32.

Dès les premiers coups de feu qui claquent dans la touffeur accablante, Napoléon sait. L’estafette rapporte que la population d’Alexandrie accueille les avant-gardes de la division Kléber à coups de pierres et de fusil. Des cavaliers arabes ont chargé. Ces défenses ont été balayées par les troupes, mais à l’intérieur de la ville la résistance se poursuit. On a tiré d’une mosquée. Les troupes y ont pénétré, ont châtié ceux qui s’y trouvaient, hommes, femmes, enfants. Le général a pu arrêter le massacre.

L’estafette repart. On entend, venant de la ville, des cris de femmes qui se mêlent aux détonations. Des blessés passent, se soutenant l’un l’autre, puis s’affalent sur le sol brûlant.

Napoléon sait dès cet instant.

À la barbarie de la guerre s’ajoutera ici l’hostilité, la haine même qu’expriment cette chaleur suffocante, cette luminosité qui dévore les yeux, cette aridité qui sèche la bouche, irrite la peau. Par tout son corps endolori, ses pieds ensanglantés par la marche de la nuit, Napoléon pressent qu’il lui faudra à chaque moment se raidir pour s’opposer à ce climat, le vaincre et imposer aux hommes de marcher, de se battre malgré tout.

Ici, tout sera plus difficile. Ici, tout sera impitoyable. Qui faiblit meurt. Il faudra tuer jusqu’au souvenir du Corso de Milan, des châteaux de Mombello et de Passariano, des cérémonies du palais du Luxembourg et de la réception de Talleyrand à l’hôtel de Galliffet.

Talleyrand est-il parti en ambassade à Constantinople pour avertir les Turcs que cette invasion de l’Égypte n’est pas dirigée contre eux ? Napoléon en doute. Il faudra oublier l’Italie, il faudra ne plus penser à Joséphine. Et il faudra que chaque soldat fasse de même pour ce qui le concerne.

En seront-ils capables, ces hommes qui viennent de l’armée d’Italie ?

Les Directeurs Barras et Reubell, tous ces jouisseurs restés à Paris imaginent-ils ce que cela signifie que d’être ici, la peau brûlée, entouré par la mort ?

Il faudra repousser la mort chaque jour, être plus terrible qu’elle, ne pas se laisser attirer par elle. Se servir de la mort pour combattre la mort.

Cette pensée le tend. Il se sent comme un arc. Il est inflexible. Cette guerre, alors qu’il aurait pu choisir de s’enfouir dans les intrigues moelleuses du Directoire, entre salon et boudoir, entre bavards et femmes, c’est l’épreuve que depuis les temps antiques on impose au héros.

Qu’il l’accepte prouve qu’il est un héros, à l’égal de ceux qui ont foulé cette terre, à l’égal de celui qui a fondé cette ville, Alexandrie.

 

Napoléon lance un ultimatum au gouverneur d’Alexandrie : « Vous êtes soit bien ignorant soit bien présomptueux…, dit-il. Mon armée vient de vaincre une des premières puissances d’Europe. Si, dans dix minutes, je ne vois pas flotter le pavillon de la paix, vous aurez à rendre compte devant Dieu du sang que vous allez faire répandre inutilement… »

Un courrier apporte en même temps la nouvelle que le général Kléber a été blessé par une balle qui l’a frappé au front et qu’une délégation s’avance pour prêter le serment d’obéissance et livrer la ville.

Il la voit s’approcher entourée de soldats en armes. Les turbans multicolores, les soieries des longues tuniques se détachent sur le sombre des uniformes. Les chameaux dominent cette troupe. C’est au pied de la colonne de Pompée un grand désordre. « Cadis, cheiks, imams, tchorbadjis, commence Napoléon, je viens vous restituer vos droits, à l’encontre des usurpateurs… J’adore Dieu plus que ne le font les Mamelouks, vos oppresseurs, et je respecte son prophète Mahomet et l’admirable Coran. »

Il faut parler ainsi. Les hommes ont besoin de ces croyances et de ces mots.

On palabre. Les musulmans se plaignent. Des soldats ont volé des Arabes qui ne s’opposaient pas à leur avance.

Des officiers expliquent qu’on a arrêté l’un de ces soldats. Il a pris un poignard à un Arabe.

— Qu’on juge cet homme.

Le voici, balbutiant, la peau gonflée par les brûlures, le visage déformé par la peur. On l’interroge. Il avoue.

La mort pour combattre la mort.

Le soldat est exécuté à quelques pas de la colonne de Pompée.

Les délégués s’inclinent, font acte d’allégeance à Napoléon. Il entre dans Alexandrie.

 

Les ruelles sont étroites. La chaleur y est comme recluse. Des femmes lancent d’étranges cris aigus. Napoléon chevauche, entouré des membres de la délégation et d’une escorte de guides. Tout à coup, en même temps qu’il entend la détonation, il ressent un choc sur la botte gauche, son cheval fait un écart. On crie. On tire sur une maison d’où est parti le coup de feu.

La mort vient de m’effleurer une nouvelle fois.

Il s’installe dans la maison du consul de France, et aussitôt, alors qu’autour de lui on parle encore de ce tireur isolé qu’on a trouvé entouré de six fusils et qu’on a abattu, Napoléon commence à donner des ordres.

Demain 2 juillet, revue des troupes avec les corps de musique, les officiers généraux en grande tenue, puis départ des premières unités vers Le Caire. Il appelle le consul Magallon et choisit pour l’avance des troupes la route de Damanhour, afin de ne pas avoir à traverser le Nil sur lequel naviguent des galères mamelouks. Il harcèle déjà les officiers, exige qu’on mette sur pied un atelier pour fabriquer de nouveaux uniformes, plus légers. Napoléon voudrait communiquer à chacun de ceux qui l’écoutent son énergie, son impatience, sa conscience que toute seconde doit être employée à agir. Il dit : « Saint Louis, ici, passa huit mois à prier alors qu’il eût fallu les passer à marcher, à combattre et à s’établir dans le pays. »

Mais comment rendre ces hommes, chaque soldat, tendus comme lui ? Le Caire aujourd’hui, et demain… Quoi ? Plus loin, plus haut.

 

Il commence à dicter à Bourrienne une proclamation aux Égyptiens, qui doit être imprimée dans la nuit en arabe, en turc et en français, puis affichée dans toutes les villes, lue à haute voix et distribuée par les armées en marche.

« Au nom de Dieu, clément et miséricordieux. Il n’y a de divinité qu’Allah : il n’a point de fils et règne sans associé. »

Bourrienne lève la tête.

Qu’imagine-t-il ? Que l’on peut parler aux musulmans comme on parle aux chrétiens ?

« Au nom de la République Française fondée sur la liberté et l’égalité… »

Il dicte d’une voix saccadée, s’en prenant aux Mamelouks, l’aristocratie guerrière qui opprime les Égyptiens.

« Quelle intelligence, quelles vertus, quelles connaissances distinguent les Mamelouks, pour qu’ils aient exclusivement tout ce qui rend la vie douce ? Y a-t-il une belle terre, une belle esclave, un beau cheval, une belle maison ? Cela appartient aux Mamelouks !

« Mais Dieu est juste et miséricordieux pour le peuple… Tous les hommes sont égaux devant Dieu. L’intelligence, les vertus et la science mettent seules la différence entre eux… Aucun Égyptien ne sera désormais exclu des charges et tous pourront parvenir aux dignités les plus élevées… par ce moyen le peuple sera heureux… Cadis, cheiks, imams, tchorbadjis, dites au peuple que les Français sont aussi de vrais musulmans. Ce qui le prouve, c’est qu’ils ont été à Rome la Grande et ont détruit le trône du pape, qui incitait sans cesse les chrétiens à faire la guerre aux musulmans ; qu’ils sont allés dans l’île de Malte et en ont chassé les chevaliers qui s’imaginaient que Dieu voulait qu’ils fissent la guerre aux musulmans… Heureux, oui, heureux les Égyptiens qui s’uniront promptement à nous… Mais malheur à ceux qui se joindront aux Mamelouks.

« Que Dieu conserve la gloire du sultan ottoman, que Dieu conserve la gloire de l’armée française ! Que Dieu maudisse les Mamelouks et rende heureux le sort de la nation égyptienne.

« Écrit au quartier général d’Alexandrie, le 13 Messidor de l’an VI de la République (1er juillet 1798) ou fin Moharram 1213 de l’Hégire. »

Il voit le sourire de Bourrienne et ceux des officiers qui répètent en se moquant : « Les Français sont aussi de vrais musulmans. » Il s’emporte. Que savent-ils de la manière de gouverner les hommes ? Il veut révolutionner et républicaniser l’Égypte, désarmer les préventions de ses habitants, en faire des alliés. Cette proclamation, il se l’avoue, « c’est du charlatanisme, mais du plus haut » ! Comment se faire entendre des hommes si on ne joue pas la musique qu’ils connaissent ? Il n’y a qu’un seul autre moyen : les armes, et donc la peur qu’elles procurent.

 

Le 2 juillet, de grand matin, Napoléon passe les troupes en revue. La chaleur est déjà torride. Il faut que les hommes marchent malgré la soif. Il faut qu’ils se mettent en route avec à leur tête les généraux Desaix et Reynier.

Il se dirige vers un groupe de soldats, qui, après avoir été captifs des Bédouins, se sont enfuis ou ont été libérés. Ils baissent la tête. Puis certains se mettent à parler : ils racontent ce qu’ils ont vu : torture, mutilations. L’un d’eux pleure, le corps secoué par des sanglots. Les Bédouins l’ont sodomisé.

— Grand benêt, te voilà bien malade, lance Napoléon. Tu as payé ton imprudence. Il fallait rester avec ta brigade. Remercie le ciel d’en être quitte à si bon marché. Allons, ne pleure plus.

Mais l’homme ne cesse pas de sangloter. Napoléon s’éloigne, passe à nouveau devant le front des troupes. Il faut aller vite à la bataille avant que la peur et le doute ne désagrègent l’armée. Il faut pousser ces hommes en avant pour qu’ils restent debout, sinon ils s’effondreront ici. Il faut que la frayeur d’être pris, torturés, humiliés, les pousse à vaincre.

 

Tout organiser, tout prévoir, tout diriger.

Dans la chaleur qui rend chaque geste pénible et oppresse au point qu’on croit ne plus pouvoir respirer, Napoléon ne cesse de bouger, il dicte en marchant. Il inspecte les défenses d’Alexandrie puisqu’il va quitter la ville et rejoindre l’armée afin de livrer bataille. Il parcourt le « bazar », regarde ces femmes qui n’ont de voilé que leur visage. Il contrôle l’approvisionnement des unités, le nombre des chevaux. Il met sur pied une administration civile.

La nuit, l’atmosphère est si étouffante qu’il ne dort pas.

Il se lève, appelle un aide de camp. Se souvient-il de ce sergent qui fut l’un des premiers à franchir les fortifications et qu’il a vu combattre depuis la colonne de Pompée ? Qu’on le décore. Puis il pense à la flotte. Qu’ordonner à l’amiral Brueys ? De rester dans la rade d’Aboukir, ou bien de gagner Malte ou Corfou, ou encore d’essayer d’entrer dans le port d’Alexandrie ? Nelson, à l’évidence, va revenir avec son escadre. Napoléon hésite. Brueys estime pouvoir se défendre à Aboukir si on l’attaque. Il manque d’eau pour rejoindre Malte ou Corfou. Quant au port d’Alexandrie, les navires risquent de s’y échouer.

Un point d’inquiétude dans la tête de Napoléon. Il sent qu’il ne contrôle pas le destin de l’escadre. Mais il n’est pas marin. Il doit faire confiance. Et cependant il n’aime déléguer ni le pouvoir, ni les responsabilités.

 

Le 7 juillet, un brouillard rougeâtre masque le soleil. L’air est chargé de poussière brûlante. Le Khamsin, le vent du Sud, a commencé à souffler. Il faut pourtant partir vers Damanhour, à travers le désert. Napoléon chevauche en tête de son état-major et des hommes de l’escorte et du quartier général. Les savants Monge et Berthollet se sont joints à la troupe. Il est cinq heures de l’après-midi. Il sent sur son visage ces mille grains de poussière qui le frappent. Il souffre dans tout son corps, comme tous les soldats de Desaix et de Reynier, qui ont traversé le désert caillouteux et torride. Des hommes se sont suicidés. Les citernes qui devaient jalonner la route étaient souvent vides car le canal que longeaient les troupes était à sec. Les yeux brûlés, les lèvres tailladées par la chaleur, sans eau, avec ces uniformes de laine, le ventre vide, car on ne trouve rien dans les villages, les traînards ont été assassinés, torturés. Desaix a envoyé des appels au secours. Les hommes deviennent fous.

Napoléon chevauche toute la nuit, dépassant les divisions Bon et Vial qui font aussi route vers Damanhour.

Ces hommes qui marchent dans la nuit, il les voit. Il imagine leur souffrance et leur peur. Il sait que les soldats grognent, s’en prennent à leurs officiers, accusent les Directeurs de les avoir déportés ici pour se débarrasser de « leur » Bonaparte. Mais ils s’en prennent même à celui-ci. Pourquoi n’a-t-il pas prévu des gourdes d’eau ? Ils se souviennent de l’Italie. Qu’en ont-ils à foutre, des six arpents de cette terre-ci que le général leur a promis ?

Mais ces hommes sont avec lui dans le désert. Et ils n’ont comme lui qu’une issue : vaincre. Donc, il faut qu’ils marchent. Il doit les faire avancer. Il doit faire respecter la discipline. Les sauver, maintenant, c’est les pousser en avant.

À huit heures, il est à Damanhour.

Il entre dans la cahute obscure où l’attendent les notables. On lui offre un pot de lait et des galettes de froment. Il dit quelques mots, mais ce sont les visages des généraux qui le frappent. Certains sont furibonds, d’autres las et désespérés.

Il faut d’abord que Napoléon se taise pour qu’ils puissent parler. Cette aventure est sans espoir, dit l’un. Les hommes deviennent fous, ajoute un autre. Ils perdent la vue. Ils se tuent. Ils ne peuvent plus combattre.

Napoléon s’approche d’eux. Il ne dit rien, mais les regarde, puis leur annonce qu’il faut poursuivre la marche vers Ramanieh sur le Nil. Il faut briser les Mamelouks de Mourad Bey. Commander, s’est s’obstiner.

On repart le 9.

Mêmes souffrances, puis, tout à coup, après les mirages, c’est le Nil.

Napoléon voit les rangs se défaire, les dragons et les fantassins se jeter avec leurs armes dans l’eau du fleuve, boire, et il voit des corps partir au fil du courant, morts d’avoir trop bu, morts du choc et de l’épuisement. Au bord du fleuve s’étendent des champs de pastèques, dont les hommes se gavent.

Il les observe. Ils sont arrivés jusque-là malgré l’épuisement, le dégoût, le mécontentement, la mélancolie, le désespoir d’hommes que rien, après les campagnes d’Italie, ne préparait à cet autre monde, à cette violence du pays.

Ils l’ont fait parce qu’il l’a voulu. Et maintenant il faut qu’ils se battent.

À trois heures, le 11 juillet, il les passera en revue.

Il se fait annoncer par un roulement de tambour. Il chevauche lentement. Ils ont brossé leurs uniformes. Leurs armes brillent.

Napoléon s’arrête devant chacune des cinq divisions. Il convoque les officiers. Il se cambre. Tous les regards sont tournés vers lui, le portent.

— Je vous préviens, lance-t-il, que nous n’avons pas achevé nos souffrances : nous aurons des combats à soutenir, des victoires à remporter et des déserts à traverser. Enfin nous arriverons au Caire où nous aurons tout le pain que nous voudrons !

En s’éloignant, il entend les voix des officiers qui répètent ces mots à leurs hommes. Il entend des chants qui s’élèvent.

Ils vont se battre et vaincre.

 

Au lever du soleil, il donne l’ordre aux corps de musique de jouer La Marseillaise. Il voit sur la ligne d’horizon s’avancer la cavalerie mamelouk. Certains portent des casques dorés, d’autres des turbans. Leurs riches tuniques brillent. Chaque Mamelouk dispose d’une carabine, de pistolets, du djerids – un javelot – et de deux cimeterres.

Napoléon rassemble ses aides de camp. Il veut que les divisions forment des carrés. Les officiers s’étonnent. C’est la première fois que cette disposition est utilisée.

Que savent-ils ? C’est une tactique qu’Autrichiens et Russes ont déjà employée contre les Ottomans. Mais jamais l’armée française ne l’a mise en oeuvre. Il répète ses ordres. Sa fatigue a disparu. Il fait disposer les canons aux angles des carrés, comportant chacun six rangées de fantassins. Au centre, on placera les équipages, « les ânes et les savants », lance quelqu’un.

Il faut qu’aucun des carrés ne soit ébréché par une charge.

Et en effet, les Mamelouks, toute une matinée, vont se briser contre ces « hérissons », puis ils s’enfuient.

Les morts qu’on dépouille sur le champ de bataille de Chebreis ont, sous leurs tuniques, des bourses remplies d’or. Ils portent tout leur trésor sur eux. Les soldats commencent à les dépouiller.

Mais à peine deux ou trois heures ont-elles passé que Napoléon donne l’ordre du départ.

 

Il traverse cet enfer de chaleur dans lequel les hommes se traînent. Il voit des soldats s’effondrer, d’autres qui s’écartent sont décapités par les Bédouins qui brandissent leur tête puis s’enfuient. On brûle des villages. On pille. Enfin on atteint Embabeh, à deux heures de l’après-midi, le 21 juillet, après une marche harassante. La chaleur est intense. Au loin, à droite, Napoléon aperçoit les pyramides, et à gauche, les minarets et les dômes du Caire.

Il reste d’abord seul, figé, le regard allant des pyramides aux minarets, puis au Nil. Ici, il est dans le berceau même de l’Histoire. Il se souvient de ses nuits à Valence, lorsqu’il lisait fiévreusement les livres racontant les exploits antiques ou évoquant l’histoire de ces peuples fondateurs.

Il est là, non pas voyageur comme le fut Volney, comme tant d’autres qui l’ont fait rêver, mais conquérant.

Il appelle les généraux. Ils se rassemblent autour de lui. Les divisions formeront le carré, commence-t-il. Mais cependant qu’il parle, il sent qu’il faudrait donner à ces hommes la conscience du moment qu’ils vivent.

— Allez, dit-il enfin, et pensez que du haut de ces monuments – il montre les pyramides – quarante siècles vous observent.

 

Il voit les premières charges mamelouks s’émietter sur les carrés. Il voit les divisions se mettre en mouvement pour couper les Mamelouks des fortifications d’Embabeh. Il entend les canons qui tirent à la mitraille, puis les cris des soldats qui prennent d’assaut les fortifications.

Il imagine le carnage. Il voit les soldats se précipiter sur les cadavres des Mamelouks et les dépouiller. Là, dans un duel solitaire, un lieutenant français affronte un Mamelouk à grands coups de sabre. Ici, les Mamelouks se jettent dans le Nil et fuient.

C’est la victoire. Il passe à cheval près des fourgons de Mourad Bey que fouillent les soldats. Il voit des soldats qui repêchent avec leur baïonnette afin de les dévaliser les cadavres des Mamelouks que le courant emporte. Puis, tout à coup, la nuit tombe.

Il marche seul. Il a vaincu. Ici, sous le regard des siècles. Il regarde au loin la ville du Caire éclairée par les incendies que des pillards bédouins ou fellahs ont allumés. Les Mamelouks ont mis le feu à plus de trois cents navires. Le ciel est embrasé, et les pyramides surgissent de la nuit, rouges.

Couleur du sang.

Il se sent las.

 

Il ne rentre pas encore au Caire. Il attend sans impatience, comme si, cette victoire acquise, il se trouvait devant un vide. Il pénètre dans la maison de campagne de Mourad Bey à Gizeh. Il parcourt les vastes pièces meublées de divans recouverts de soieries lyonnaises bordées de franges de fil d’or. Il se promène seul dans le jardin parmi les arbres d’essences diverses, il s’assied sous une tonnelle couverte de vignes aux grappes abondantes et lourdes.

La solitude lui pèse.

Après l’impatience, les marches forcées, toute cette tension, il est saisi par la mélancolie. Il pense à Joséphine. Il appelle Junot. Il a besoin de parler d’elle, de se rassurer, parce que la jalousie revient, qu’il doute, qu’il veut à la fois qu’on l’éclaire et qu’on le laisse dans son aveuglement. Mais Junot s’exclame. Il est temps, en cette soirée de victoire, d’affronter la vérité. Un vainqueur comme le général Bonaparte peut-il accepter d’être trompé ?

Napoléon bondit. Il revoit tout à coup cet officier, un jeune homme que les Arabes avaient capturé sur la route du Caire et que ses ravisseurs se proposaient de libérer contre une rançon. Il avait refusé. Et les Arabes l’avaient immédiatement abattu d’une balle dans la tête. Napoléon avait regardé, puis avait continué sa route. On ne pouvait pas céder ainsi au chantage. Il est cet officier dont on vient de s’emparer. Junot, en parlant, lui brûle la cervelle. Joséphine l’a trahi, dit-il, et il énumère les noms des amants qu’elle a affichés aux yeux de tous. Bonaparte ne se doutait-il de rien ?

Napoléon renvoie Junot, reste longtemps dans le jardin. Puis la fureur le gagne, il rentre dans la maison, renverse les bibelots, se heurte à Bourrienne qui accourt. Il le regarde. On ne peut faire confiance à personne. On est seul. « Vous ne m’êtes point attaché, crie-t-il. Les femmes… »

Le souffle lui manque. Il dit d’une voix sourde : « Joséphine. » Il reconnaît enfin Bourrienne.

— Si vous m’étiez attaché, reprend-il, vous m’auriez informé de tout ce que je viens d’apprendre par Junot : voilà un véritable ami.

Il rugit. Sa voix se brise.

— Joséphine… Et je suis à cent lieues… Vous deviez me le dire ! Joséphine, m’avoir trompé, elle…

Il s’éloigne. Il voudrait frapper.

— Malheur à eux. J’exterminerai cette race de freluquets et de blondins ! Quant à elle, le divorce, oui, le divorce, un divorce public, éclatant ! Il faut que j’écrive, je sais tout…

Il se tourne vers Bourrienne.

— C’est votre faute ! Vous deviez me le dire.

Il entend vaguement Bourrienne qui parle de victoire, de gloire.

— Ma gloire ! Eh ! Je ne sais ce que je donnerais pour que ce que Junot m’a dit ne fût pas vrai, tant j’aime cette femme ! Si Joséphine est coupable, il faut que le divorce m’en sépare à jamais ! Je ne veux pas être la risée de tous les inutiles de Paris. Je vais écrire à Joseph ; il fera prononcer le divorce !

Des officiers entrent dans le jardin. Ils ont appris qu’on y trouve de la vigne, des raisins.

Napoléon se tient à l’écart cependant que joyeusement ils font la vendange. Il a la tête vide. Il ne ressent plus rien, la colère l’a épuisé.

Un courrier reste longtemps devant lui sans qu’il le voie. L’officier raconte que les deux compagnies d’infanterie, clique en tête, sont entrées comme prévu au Caire en compagnie d’une délégation venue apporter la reddition de la ville.

— Pas une âme le long du chemin, dit-il. Seulement le hululement des femmes qui retentissait dans tous les harems.

Les harems ? Napoléon lève la tête et renvoie brutalement le courrier.

 

Il ne s’installe au Caire, dans le palais de Mohammed el Elfi, sur la place Esbekieh, que le 24 juillet.

On se presse autour de lui. Il doit organiser encore. Il constitue un Divan, un conseil, composé d’ulémas – les chefs religieux – de la mosquée d’Al Azhar. Il dicte tout le jour, puis le lendemain encore.

Il organise des unités de police à partir des anciennes milices ottomanes.

Parfois, il s’interrompt au milieu d’une phrase, comme si tout à coup le vide se recréait, puis il reprend. Il faut mettre fin aux pillages des maisons des Mamelouks par les Égyptiens et les soldats. Il étend le principe du Divan à l’ensemble des territoires conquis. Les heures passent. Des commerçants se présentent. Ils comptent rouvrir leurs boutiques. C’est déjà la nuit du 25 juillet. Il est à nouveau seul. Le vide.

 

Il écrit à Joseph :

« Je peux être en France dans deux mois : je te recommande de mes intérêts. J’ai beaucoup de chagrins domestiques car le voile est entièrement déchiré. Toi seul me restes sur terre. Ton amitié m’est bien chère ; il ne me reste plus pour devenir misanthrope qu’à la perdre et te voir me trahir. C’est une triste position que d’avoir à la fois tous les sentiments pour une même personne dans un même coeur… Tu m’entends ? »

Oui, Joseph comprendra. Oui, Joseph doit lui aussi savoir depuis longtemps ce qu’il en est de Joséphine.

« Fais en sorte, continue Napoléon, que j’aie une campagne à mon arrivée, soit près de Paris, soit en Bourgogne. Je compte y passer l’hiver et m’y enfermer. »

Il se lève, va jusqu’à la fenêtre. La nuit est déchirée par les aboiements ininterrompus des chiens errants qui vont par bandes dans les rues vides. Napoléon retourne à sa table.

« Je suis ennuyé de la nature humaine, écrit-il. J’ai besoin de solitude et d’isolement. Les grandeurs m’ennuient. Le sentiment est desséché, la gloire est fade. À vingt-neuf ans, j’ai tout épuisé, il ne me reste plus qu’à devenir franchement égoïste ! »

Il hésite.

Il pense à ces soldats dont il a vu les corps mutilés, dépecés, brûlés, à ceux dont les Mamelouks montraient la tête tranchée d’un coup de cimeterre.

Il relit sa phrase, puis il ajoute :

« Je compte garder ma maison. Jamais je ne la donnerai à qui que ce soit. Je n’ai plus que de quoi vivre ! Adieu mon unique ami, je n’ai jamais été injuste envers toi ! »

 

Il ne dort pas. Il hait ces nuits bruyantes, ces chiens qui hurlent. Il commence un rapport au Directoire : « Il est difficile, écrit-il, de voir une terre plus fertile et un peuple plus misérable, plus ignorant et plus abruti. »

Il devine qu’il ne pourra séduire ce peuple. Il est trop différent. Ces ulémas, il le perçoit à mille signes, n’ont pas été dupes de ses déclarations en faveur de leur religion. Il ordonne que la population livre toutes ses armes. Il craint une révolte. Et cette inquiétude le tend à nouveau. Pour l’instant, quels que soient ses souhaits pour le futur, il est dans cette ville. « Le Caire, note-t-il pour le Directoire, qui a plus de trois cent mille habitants, a la plus vilaine populace du monde. » Chaque jour il doit prendre des dizaines de décisions, faire face. Il écrit au général Menou, qui commande le delta, le 31 juillet :

« Les Turcs ne peuvent se conduire que par la plus grande sévérité ; tous les jours, je fais couper cinq ou six têtes dans les rues du Caire. Nous avons dû les ménager jusqu’à présent pour détruire cette réputation de terreur qui nous précédait : aujourd’hui, au contraire, il faut prendre le ton qui convient pour que ces peuples obéissent ; et obéir, pour eux, c’est craindre. »

Le 13 août, il est assis sous sa tente, près de Salheyeh, au bord du désert du Sinaï. Il hésite aller au-delà. Il interroge ses officiers. Peut-on rejoindre Ibrahim Bey, qui s’est enfui vers la Syrie et que l’on poursuit depuis une dizaine de jours ? Ils n’ont pas le temps de répondre. Des courriers arrivent, haletants. Le 1er août, expliquent-ils, la flotte de Nelson a détruit dans la baie d’Aboukir la flotte de l’amiral Brueys. Seuls quelques navires ont pu échapper au désastre. La mer rejette encore des cadavres de marins. L’Orient a explosé et le bruit et la secousse ont été entendus jusqu’à Alexandrie. Brueys est mort.

Un silence accablé s’installe. « Nous sommes prisonniers », lance à haute voix un officier.

Napoléon se dresse. Il dit d’une voix forte : « Brueys a péri, il a bien fait. »

Puis il se met à marcher sous la tente devant les officiers sans les quitter des yeux.

— Eh bien, Messieurs, reprend-il d’un ton résolu, nous voilà dans l’obligation de faire de grandes choses !

Il s’approche d’eux.

— Nous les ferons ! De fonder un empire. Nous le fonderons. Des mers dont nous ne sommes pas maîtres nous séparent de la patrie, mais aucune mer ne nous sépare ni de l’Afrique, ni de l’Asie.

Il les dévisage. La plupart baissent les yeux.

— Nous sommes nombreux, nous ne manquerons pas d’hommes pour recruter nos cadres. Nous ne manquerons pas de munitions de guerre, nous en aurons beaucoup : au besoin, nous en fabriquerons.

Les officiers rient nerveusement alors qu’il sort de la tente et regarde au loin.