38.

Il est cinq heures du matin. Napoléon ouvre la fenêtre du salon de la rotonde, fait quelques pas dans le jardin. La nuit est froide et claire. Sur les pelouses, il distingue dans la lumière glacée les traces brillantes du gel blanc.

Ce jour, le 18 Brumaire, est celui du premier acte. Il est calme, comme toujours dans les instants qui précèdent la bataille, quand les troupes s’ébranlent. Les dragons et les cavaliers de Sébastiani et de Murat doivent déjà avoir pris position place de la Concorde et aux Tuileries, et les premiers députés des Anciens commencent à arriver dans le palais.

Napoléon rentre dans sa chambre, s’habille calmement en choisissant l’uniforme le plus simple, sans un parement, celui qui l’opposera aux tenues chamarrées des députés, des directeurs et même des généraux. Quelques dizaines de minutes plus tard, dès six heures, voici déjà les premiers officiers qui se présentent à l’entrée, rue de la Victoire. Ils sont bottés, en culotte blanche, avec leur bicorne à plumet tricolore. Napoléon fait un tour dans le jardin, les salue, vérifie que le corps de garde est en place.

Il faut que ces généraux attendent ici, autour de lui, la notification du décret que les députés des Anciens, si le plan prévu est appliqué, vont voter aux Tuileries.

Bientôt la maison est pleine.

Il faut leur parler afin que chacun se sente personnellement distingué et engagé. Napoléon s’installe dans son petit cabinet de travail, et fait signe à Berthier d’introduire les militaires à tour de rôle.

Le général Lefebvre entre le premier. C’est un homme qu’il faut rassurer. Napoléon le sait inquiet de ce rassemblement, peut-être illégal. Or, il faut conquérir Lefebvre, qui commande la 17e division, qui représente les troupes de la région de Paris et la Garde nationale du Directoire. Napoléon lui donne l’accolade. Lefebvre veut-il que la France soit entre les mains de ces avocats qui pillent la République ? commence Napoléon avant de faire le procès du Directoire. Puis il décroche son sabre.

— Voici, en gage d’amitié, le sabre que je portais en Égypte, il est à vous, général.

Lefebvre, les yeux pleins de larmes, prend le sabre. Il sort du cabinet en clamant qu’il est prêt à « jeter ces bougres d’avocats à la Seine ».

Premier succès.

Les hommes sont finalement si simples à orienter. Presque tous les hommes.

Mais rien n’est gagné tant que le décret n’est pas communiqué, car le plus souvent les hommes n’acceptent de prendre des risques que s’ils sont sûrs de gagner.

 

Joseph entre en compagnie du général Bernadotte.

— Comment ? Vous n’êtes pas en uniforme ? s’exclame Napoléon.

Bernadotte explique qu’il n’est pas en service et ne veut pas prendre part à une rébellion.

— Rébellion, rébellion, contre un tas d’imbéciles, des gens qui avocassent du matin au soir ! dit Napoléon. Vous croyez peut-être pouvoir compter sur Moreau, sur Macdonald, sur… Ils viendront tous à moi, Bernadotte. Vous ne connaissez pas les hommes. Ils promettent beaucoup et tiennent peu.

Il ne faut pas se tromper avec Bernadotte, qui agite sa canne-épée, qui dit : « Il est possible de me donner la mort, mais je ne suis pas un homme qu’on retienne malgré lui… »

Il faut sourire, se contenter de demander à Bernadotte qu’il n’entreprenne rien d’hostile.

— Comme citoyen, je vous donne ma parole d’honneur de ne point agir, dit Bernadotte, mais si le corps législatif et le Directoire me donnent l’ordre…

Napoléon prend le bras de Bernadotte.

— Ils ne vous emploieront pas, dit-il en entraînant Bernadotte. Ils craignent plus votre ambition que la mienne. Moi, je suis certain de n’en pas avoir d’autre que de sauver la République…

Il accompagne Bernadotte jusqu’au seuil.

— Je veux me retirer à la Malmaison avec quelques amis, dit-il.

Bernadotte, saisi, le regarde, incrédule.

Il faut tout oser, quand la bataille est en cours.

Napoléon appelle Joseph. « Votre beau-frère, commence-t-il, le général Bernadotte, déjeunera chez vous. »

Ainsi, il sera surveillé.

 

Napoléon traverse le salon, fendant difficilement la foule des officiers. Il devine les questions. Ces hommes commencent à s’inquiéter. Si le décret n’arrive pas…

Joséphine survient. Et Gohier ? demande Napoléon. Le président du Directoire n’est pas venu rue de la Victoire. Il a décliné l’invitation, a envoyé sa femme seule.

Tout peut encore basculer, et cependant Napoléon sent en lui la certitude du succès. Car il n’y a plus d’autre issue que d’aller jusqu’au bout, quelles qu’en soient les conséquences.

 

Un brouhaha dans le salon. Il est huit heures trente. Deux inspecteurs questeurs du Conseil des Anciens, accompagnés d’un « messager d’État » en tenue d’apparat, fendent la foule des officiers. Ils viennent communiquer le texte du décret voté par les Anciens.

Napoléon, debout dans son cabinet, le parcourt des yeux. Il est conforme à ce qui a été prévu avec Sieyès. Les assemblées sont transférées dans la commune de Saint-Cloud, demain 19 Brumaire à midi. « Le général Bonaparte est chargé de l’exécution du présent décret. Il prendra toutes les mesures nécessaires pour la sûreté de la représentation nationale. » Il devra se présenter devant le Conseil des Anciens pour prêter serment.

Il relit. Il prend la plume sans même jeter un coup d’oeil sur les inspecteurs. Il ajoute une ligne qui lui attribue le commandement de la garde du Directoire. Il a déjà le soutien de Lefebvre. Il a gagné la première bataille. C’est lui qui mène le jeu et non Sieyès.

Il entre dans le salon, tenant le texte dans la main. Il le brandit, le lit. Il est légalement le chef de toutes les troupes. Les officiers tirent leurs épées, les brandissent et l’acclament.

Qui pourrait l’arrêter ?

À cheval !

L’air est vif en ce début de matinée. Le ciel limpide. Napoléon a pris la tête de la troupe. Il entend derrière lui le martèlement de la cavalcade. Les généraux, les officiers le suivent à quelques mètres. Paris est beau. La foule se rassemble. À la hauteur de la Madeleine, Marmont rejoint le cortège avec un groupe d’officiers, puis arrivent les cavaliers de Murat.

Napoléon respire à pleins poumons, le visage fouetté par ce vent allègre.

Il saute de cheval devant les Tuileries, marche, suivi de quelques généraux, jusqu’à la salle où se tiennent les députés des Anciens. Il voit tous ces yeux qui le fixent, cette multitude de visages, ces hauts cols aux galons dorés. Il hésite.

— Citoyens représentants, la République périssait, commence-t-il. Vous l’avez su et votre décret vient de la sauver. Malheur à ceux qui voudraient le trouble et le désordre ! Je les arrêterai, aidé du général Lefebvre, du général Berthier et de tous mes compagnons d’armes…

Il reprend son souffle. Il n’aime pas les assemblées « d’avocats ».

— Rien, dans l’Histoire, ne ressemble à la fin du XVIIIe siècle, dit-il. Rien dans la fin du XVIIIe siècle ne ressemble au moment actuel.

» Nous voulons une République fondée sur la vraie liberté, sur la liberté civile, sur la représentation nationale : nous l’aurons, je le jure en mon nom et en celui de mes compagnons d’armes.

— Nous le jurons, répètent les officiers.

On applaudit. Un député se dresse, évoque le respect de la Constitution, mais le président Lemercier lève la séance. On se réunira demain à Saint-Cloud.

 

Il a gagné la deuxième bataille.

 

On le félicite. Mais tant qu’un combat n’est pas fini, rien n’est acquis. Il sort dans le jardin des Tuileries. Les troupes sont rassemblées. Ce sont elles qui décident de tout. Il aperçoit un proche de Barras, Bottot, il le saisit par le bras, le pousse devant le front des troupes, le prend à partie d’une voix forte.

— Qu’avez-vous fait de cette France que je vous avais laissée si brillante ? clame-t-il. Le vol a été érigé en système ! On a livré le soldat sans défense ! Où sont les braves, les cent mille camarades que j’ai laissés couverts de lauriers ? Que sont-ils devenus ?

Il écarte Bottot, fait un pas en avant.

— Cet état de choses ne peut durer ! Avant trois mois, il nous mènerait au despotisme. Mais nous voulons la République, la République assise sur les bases de l’égalité, de la morale de la liberté civile et de la tolérance politique !

» Soldats, l’armée s’est unie de coeur avec moi, comme je me suis uni avec le corps législatif !

» À entendre quelques factieux, bientôt nous serions tous des ennemis de la République, nous qui l’avons affermie par nos travaux et notre courage ! Nous ne voyons pas de gens plus patriotes que les braves qui sont mutilés au service de la République ! »

Les acclamations éclatent. Les épées et les fusils se dressent.

Napoléon saute à cheval et passe les troupes en revue.

 

Il n’est que onze heures trente, ce 18 Brumaire, et Napoléon a le sentiment que le premier acte est terminé.

Il y a Gohier, bien sûr, le président du Directoire, qui refuse, un temps, de signer le décret. Selon Cambacérès, ministre de la Justice, son paraphe est nécessaire.

— Les légistes entravent toujours la marche des affaires, murmure Napoléon.

Mais Gohier s’incline, signe, tout en assurant qu’on verra demain, à Saint-Cloud, s’il n’y a plus de Directoire !

Demain…

Peut-être aurait-il fallu conclure dès aujourd’hui. Mais Napoléon efface ce regret. Il ne veut pas d’un coup d’État militaire, brutal, arrogant, avec ses canonnades, ses feux de salve, ses arrestations. Il veut être, selon les termes des affiches qu’on colle autour des Tuileries, des tracts qu’on distribue dans la foule, selon ses ordres, « un homme de sens, un homme de bien ».

Au début de l’après-midi aux Tuileries, Talleyrand entre dans le bureau. Napoléon l’interroge du regard. Barras a accepté de démissionner, vaincu sans combattre. Voilà les meilleures victoires ! Pourquoi la violence, quand on peut l’emporter par la seule menace ?

Napoléon appelle ses officiers d’état-major, déploie le plan de Paris. Demain, il faut disposer des troupes aux Tuileries, aux Champs-Élysées, sur la route menant à Saint-Cloud. Il faut montrer sa force, pour rassurer les honnêtes gens, terroriser les éventuels opposants et les empêcher d’agir.

Fouché s’approche, explique qu’il a fait baisser les barrières de Paris.

— Eh, bon Dieu, pourquoi toutes ces précautions ? s’exclame Napoléon. Nous marchons avec la nation et par sa seule force. Qu’aucun citoyen ne soit inquiété, et que le triomphe de l’opinion n’ait rien de commun avec ces journées faites par une minorité factieuse !

Ne comprennent-ils pas qu’il faut que Paris vive une journée ordinaire ?

— Écoutez, dit-il.

Il lit la proclamation aux troupes qui sera publiée demain 19 Brumaire.

— La République est mal gouvernée depuis deux ans… La liberté, la victoire et la paix replaceront la République au rang qu’elle occupait en Europe et que l’ineptie ou la traîtrise a pu seule lui faire perdre…

Est-ce clair ?

— La nation tout entière.

Il se tourne vers Sieyès qui réclame l’arrestation de meneurs jacobins, secoue la tête. Il refuse.

Il ne dit pas qu’il a déjà chargé Saliceti d’aller rassurer les Jacobins et de leur promettre, au nom du général, « une explication franche et détaillée » en leur précisant que Sieyès voulait les arrêter et que Bonaparte les a défendus. Demain, les Jacobins n’iront pas à Saint-Cloud.

Sieyès baisse la tête.

Sieyès a-t-il compris qu’en ce soir du 18 Brumaire il n’est pas le vainqueur solitaire qu’il espérait être ? Mais que Napoléon a imposé sa marque toute la journée ?

Demain ?

Demain, à Saint-Cloud, c’est vrai.

 

— Cela n’a pas été trop mal aujourd’hui, dit Napoléon à Bourrienne, rue de la Victoire. Nous verrons demain.

Il sort de leurs fontes deux pistolets et les emporte avec lui dans sa chambre.