécessaire, ajoute-t-il plus bas. Joseph est à la tête de l’administration du pays. Il peut donc diriger vos affaires. »

L’archidiacre se tourne vers Napoléon.

Tu poi, Napoleone, sarai un omone. (Et toi, Napoléon, tu seras un grand homme.)

Il répète ce dernier mot, omone.

Tous les regards se tournent vers Napoléon, qui ne baisse pas les yeux. Ce n’est pas la première fois qu’on le charge ainsi d’un avenir glorieux et singulier. C’est comme si tous ceux qui lui avaient dessiné un destin lui avaient fait obligation de l’accomplir.

C’est son devoir de devenir ce qu’on espère qu’il sera.

Lorsqu’il rentre dans la maison de la rue Saint-Charles après les obsèques de l’archidiacre, Napoléon est encore plus impatient d’agir.

 

D’abord, il compte.

Letizia Bonaparte est l’héritière de la petite fortune de l’archidiacre, mais elle la met à la disposition de ses fils. Joseph est retourné à Corte. C’est donc Napoléon qui va gérer la somme qu’on a découverte dans une bourse de cuir glissée sous l’oreiller du mort.

Quand il élève sur la table de la grande pièce du rez-de-chaussée ces colonnes de pièces d’or, Napoléon reste impassible. Son oeil ne brille pas et ses doigts ne tremblent pas. L’argent n’est d’abord qu’un moyen de prendre des assurances pour l’avenir.

Il faut pour cela arrondir son bien. L’oncle Fesch est un conseiller précieux. Il connaît les biens d’Église qui sont mis en vente comme biens nationaux.

Napoléon, au début décembre 1791, visite avec lui les terres de Saint-Antoine et de Vignale, dans la banlieue d’Ajaccio, et la belle maison Trabocchina, située en pleine ville. Ces biens proviennent du chapitre d’Ajaccio : le 13 décembre, ils deviennent propriété commune à parts égales de Napoléon et de Fesch.

Napoléon, à plusieurs reprises, en cette fin d’année 1791, s’en va arpenter ses terres. Il s’immobilise parfois devant la maison Trabocchina. Cela est à lui. Mais, au lieu de l’apaiser, ces acquisitions le portent davantage à agir. Ce n’est pas posséder de la terre et des pierres qui le comblera. Au contraire, ces garanties qu’il se donne l’incitent à avancer.

Et l’argent est un moyen d’action sur les hommes.

Pozzo di Borgo et Peraldi sont influents parce qu’ils sont riches. Ils « achètent » des clients et gratifient des amis. Avec les pièces d’or qui restent, Napoléon pense qu’il peut renforcer le parti des Bonaparte.

Il commence à recevoir et à régaler dans la maison de la rue Saint-Charles. Il entretient son réseau d’amitiés. Mais l’impatience monte.

L’occasion ne tarde pas à se présenter.

Il parcourt la Corse, en ce début d’année 1792, en compagnie de M. de Volney, un « philosophe », un ancien Constituant qui rêve de s’établir en Corse. L’homme pèse à Paris, sa notoriété est importante. Napoléon ne le quitte pas, le conforte dans l’idée qu’en Corse « le peuple est simple, le sol fécond, le printemps perpétuel ». Volney n’est pas qu’un voyageur désintéressé. Tout en dialoguant avec Napoléon, en lui racontant d’une voix enflammée le voyage qu’il a effectué en Égypte, la beauté de ce pays, l’attente dans laquelle il se trouve d’une révolution, Volney cherche des terres à acheter. Il sait que d’immenses propriétés appartenant à la monarchie et concédées gratuitement à certaines familles sont en vente. Napoléon conseille Volney, lui indique que le domaine de Confina, une propriété de six cents hectares, va être adjugé. Bonnes terres et bon prix ! Napoléon exige-t-il, comme un intermédiaire, qu’une partie de ce domaine lui soit réservée par Volney ? Ou bien est-ce une association qui est conclue entre le philosophe et le jeune officier qui n’a pas encore vingt-trois ans ?

Aux questions que lui pose sa mère, Napoléon, de retour à Ajaccio, ne répond pas, il paraît encore plus déterminé et plus impatient.

Ce long dialogue avec l’un des personnages illustres, l’un de ceux dont il a lu les oeuvres, l’a conforté dans l’idée que tout lui est possible. Volney l’a fait rêver de l’Orient, de l’Égypte, de voyages lointains. De Paris, aussi. Napoléon pense cependant : un philosophe, un écrivain, un voyageur, un député à la Constituante, ce n’est que cela ! Napoléon admire et respecte Volney, et en même temps il est déniaisé. Il se sent maintenant l’égal d’un Volney, un homme qui, après tout, veut aussi faire une bonne opération foncière, comme n’importe qui. Mieux encore. Napoléon a la certitude qu’il possède en lui une énergie et une force – ces deux mots de son discours de Lyon lui reviennent – que Volney n’a jamais eues.

Et qui d’autre que lui dispose en soi d’une telle réserve de puissance ?

En ce début d’année 1792, Napoléon commence à croire qu’il est le seul, parmi les hommes qu’il côtoie et qu’il affronte, à pouvoir compter sur un tel ressort intérieur.

Il se souvient de tous les défis qu’il a relevés, lui, « Paille-au-Nez » du collège de Brienne.

Quand il veut, il peut.

 

Il veut avancer, jouer un rôle, obtenir un grade supérieur à celui de lieutenant, dans l’un des bataillons de volontaires qui sont en voie de constitution.

Les adjudants-majors de ces troupes peuvent être des officiers de l’armée régulière. Cela équivaut à un grade de capitaine. Voilà un but : devenir adjudant-major. Il voit le maréchal de camp Antoine Rossi, qui commande, de fait, les troupes de Corse. C’est un cousin éloigné des Bonaparte. Il a besoin d’officiers compétents pour encadrer les paysans qui composent les bataillons de volontaires. Il accueille la requête de Napoléon avec empressement. Il va nommer le lieutenant Bonaparte adjudant-major du bataillon de volontaires d’Ajaccio et de Tallone.

Victoire acquise pour Napoléon, et cependant Letizia Bonaparte remarque que son fils est inquiet. Il écrit de nombreuses lettres en France. Il interroge l’un de ses amis, Sucy, commissaire des Guerres en poste à Valence. Il a en effet appris que les officiers absents de leur corps au moment de la revue de janvier 1792 seront rayés des registres, perdront leur qualité d’officier s’ils ne sont pas en congé ou n’avancent pas des raisons exceptionnelles d’absence. Napoléon ne veut pas être destitué. Il tient à son grade. Il tient à la France.

« Des circonstances impérieuses m’ont forcé, monsieur et cher Sucy, écrit-il, à rester en Corse plus longtemps que ne l’auraient voulu les devoirs de mon emploi. Je le sens et n’ai cependant rien à me reprocher : des devoirs sacrés et plus chers m’en justifient. »

Quelques jours plus tard, cherchant à nouveau à expliquer son absence, il écrira encore :

« Dans ces circonstances difficiles, le poste d’honneur d’un bon Corse est de se trouver dans son pays. C’est dans cette idée que les miens ont exigé que je m’établisse parmi eux. »

— Tu ne veux pas perdre ce que tu as gagné en France, murmure Letizia.

Elle approuve son fils.

Ni perdre la France, ni renoncer à la Corse. Garder ouvertes toutes les portes, voilà le choix de Napoléon, ce tacticien qui n’a pas vingt-trois ans.

Quand, au mois de février 1792, Rossi lui apprend qu’il ne pourra finalement pas le nommer adjudant-major, car la loi oblige les officiers qui ont choisi ce grade de retourner dans leur corps le 1er avril, Napoléon se croit contraint de rentrer aussitôt en France ou de démissionner de l’armée. Ce qu’il ne veut pas.

C’est alors qu’il découvre que la loi excepte de ces dispositions les lieutenants-colonels en premier et en second des bataillons de volontaires. Ces officiers-là pourront rester à leur poste et conserver leur rang dans l’armée régulière.

Mais à ces grades-là, on n’est pas nommé, mais élu !

Napoléon prend aussitôt sa décision : il sera le lieutenant-colonel du 2e bataillon des volontaires corses, le bataillon dit « d’Ajaccio et de Tallano ».

Élu, puisqu’il le faut. Mais lieutenant-colonel à n’importe quel prix.

 

C’est sa première grande bataille. Il le sait. Il doit vaincre.

Il s’enferme dans sa chambre. Il lit les journaux qui arrivent de France. Il prend des notes. Il descend dans la grande salle de la maison, taciturne, pensif, le visage fermé de celui qui médite.

Mais dès qu’il s’éloigne de la rue Saint-Charles, il change de physionomie. Il marche d’un pas décidé, le menton haut, en uniforme. Il parle net à ceux qui l’abordent puis qui s’éloignent, subjugués ou étonnés par l’audace de ce lieutenant de vingt-trois ans d’allure adolescente et qui sait tout de ce qui se passe à Paris.

Il a cinq concurrents, tous issus de familles influentes à Ajaccio. Il s’allie à l’un d’eux, Quenza, acceptant d’être son lieutenant en second à condition que les partisans de l’un votent pour l’autre. Accord conclu.

Mais ses adversaires, les Pozzo di Borgo et les Peraldi, ne désarment pas. « Je n’ai pas peur si l’on m’attaque de front, dit Napoléon à ceux qui le mettent en garde. Autant vaut ne rien faire que de faire les choses à demi. »

On lui rapporte les menaces et les insultes que Pozzo et Peraldi profèrent contre lui. Il se maîtrise. On le raille pour son ambition démesurée, sa petite taille, sa petite fortune, sa petulanza.

Un jour de mars, il ne peut plus se contrôler, provoque Peraldi en duel, l’attend tout un jour devant la chapelle des Grecs. Peraldi se dérobe, mais réussit à mettre les rieurs de son côté.

Napoléon serre les poings. Il rassemble les siens chez lui, les harangue, les loge, les nourrit. Les volontaires des quatre compagnies du district de Tallano couchent dans les couloirs, les escaliers et les chambres de la maison familiale. Napoléon dépense sans compter, tient table ouverte.

Parfois, la nuit, enjambant les corps, il se souvient des heures passées dans les chambres d’Auxonne ou de Valence, lorsqu’il annotait les oeuvres de Rousseau ou de Montesquieu. Le combat politique obéit décidément à d’autres règles. Il faut constamment être sur ses gardes. Cela excite comme une femme. C’est un alcool dont Napoléon découvre qu’il grise. Il aime cette tension. C’est un duel où le coup d’oeil, la rapidité de jugement, le corps autant que l’esprit sont mobilisés. Et la décision est une libération, comme une jouissance.

 

Le 30 mars 1792, Napoléon apprend que les trois commissaires du département qui vont contrôler le scrutin qui doit avoir lieu le lendemain 1er avril sont arrivés à Ajaccio. Deux d’entre eux se sont installés dans des maisons de la famille Bonaparte. Ils sont donc acquis à Napoléon. Le troisième, Murati, a choisi d’être hébergé par Peraldi.

Toute la journée du 30 mars, Napoléon reste enfermé dans sa chambre. Il se jette sur une chaise, soucieux, puis il marche, perplexe. Sans l’appui de ce troisième commissaire, le scrutin est incertain.

Napoléon veut obtenir ce poste de lieutenant-colonel. Il ne peut se permettre un échec, un doute. Il ouvre la porte de sa chambre, appelle l’un de ses partisans et donne ses ordres : qu’on pénètre en force chez Peraldi, arme au poing, qu’on enlève le commissaire et qu’on le conduise ici.

L’action se déroule, violente et brève.

Napoléon accueille le commissaire d’une voix calme. « J’ai voulu que vous fussiez libre, lui dit-il, vous ne l’étiez pas chez Peraldi, ici, vous êtes chez vous. »

Le lendemain, dans l’église Saint-François, malgré les protestations des amis de Pozzo di Borgo et de Peraldi, Quenza est élu lieutenant-colonel en premier, et Bonaparte lieutenant-colonel en second.

Le soir, dans la maison de la rue Saint-Charles pleine de gens, on festoie, on chante. La musique du régiment joue.

Napoléon se tient à l’écart, silencieux, le regard fixe.

Ce qui compte, c’est la victoire.

Telle est la loi qu’il vient de découvrir.

Peu importent les moyens. Tout est dans le projet et dans le but.

 

Mais vaincre, c’est être haï.

Lorsque Napoléon se rend auprès des volontaires qui sont logés dans le séminaire, il sent peser sur lui des regards de haine. Les partisans des Peraldi et des Pozzo murmurent sur son passage. Lors du vote, les amis de Napoléon ont bousculé Mathieu Pozzo qui protestait. Ils l’ont jeté bas de la tribune élevée dans l’église Saint-François. Sans l’intervention de Napoléon, Pozzo aurait été tué. Mais Napoléon, pour les Pozzo, reste le chef de ces brigands. « Auprès des hommes de bon sens, les Bonaparte n’auront qu’une réputation d’excellence dans le crime », répètent ses ennemis.

Or, Peraldi et Pozzo di Borgo sont députés à l’Assemblée législative, et derrière eux il y a celui qui les a fait élire : Pascal Paoli. Et Napoléon comprend que cette haine le poursuivra.

Mais c’est ainsi. Il faut vivre avec elle. Ce qui compte, c’est de l’avoir emporté et de découvrir une joie nouvelle et grisante : commander à des hommes.

 

Il a déjà eu des soldats sous ses ordres, mais il était lui-même tenu à l’obéissance aux consignes reçues de ses supérieurs.

Lorsqu’il se rend au séminaire, et qu’il rassemble les volontaires nationaux, il est le seul chef : le lieutenant-colonel en premier Quenza n’a pas d’expérience et peu de volonté. C’est Napoléon qui rédige dans les moindres détails le règlement du bataillon, qu’on n’appelle plus désormais « bataillon d’Ajaccio-Tallano », mais « bataillon Quenza-Bonaparte ».

Chacun sait, dans la troupe et dans la ville, que c’est Napoléon qui commande.

En quelques jours, il prend la mesure de son pouvoir. Il inspecte, il discourt, il ordonne. Plus il agit et plus il sent le besoin d’agir. Il voulait être lieutenant-colonel ? Il l’est. Mais à quoi cela sert-il, s’il n’utilise pas ce poste pour aller plus loin ? La victoire obtenue lui donne un nouvel élan.

Il faudrait, pour contrôler la ville, prendre pied dans la citadelle où cantonnent, sous les ordres du colonel Maillard, les soldats du régiment du Limousin.

Napoléon regarde la citadelle, s’en approche. Là sont les canons. En prendre le contrôle, c’est peut-être aussi convaincre Pascal Paoli qu’on sait agir, entreprendre. Il y a des risques. Agir, c’est entrer en rébellion contre l’autorité légale. Il faut donc prendre des précautions, se présenter comme agissant pour sauvegarder la loi, défendre les nouveaux principes contre les partisans du despotisme.

Napoléon, durant ces premiers jours d’avril 1792, est constamment en mouvement, parcourant la ville, inspectant les volontaires. Son corps suit le rythme de sa pensée qui, constamment aux aguets, cherche l’occasion propice, la meilleure stratégie.

 

Le 2 avril 1792, le colonel Maillard a passé en revue sur la place d’armes le bataillon Quenza-Bonaparte. L’unité a une allure martiale. Napoléon caracole sur le devant des volontaires, mais, quand Maillard demande à ce que le bataillon quitte la ville, Quenza, inspiré par Napoléon, refuse et réclame sous différents prétextes un délai.

La population d’Ajaccio s’inquiète. Que font ces « paysans » en ville ?

On peste contre Napoléon. On dénonce les conditions de son élection. Certaines familles, les plus riches, plient bagage et partent pour l’Italie. Ici et là des rixes éclatent entre gardes nationaux et matelots du port.

Le 8 avril, les prêtres qui ont refusé de prêter le serment à la Constitution civile du clergé célèbrent une messe au couvent Saint-François et annoncent une procession pour le lendemain.

— Ils déclarent le schisme ! s’écrie Napoléon. Ce peuple est prêt à toutes les folies !

Dans la soirée, après une nouvelle rixe, devant la cathédrale, on tire sur Napoléon et le groupe d’officiers qui l’entourent. Le lieutenant Rocca Serra est tué. Bientôt, de toutes parts, des cris retentissent. « Adosso aile spalette ! » « Sus aux épaulettes ! »

Il faut fuir devant cette chasse aux volontaires nationaux.

Napoléon se réfugie au séminaire avec ses soldats.

Du 8 au 13 avril, c’est l’émeute. Napoléon est partout. Il résiste, bloque les entrées de la ville, essaie de soulever les soldats de la citadelle, trompe le colonel Maillard, négocie, harangue, commande. « Nous allons dénouer la trame avec l’épée », dit-il, tout en poursuivant habilement les négociations avec les autorités, car il ne veut pas apparaître comme le responsable des troubles, le rebelle.

Il va à cheval d’un poste à l’autre, réconforte ses partisans. À plusieurs reprises, il a fait ouvrir le feu sur des maisons. Et ses soldats ont mis certains quartiers de la ville au pillage. On le sent emporté par cette tourmente qu’il déchaîne et contient, qu’il dirige, freine, exacerbe, arrête.

Puis, une fois un accord intervenu, il rédige en hâte un mémoire pour se justifier.

Les mots sonnent, déforment la réalité, mais peu importe. Il s’agit de convaincre. « La population d’Ajaccio est composée d’anthropophages, écrit Napoléon. Elle a maltraité, assassiné des volontaires.

« Dans la crise terrible où l’on se trouvait, continue-t-il, il fallait de l’énergie et de l’audace. Il fallait un homme qui, si on lui demandait après sa mission de jurer n’avoir transgressé aucune loi, fût dans le cas de répondre comme Cicéron ou Mirabeau : “Je jure que j’ai sauvé la République !” »

Il signe sans une hésitation. Il a découvert qu’il y a des vérités successives. Écrire, raconter sont aussi des actes qu’il faut savoir plier aux nécessités du moment, adapter aux circonstances. Mais combien sont-ils, ceux qui peuvent comprendre ce mouvement-là de l’esprit ? « Les âmes sont trop étroites pour s’élever au niveau des grandes affaires », écrit Napoléon.

 

Il se rend à Corte afin de rencontrer Paoli, d’obtenir de lui un nouveau commandement. Mais une fois de plus Paoli l’écarte. Napoléon sait que Paoli l’accuse d’avoir utilisé son nom pendant l’émeute.

De retour à Ajaccio, Napoléon prend la mesure des haines qu’il rencontre désormais.

Dans la rue, on s’écarte. On a peur des volontaires. Napoléon est accusé d’avoir mis la ville en péril. Les députés corses à la Législative, Peraldi et Pozzo di Borgo, multiplient les libelles contre lui. Il est pour eux « le tigre sanguinaire » qu’il ne faut pas laisser « jouir de sa barbarie ».

Il ricane. On ne hait que ceux qui se distinguent de la foule. Et qu’on l’accuse d’avoir fomenté une « nouvelle Saint-Barthélemy » ne le gêne pas. Il rassure sa mère qui s’inquiète.

Il va quitter l’île à la mi-mai, pour se rendre à Paris, se défendre contre les propos de Pozzo di Borgo et de Peraldi à la Législative et obtenir de conserver son grade dans l’armée, car il a dû être rayé des cadres « pour permission expirée ».

Ces événements d’Ajaccio l’ont révélé à lui-même. Tout a bougé en lui. Tout bouge en France. Depuis le 20 avril 1792, la guerre est déclarée.

Il se sent accordé à ce monde en mouvement.

Il est sûr que rien ne l’arrêtera.