18.

« Tu n’es rien ! »

Personne ne lance ces quelques mots au visage de Napoléon depuis qu’il est arrivé à Paris, à la mi-mai 1795, en compagnie de Junot et de Marmont, ses aides de camp, et de son frère Louis. Et cependant, ce jugement méprisant ou indifférent comme un constat, il le devine à chaque instant, dans un regard, une attitude, un propos.

Lorsque Napoléon se plaint que l’appartement meublé qu’il loue à l’hôtel de la Liberté, rue des Fossés-Montmartre, est sommairement meublé et que le linge en est douteux, l’hôtelier se contente de répéter : « Soixante-douze livres par mois, soixante-douze livres. » Que demander de plus, en effet, pour ce prix-là ?

Or, l’argent ruisselle partout. Faisant tourner leurs grosses cannes torsadées, les élégants du moment, en perruque poudrée, « incroyables » accompagnés de leurs « merveilleuses », se pavanent sur les boulevards et rossent le Jacobin et le « Sans-culotte ».

Napoléon maugrée : « Et ce sont de pareils êtres qui jouissent de la fortune ! »

Lui n’est rien.

Il réclame le remboursement de ses frais de route, deux mille six cent quarante livres. Il se présente au ministère de la Guerre pour toucher sa solde et ses six rations de vivres quotidiennes. Mais un jour suffit pour que la monnaie perde dix pour cent de sa valeur ! Que sont les liasses d’assignats qu’on lui attribue ? Du papier qui se consume !

Dans les bureaux du ministère, à peine si l’on prête attention à lui. Il attend que le ministre Aubry daigne le recevoir. Aubry ! Un vieux capitaine d’artillerie qui s’est nommé lui-même général, inspecteur de l’artillerie, et qui décide des carrières ! Un officier qui doit son poste aux intrigues et dévisage Napoléon avec un air de supériorité insupportable.

Napoléon plaide : il est artilleur, général de brigade, il ne peut accepter ce commandement d’une unité d’infanterie.

— Vous êtes trop jeune, répète Aubry. Il faut laisser passer les anciens.

— On vieillit vite, sur les champs de bataille, et j’en arrive ! reprend-il.

Une phrase de trop, quand on n’est rien, qu’on ne dispose d’aucun soutien, qu’on ne porte qu’un uniforme râpé sur lequel on distingue à peine le galon de soie du grade.

La rue, les bureaux, les salons sont pleins d’une foule d’élégants et d’élégantes qui ne voient même pas cet officier aux cheveux mal peignés et mal poudrés qui tombent sur les épaules comme d’immenses oreilles de chien. Ses mains sont longues et maigres, la peau jaune. Il se tient voûté, un mauvais chapeau rond enfoncé jusqu’aux yeux. Il avance d’un pas gauche et incertain. Il n’y a que son regard qui parfois surprend, gris, perçant. Et alors, on remarque les traits du visage, la bouche fine, le menton volontaire, l’expression résolue, l’énergie qui se dégage de cette physionomie juvénile et cependant déjà sculptée, presque émaciée.

 

Mais Napoléon sent bien que le regard qu’on lui porte est sans indulgence. On se détourne après avoir évalué d’un coup d’oeil sa tenue, ses bottes éculées et poussiéreuses, son teint maladif.

Les pauvres, en ce printemps 1795, sont suspects. Le 1er avril, ils ont manifesté, et ils recommencent le 20 mai, quelques jours à peine après l’arrivée de Napoléon. Ils ont envahi la Convention, décapité le député Féraud, promené, comme lors des journées révolutionnaires, sa tête au bout d’une pique ! L’armée, sous le commandement du général Menou, a rétabli l’ordre. Mais les cris que les faubourgs ont poussés : « Du pain ! » et « La constitution de 1793 ! » ont donné le frisson. Il faut davantage encore écraser le talon sur la gorge de la populace.

— Un pays gouverné par les propriétaires est dans l’ordre social, celui où les non-propriétaires gouvernent est dans l’état de nature, c’est-à-dire dans la barbarie, déclare le Conventionnel Boissy d’Anglas.

Napoléon sait bien que continue de peser sur lui le soupçon de robespierrisme et qu’il n’est pire tache d’infamie ces mois-ci.

Il rôde dans Paris, pour comprendre où sont les puissances qui déterminent l’ordre des choses. Il est sûr que tout se décide ici, dans la capitale. Rien ne sert de faire le brave sur les champs de bataille, si l’on ne conquiert pas d’abord des appuis parmi ceux qui détiennent les pouvoirs. Accepter de se rendre à l’armée de l’Ouest, ce serait non seulement déchoir injustement, mais perdre toute possibilité d’avancer, de parvenir enfin à se faire reconnaître pour ce que l’on est, ce que l’on vaut.

Mais en lui cette tension vers l’avenir est si forte qu’elle l’épuise. Il est constamment aux aguets, en chasse, sans savoir exactement ce qu’il guette, d’où viendra la proie, sur qui il faudra bondir, ni comment.

Parfois, il se sent exténué par cette quête anxieuse.

« Je suis malade, écrit-il à son frère aîné Joseph, ce qui m’oblige à prendre un congé de deux ou trois mois. Quand ma santé sera rétablie, je verrai ce que je verrai. »

 

Il souffre vraiment, il est fiévreux, hâve, avec des accès de désespoir.

Il prend la plume, écrit lettre sur lettre à Joseph. Souvent il est au bord des larmes.

« Je sens, en traçant ces lignes, écrit-il, une émotion dont j’ai eu peu d’exemples dans ma vie ; je sens bien que nous tarderons à nous voir, et je ne puis plus continuer ma lettre. »

Il est seul malgré la présence à son côté de Junot. Marmont a rejoint l’armée du Rhin, Louis a été accepté à l’école d’artillerie de Châlons-sur-Marne. Il a besoin de sa famille. « Tu le sais, mon ami, écrit-il encore à Joseph, je ne vis que par le plaisir que je fais aux miens. »

La nostalgie le prend d’une vie différente : « La vie est un songe léger qui se dissipe », dit-il. Pourquoi ne pas choisir une « maison tranquille », une vie campagnarde ?

Il écrit à Bourrienne : « Cherche-moi un petit bien dans ta belle vallée de l’Yonne. Je l’achèterai, dès que j’aurai de l’argent. Je veux m’y retirer, mais n’oublie pas que je ne veux pas de bien national. »

Prudent comme un bourgeois qui craint qu’un jour les émigrés ne viennent réclamer leur propriété !

Lorsqu’il songe ainsi à s’enfouir dans le confort paisible d’une vie familiale, il lance tout à coup à Junot : « Qu’il est heureux, ce coquin de Joseph ! » Et sa pensée se tourne vers ces jours passés aux côtés des Clary. Il songe à Désirée, la belle-soeur de Joseph. Il s’enflamme, écrit en quelques nuits un court roman, qu’il intitule Clisson et Eugénie. Il se dévoile, mettant en scène un jeune homme de vingt-six ans couvert déjà de lauriers conquis dans les batailles, mais amoureux d’une Eugénie de dix-sept ans. Clisson est homme tout d’une pièce, qui a les qualités que Napoléon se prête : « Clisson ne pouvait s’accoutumer aux petites formalités. Son imagination ardente, son coeur de feu, sa raison sévère, son esprit froid ne pouvaient que s’ennuyer des câlineries des coquettes et de la morale des brocards. Il ne concevait rien des cabales et n’entendait rien aux jeux de mots. »

Pour se vouer à l’amour d’Eugénie, Clisson quitte l’armée, mais rejoint le champ de bataille lorsqu’un ordre urgent du gouvernement l’y appelle. Il remporte victoire sur victoire, mais il découvre qu’Eugénie ne l’aime plus. Alors il renonce à la vie, en lui adressant une dernière lettre : « Que me restait-il pour l’âge futur, que la société et l’ennui ! »

« J’ai à vingt-six ans épuisé les plaisirs éphémères de la réputation, mais dans ton amour j’ai goûté le sentiment suave de la vie de l’homme. Embrasse mes fils, qu’ils n’aient pas l’âme ardente de leur père, ils seraient comme lui victimes des hommes, de la gloire et de l’amour.

« Clisson plia sa lettre, donna ordre à un aide de camp de la porter à Eugénie sur-le-champ, et tout de suite se mit à la tête d’un escadron, se jeta tête basse dans la mêlée et expira percé de mille coups. »

Napoléon a vingt-six ans et l’âme trop ardente comme Clisson, son héros.

Il est dans sa chambre de l’hôtel de la Liberté.

Il n’a pas dormi de toute la nuit. La chaleur de ce début d’août 1795 est accablante. Junot est couché dans la pièce voisine.

Il est si tôt ! Que faire ? Napoléon relit le roman qu’il vient d’achever, le corrige, réécrit trois fois les premières pages. Puis commence une lettre à Joseph. « Je crois que tu as fait exprès de ne pas me parler de Désirée… Si je reste ici, il ne serait pas impossible que la folie de me marier me prît ; je voudrais à cet effet un petit mot de ta part là-dessus. »

Napoléon veut que Joseph évoque cette question avec le frère de Désirée. Il trace les mots de son écriture anguleuse et rapide. « Continue à m’écrire exactement, vois d’arranger mon affaire de manière que mon absence n’empêche pas une chose que je désire. »

Encore quelques lignes, puis, pour conclure la lettre, cette question brutale : « Il faut bien que l’affaire de Désirée se finisse ou se rompe. J’attends ta réponse avec impatience. »

 

Écrire un roman, s’y regarder comme dans un miroir, tenter de forcer une jeune fille lointaine à l’épouser, ce sont des actions, des manières de lutter contre ce vide qu’est l’incertitude, cette angoisse que fait naître l’immobilité.

Mais ce désir, ces pages, cette demande ne sont qu’un moment parmi beaucoup d’autres durant lesquels Napoléon essaie de pousser toutes les portes.

Il harcèle les bureaux. Il grimpe au sixième étage du pavillon de Flore, au palais des Tuileries. Là s’est installé un membre du Comité de Salut Public, Doulcet de Pontécoulant, qui est chargé de la direction des Opérations militaires. Napoléon a obtenu du Conventionnel Boissy d’Anglas une recommandation. Mieux vaut établir des plans de campagne dans une soupente des bureaux de la Guerre que d’être un général oublié à la tête d’une brigade d’infanterie qui traque les Chouans. Le général Hoche accomplit parfaitement cette tâche, et le représentant en mission Tallien, à Quiberon, vient d’ordonner qu’on fusille sept cent quarante-huit émigrés qui ont débarqué à Quiberon et ont été faits prisonniers.

Que gagner dans cette guerre-là ?

Mieux vaut se presser parmi les solliciteurs. Mais on détaille avec étonnement et mépris sa tenue. On le juge à l’égal d’un égaré. Il devine l’étonnement et la crainte devant sa passion. On le renvoie d’une phrase : « Mettez par écrit tout ce que vous m’avez dit, faites-en un mémoire et apportez-le-moi. »

Napoléon tourne le dos. Il ne rédigera pas ses notes, pense-t-il d’abord. Puis, sur l’insistance de Boissy d’Anglas, il élaborera un plan de campagne pour l’armée d’Italie, et M. de Pontécoulant l’emploiera quelques semaines auprès de lui dans un service topographique.

Il travaille avec une efficacité qui surprend, une originalité et un talent qui frappent. Il s’impose à Pontécoulant et, le rapport d’estime étant ainsi établi, parce que ses qualités sont reconnues, il réclame sa réintégration comme général d’artillerie, et pourquoi pas une mission à Constantinople pour réorganiser l’armée turque ? Pontécoulant appuie ses demandes. Le départ projeté vers l’Orient est une issue peut-être, mais il faut attendre la décision de Letourneur, chargé du personnel, et lui aussi n’est que capitaine d’artillerie, à quarante ans !

Alors, chercher d’autres buts, parce que l’impatience ronge et l’inaction détruit.

 

D’abord, l’argent. Que faire sans lui ? La solde, soit. Mais ceux qui tiennent le haut du pavé à Paris jonglent avec les millions d’assignats. Ils portent des tenues extravagantes de soie et de brocart, des chapeaux enturbannés, et, quand Napoléon pénètre dans leurs salons, il n’est qu’une silhouette noire serrée dans un uniforme mal taillé.

D’abord l’argent, donc.

Joseph en dispose, puisque Julie Clary lui a apporté cent cinquante mille livres de rente.

« J’ai été hier à la terre de Ragny, écrit à la hâte Napoléon à son frère. Si tu étais homme à faire une bonne affaire, il faudrait venir acheter cette terre moyennant huit millions d’assignats ; tu pourrais y placer soixante mille francs de la dot de ta femme ; c’est mon désir et mon conseil… »

Mais les affaires intéressantes s’arrachent, car on se hâte de convertir en bonnes terres et en pierre les assignats qui se dévaluent.

« Hier a été l’adjudication du bien que j’avais eu l’idée de te procurer, à neuf lieues de Paris ; j’étais décidé à en donner un million cinq cent mille francs, mais, chose incroyable, il est monté à trois millions… » Tel est ce monde ! Celui de l’argent, des intrigues, du luxe, de la luxure, de la puissance et des cabales !

Napoléon le flaire, l’examine. Ce sont les nouveaux riches corrompus qui se retrouvent chez Mme Tallien – « Notre-Dame de Thermidor » – qui permettent d’accéder là où le destin se joue !

Il faut être de ce monde, ou bien ne pas être.

Et cette découverte-là mine aussi la santé de Napoléon.

Il se fait inviter au palais du Luxembourg, où règne Barras, qu’on appelle le roi de la République. Il pénètre dans le salon de la Chaumière du cours la Reine, au coin de l’allée des Veuves, aux Champs-Élysées, où reçoit Mme Tallien, la maîtresse officielle de Barras – qui en compte tant d’autres, plus, dit-on, quelques mignons.

Barras ! Napoléon se souvient de ce représentant en mission qui, avec Fréron et Fouché, a nettoyé Toulon des royalistes. Ceux-là ont fait fortune avec les fournitures de guerre aux armées, la concussion, les pillages ici et là. Monde de débauche, de corruption, de luxe et de luxure qui attire Napoléon, parce qu’il est un loup affamé de gloire, de femmes, de puissance, et qu’il a compris que tout se décide là.

Mais il doute aussi de ses capacités à conquérir ce monde, à s’y faire connaître. Il le faut pourtant, puisque rien d’autre n’existe. Il ne va pas compter sur un retour de la vertu robespierriste alors qu’elle ne fut souvent qu’apparence et illusion, et que tout le monde rejette la terreur qui l’accompagnait. Qui se soucie d’ailleurs encore des pauvres ? Chaque jour quelques-uns d’entre eux se jettent dans la Seine avec leurs enfants, pour échapper par la mort à la faim et à la misère.

Le monde est ainsi. L’égalité n’est qu’une chimère. Malheur aux pauvres et aux vaincus !

 

« Le luxe, le plaisir et les arts reprennent ici d’une manière étonnante », écrit Napoléon.

Il se rend à l’Opéra, assiste à une représentation de Phèdre. Il court la ville, « les voitures, les élégants reparaissent, ou plutôt ils ne se souviennent plus que comme d’un long songe qu’ils aient jamais cessé de briller ».

Il est toujours tenaillé par le désir de savoir. « Les bibliothèques, les cours d’histoire, de chimie, de botanique, d’astronomie se succèdent… », note-t-il. Mais ce qui emporte toute la ville, c’est la volonté d’oublier dans le plaisir les mois de la Révolution. « L’on dirait que chacun a à s’indemniser du temps qu’il a souffert et que l’incertitude de l’avenir porte à ne rien épargner pour les plaisirs du présent », explique Napoléon à Joseph.

C’est cela, l’époque. Fou serait celui qui ne le comprendrait pas, qui voudrait autre chose.

« Cette ville est toujours la même ; tout pour le plaisir, tout aux femmes, aux spectacles, aux bals, aux promenades, aux ateliers des artistes. »

Et n’être rien dans ce monde-là, qui est le seul monde réel ? Autant mourir.

Brusquement, l’amertume et le désespoir submergent Napoléon. Il ne répond plus à Junot. Il s’enferme en lui-même, replié, le corps voûté.

Ce matin, il a fait antichambre chez Barras, chez Boissy d’Anglas, chez Fréron.

Il s’est présenté aux bureaux de la Guerre, qui accordent aux officiers en activité du drap pour l’habit, la redingote, le gilet et la culotte d’uniforme. Napoléon a réclamé, lu le décret du Comité de Salut Public qui fixe les modalités d’attribution. On l’a renvoyé. Qui est-il ? Même pour un uniforme, il faut un appui.

Voilà à quoi est réduit un homme comme lui !

Il prend la plume. Dans cette nuit du 12 août 1795, il laisse couler sa blessure. Il y a un abîme entre ce qu’il voudrait être et ce qu’il est, entre les batailles qu’il rêvait de conduire et le marécage où il lui faut patauger. Comme il l’a dit de son personnage, Clisson : « Il ne pouvait s’accoutumer aux petites formalités… Il ne concevait rien des cabales et n’entendait rien aux jeux de mots. »

Or, le Paris des Thermidoriens n’est que cela ! Et Napoléon se sent désarmé, impuissant, incapable de forcer la porte.

Alors cette nuit il s’abandonne, le temps d’une lettre à Joseph.

« Moi, très peu attaché à la vie, écrit-il, la voyant sans grande sollicitude, me trouvant constamment dans la situation d’âme où l’on se trouve la veille d’une bataille, convaincu par sentiment que, lorsque la mort se trouve au milieu pour tout terminer, s’inquiéter est folie. Tout me fait braver le sort et le destin. Et si cela continue, mon ami, je finirai par ne pas me détourner lorsque passe une voiture. Ma raison en est quelquefois étonnée, mais c’est la pente que le spectacle moral de ce pays et l’habitude des hasards ont produite en moi. »

 

La lettre cachetée, Napoléon se redresse, appelle Junot. Celui-ci reçoit des sommes d’argent de sa famille, les joue et donne ses gains à son général. Napoléon répartit les pièces et les billets. On s’en va au Palais-Royal.

Il a vingt-six ans, Junot vingt-quatre ans. Ils passent, le regard avide, au milieu des femmes. Leur corps et leur parfum, leurs yeux quand parfois ils croisent ceux de Napoléon font oublier en un instant le désespoir preque suicidaire. Le désir réveille le goût de vivre.

S’imposer à ce monde tel qu’il est, c’est d’abord conquérir, posséder une femme.

« Les femmes sont partout, écrit Napoléon à Joseph : aux spectacles, aux promenades, aux bibliothèques. Dans le cabinet du savant, vous voyez de très jolies personnes. Ici seulement de tous les lieux de la terre elles méritent de tenir le gouvernail ; aussi les hommes en sont-ils fous, ne pensent qu’à elles, et ne vivent-ils que par et pour elles. Une femme a besoin de six mois à Paris pour connaître ce qui lui est dû et quel est son empire. »

 

Il faut donc aller là où elles sont, ces femmes parées et puissantes, intelligentes, spirituelles et sensuelles.

Si l’on veut obtenir l’appui de Barras, roi de la République, il faut réussir à approcher Notre-Dame de Thermidor, Thérésa Tallien.

La voici dans le salon de sa Chaumière, décoré comme un temple grec. Napoléon est, de tous les invités, le plus pauvrement vêtu. Les muscadins portent des perruques blondes, cheveux de décapités, dit-on. Ils arborent d’extravagantes tenues vertes, jaunes, roses. Leurs vestes ont de longues basques avec lesquelles ils jouent. Pas un qui ne semble apercevoir ce général « noir », ce « chat botté » aux yeux perçants.

Napoléon s’avance, se fraie un passage parmi les officiers chamarrés, les Conventionnels aux grandes ceintures tricolores. Il salue Fréron qui, à Marseille, a fait une cour assidue, pressante à Pauline Bonaparte. Barras, ayant à son bras Thérésa Tallien, parcourt les salons comme un souverain, dans sa redingote militaire brodée d’or. Le vicomte Barras de Fox-Amphoux, élu du Var, a quitté jadis l’armée royale et rêve de grades élevés. Le 1er août 1795, il s’est fait nommer général de brigade !

C’est devant cette sorte de général qu’il faut s’incliner. Barras parade, exhibe Thérésa Tallien comme un joyau.

Elle est vêtue d’une simple robe de mousseline, très ample, tombant en longs et larges plis autour d’elle, modèle inspiré d’une tunique de statue grecque, drapée sur la poitrine, les manches retenues aux épaules par des boutons en camées antiques. Elle ne porte pas de gants. On devine ses seins, ses hanches.

Autour d’elle se pressent d’autres femmes tout aussi vêtues-dévêtues, parfumées, provocantes. Une créole lascive au regard insistant dévisage chacun des hommes comme si elle les invitait à oser. C’est la citoyenne Hamelin, et voici la citoyenne Krudener, Livonienne pâle et blonde. Voici Mme Récamier, et cette jeune femme brune qui sourit sans ouvrir les lèvres, c’est Joséphine de Beauharnais, veuve d’un général décapité sous la Terreur.

On dit qu’elle a connu Mme Tallien en prison, qu’elle a été avant celle-ci la maîtresse de Barras, qu’elle l’est encore de temps à autre.

À toutes on prête plusieurs amants, des vies dissolues, de la fortune.

Fasciné, Napoléon s’approche, déférent, de Thérésa Tallien. On semble le remarquer. Barras chuchote quelques mots. Peut-être évoque-t-il le siège de Toulon.

Napoléon s’enhardit. Ces femmes dénudées lui donnent de l’audace. En un instant, l’officier maigre et terne devient flamboyant, conquérant, impérieux. Il sollicite, se moque de lui-même, il n’a plus d’uniforme, regardez ! Mme Tallien ne peut-elle l’aider à obtenir le tissu auquel il a droit ? Peut-elle lui accorder cette grâce, elle la reine de Paris ?

Il a joué. Elle daigne le regarder. Elle est saisie par l’énergie qui émane de lui. La silhouette de l’officier est quelconque, ridicule, mais ses yeux retiennent l’attention.

Elle écoute, répond, magnanime, que l’ordonnateur Lefeuve, son obligé, accordera ce drap d’uniforme.

Barras s’est éloigné, souriant, l’air ennuyé.

La conversation s’engage. Napoléon saisit chaque phrase au bond et se donne l’occasion de briller. Tout à coup il est à l’aise, comme s’il avait appris depuis toujours à faire sa cour, comme si ce monde était le sien. Plein d’assurance, il saisit le poignet de Thérésa Tallien. Il pérore. Il sait lire l’avenir dans les lignes de la main. Un cercle de femmes se referme autour de lui. Il fait rire par les extravagances, par les allusions cachées sous ses prophéties. Il est corse, presque italien, n’est-ce pas ? Une civilisation qui sait prévoir l’avenir. Le général Hoche lui tend la main. Napoléon annonce que le général mourra dans son lit, « comme Alexandre ».

Il échange quelques mots avec Joséphine de Beauharnais, dont le regard cherche à évaluer ce petit homme maigre et nerveux, à l’esprit et à la parole si agiles qu’ils font oublier sa tenue misérable.

Elle est en quête d’homme.

Napoléon quitte la Chaumière de Thérésa Tallien d’un pas nerveux. Paris n’est que cela. Il lui semble que pour la première fois, en ce début septembre 1795, il a enfin réussi à établir des avant-postes sur le terrain qu’il faut conquérir. Il lui faut revoir Thérésa Tallien, approcher par elle Barras et Fréron, qui jusqu’à présent n’ont répondu à ses démarches que par des « billets » courtois et amicaux, des fins de non-recevoir.

Des voitures passent. Dans les encoignures des portes cochères, des corps de pauvres, endormis, sont entassés, leurs enfants emmaillotés dans des chiffons.

La nuit est encore douce.

Dans sa chambre, il se met à écrire à Joseph : « Tu ne dois avoir, quelque chose qui arrive, rien à craindre pour moi ; j’ai pour amis tous les gens de bien de quelque parti et opinion qu’ils soient… J’aurai demain trois chevaux, ce qui me permettra de courir un peu en cabriolet et de pouvoir faire toutes mes affaires. Je ne vois dans l’avenir que des sujets agréables, et en serait-il autrement qu’il faudrait encore vivre du présent : l’avenir est à mépriser pour l’homme qui a du courage. »

 

Dans les jours qui suivent, Napoléon est comme porté par cette certitude qu’enfin il s’est donné les moyens d’agir. Il écrit à Barras. Il s’assure que Pontécoulant appuie son projet d’obtenir un poste à Constantinople.

L’arrêté de nomination est prêt, assure Pontécoulant. L’indemnité de route est fixée. Napoléon sera le chef d’une véritable mission. Il échappera ainsi aux convulsions parisiennes qu’il pressent. Les royalistes en effet se mobilisent. Ils acceptent mal le projet de nouvelle Constitution, celle de l’an III, avec ses deux assemblées, le Conseil des Anciens et le Conseil des Cinq Cents. Mais le décret que prend la Convention le 28 août leur paraît un véritable coup d’État.

Les Conventionnels ont tout simplement décidé que les deux tiers des membres des futures assemblées seront choisis parmi eux… Manière d’éviter de voir aux élections prévues un triomphe royaliste et modéré. Les Barras et les Tallien, les Fouché et les Fréron ne veulent pas d’un retour de la monarchie.

Napoléon est trop marqué comme Jacobin, trop suspect pour espérer quoi que ce soit des monarchistes ou des Conventionnels.

Chaque jour il guette donc l’arrêté qui lui permettra de quitter la France avec une solde importante et une fonction prestigieuse.

Or, le 15 septembre 1795, le Comité de Salut Public prend l’arrêté suivant :

« Le Comité de Salut Public :

« Arrête que le général de brigade Bonaparte, ci-devant en réquisition près du Comité de Salut Public, est rayé de la liste des officiers généraux employés, attendu son refus de se rendre au poste qui lui a été assigné.

« La 9e Commission est chargée de l’exécution du présent arrêté.

« Le 29 Fructidor an III de la République

« Cambacérès, Berlier, Merlin, Boissy. »

 

Napoléon écarté, épuré.

La victoire, le talent, l’obstination, tous ces efforts déployés pour convaincre les Conventionnels, les Barras et les Fréron, et les femmes, ont donc été inutiles.

Il n’est qu’un général sans emploi, parmi tant d’autres ; soixante-quatorze suspects sont rayés comme lui des registres de l’armée active.

Il a vingt-six ans.

« Tu n’es rien, Napoléon ! »