22.

Napoléon regarde les bataillons de grenadiers s’engager d’un pas rapide sur la route étroite qui conduit au col de Cadibone. La pente est raide. La montagne domine la mer comme une barrière étroite et haute qui sépare la côte méditerranéenne du Piémont et, au-delà, de la Lombardie.

Il tire sur les rênes du cheval. Les montures des officiers d’état-major hennissent. En cette aube du 10 avril 1796, le vent souffle de la montagne, apporte les senteurs froides des forêts et des prairies et courbe les lauriers et les fleurs du bord de mer.

Ici, la paix. Passé le col, la guerre.

Les Autrichiens des généraux Beaulieu et Argenteau attendent tout près du col, à Montenotte et à Diego. Les Piémontais du général Colli sont un peu en retrait plus à l’ouest, à Millesimo, et plus haut encore dans les montagnes, à Mondovi.

Napoléon engage son cheval sur la route. Les officiers le suivent, les soldats piétinent puis se remettent en marche derrière l’état-major.

Napoléon ne baisse pas la tête vers les hommes, qui s’écartent, ouvrant leurs rangs pour qu’il passe.

Il faut savoir envoyer ces hommes-là par centaines, par milliers, à la mort. De leur acceptation du sacrifice dépend la réalisation de ses projets.

Toute la nuit, à Albenga, il s’est laissé porter par l’imagination.

Il a vu les Autrichiens refoulés vers la Lombardie, les Piémontais battus, contraints de demander la paix. Pour cela, il faut frapper entre eux, les diviser, les battre séparément et, une fois le Piémont à genoux, poursuivre les Autrichiens vers la vallée du Pô, vers Lodi, vers Milan.

Tout dépend de ces hommes-là qui avancent sur les bas-côtés de la route et doivent accepter la mort. Ils doivent marcher nuit et jour pour aller plus vite d’un point à un autre, surprendre l’ennemi là où il ne les attend pas. Être toujours plus nombreux là où l’on attaque.

Alors, qu’importe qu’il y ait soixante-dix mille Autrichiens et Piémontais, si les soldats de l’armée d’Italie déferlent et submergent des unités plus faibles au moment de l’attaque !

Napoléon presse son cheval.

Il fait un signe aux officiers et aux sous-officiers qui marchent près de leurs hommes. Il faut hâter le pas.

Au moment où il s’éloigne, il entend les ordres lancés d’avoir à accélérer la cadence.

Marcher pour mourir, marcher pour tuer.

Commander, c’est savoir où l’on va faire mourir des hommes, où l’on va tuer des hommes.

Commander, c’est savoir mourir. Savoir ordonner le sacrifice. Et, pour cela, il faut que la pensée soit tendue comme un arc et que les mots jaillissent comme des flèches.

 

On se bat au sud de Montenotte. Qui ? Le chef de brigade Rampon, qui résiste aux assauts des Autrichiens d’Argenteau.

Napoléon sort de sa tente. Le champ de bataille est couvert de fumée. C’est le moment du choix. Le général Masséna doit tourner l’Autrichien, le général Laharpe attaquer de front. Les aides de camp s’élancent.

Savoir attendre.

Le 12 avril, à Montenotte, les Autrichiens sont battus. Le 13, ils le sont encore à Millesimo et à Diego.

Napoléon est assis sur une caisse recouverte d’un tapis rouge sombre : deux mille six cents prisonniers, peut-être huit mille morts chez les Autrichiens, et un millier d’hommes chez nous.

Rampon s’avance, couvert de sang et de boue. La guerre, c’est oublier les morts et féliciter les vivants.

Napoléon donne l’accolade à Rampon, et l’élève au grade de général de brigade.

Puis, tout en marchant, les mains derrière le dos, il écoute les rapports. Des unités se sont débandées pour chercher à manger et à boire. Masséna a dû rallier ces hommes dont beaucoup fuyaient les combats autour de Diego.

Des pillages ont eu lieu.

Comment se battre, comment mourir et tuer si la discipline cède ? Napoléon appelle Berthier, dicte.

« Le général en chef voit avec horreur le pillage affreux auquel se livrent des hommes pervers qui n’arrivent à leur corps qu’après la bataille… Faire fusiller sur-le-champ les officiers ou les soldats qui, par leur exemple, exciteraient les autres au pillage et détruiraient par là la discipline, mettraient le désordre dans l’armée et compromettraient son salut et sa gloire… »

Il précise encore : « On arrachera l’uniforme de ces hommes, ils seront flétris dans l’opinion de leurs concitoyens comme des lâches… »

Puis il se penche sur les cartes, trace des flèches d’un geste précis. Trois victoires en quatre jours. L’absence de joie en lui l’étonne. La défaite serait insupportable, mais le succès ne grise pas. Parce qu’il y a toujours un autre combat. L’action ne prend fin qu’avec la vie.

— Au tour des Piémontais de Colli, dit Napoléon.

Il ne dort plus, ou seulement quelques minutes, se réveillant dispos, plus pâle cependant, la phrase plus brève encore, les idées comme affûtées par la nuit.

Le 21 avril, Colli est battu à Mondovi, mais une fois encore la joie se dérobe.

Des troupes se sont à nouveau débandées pour piller. Il faut sévir. Fusiller, dégrader. Si la poigne de fer de la discipline ne serre pas les hommes ensemble comme un faisceau, comment accepteraient-ils de marcher à la mort ?

Il se promène dans le camp. Tout à coup, des soldats et des officiers crient : « Vive le général Bonaparte ! » Des envoyés du général Colli se sont présentés pour lui demander un armistice.

À moi.

Petite flamme de joie.

 

Le 25 avril, les envoyés du roi du Piémont-Sardaigne, Victor-Amédée, se présentent devant Napoléon à Cherasco.

Ils sont dignes et respectueux, Napoléon fait asseoir les nobles piémontais, La Tour et Costa de Beauregard, en face de lui. Les aides de camp sont debout, entourant leur général en chef.

Napoléon parle.

Les Piémontais doivent livrer trois places fortes, Coni, Tortone et Valenza. Ils doivent fournir à l’armée française tous les approvisionnements nécessaires. Les conditions de paix seront discutées à Paris, car, dit-il, il n’est, encore, que le général en chef de l’armée de la République française. Les deux nobles piémontais s’inclinent, mais commencent à discuter les propositions que Napoléon leur a faites.

— Messieurs, dit-il en desserrant à peine les lèvres, je vous préviens que l’attaque générale est ordonnée pour deux heures et que cette attaque ne sera pas différée d’un moment.

Puis il croise les bras et attend. Il est fort de la puissance des armes, de sa résolution et de la peur qu’elles inspirent.

Le 26 avril, avant le lever du jour, les Piémontais signent l’armistice. Il entend les cris des soldats : « Vive le général Bonaparte ! »

Comme il est simple d’imposer sa loi aux hommes quand on est un général vainqueur.

 

L’aube est silencieuse. Il sort de la maison où l’état-major est installé, suivi de quelques officiers.

Les rues de Cherasco sont encombrées de voitures et de charrettes remplies de foin frais sur lequel reposent des blessés. Certains geignent, leurs moignons ensanglantés. Des soldats sont affalés à même les pavés, le dos appuyé contre les façades.

Arrivé au bout d’une rue, Napoléon s’avance sur un promontoire qui domine le paysage. Les collines et le confluent du Tanaro et de la Stura sont recouverts d’une brume bleutée. Dans un champ, des morts sont alignés. Des hommes courbés vont parmi eux comme des charognards, et, quand ils se redressent, ils portent une brassée de sabres et de sacoches remplies de munitions. Ce qui est accompli, ce qui est mort n’existe plus. Seul compte ce qui reste à faire.

Il remonte d’un pas vif vers le siège de l’état-major. Les mots se pressent dans sa tête. Il y a eu les morts, les blessés, les fuyards, les maraudeurs, les lâches, les bataillons qui cédaient à la panique, les pillards qu’on a fusillés. Il y a eu toute cette réalité sanglante et boueuse.

Il s’arrête un instant devant une charrette où trois hommes blessés entassés les uns sur les autres agonisent. Ont-ils été des lâches, abattus dans le dos ? Des voleurs, surpris par un officier et condamnés, ou des héros ? Qui le sait ?

Il entre dans la maison.

Il commence à dicter à Berthier la proclamation que les officiers devront lire sur le front des troupes et qui sera imprimée, distribuée à tous.

Elle deviendra la vérité de ces jours de bataille. Il n’y aura plus d’autre réalité que celle-là :

« Soldats ! Vous avez en quinze jours remporté six victoires, pris vingt et un drapeaux, cinquante-cinq pièces de canon, plusieurs places fortes, conquis la plus riche partie du Piémont… Dénués de tout, vous avez suppléé à tout ; vous avez gagné des batailles sans canons, passé des rivières sans pont, fait des marches forcées sans souliers, bivouaqué sans eau-de-vie et souvent sans pain. Les phalanges républicaines, les soldats de la liberté étaient seuls capables de souffrir ce que vous avez souffert. Grâces vous en soient rendues, soldats ! Mais, soldats, vous n’avez rien fait, puisqu’il vous reste encore à faire. »

Puis il se penche sur la table où sont toujours déployées les cartes. Il suit du doigt ces lignes qui se dessinent dans son esprit, et, il le sait, qu’il est seul à concevoir, à imaginer. Les Autrichiens de Beaulieu sont là au bout de ses doigts.

— Demain…, commence-t-il.

Il s’arrête, d’un signe indique à Berthier qu’il doit prendre note pour le Directoire.

— Demain, je marche contre Beaulieu, je l’oblige à repasser le Pô, je passe le fleuve immédiatement après, je m’empare de toute la Lombardie et, avant un mois, j’espère être sur les montagnes du Tyrol, y trouver l’armée du Rhin et porter de concert la guerre dans la Bavière.

Tout reste à faire.