10.

Il est trois heures et demie de l’après-midi, ce 8 février 1791. Napoléon marche d’un bon pas sur la route de Lyon.

Au loin, sous un ciel bas qui annonce la neige, il distingue le clocher de Saint-Vallier-du-Rhône. À quelques centaines de mètres seulement, il aperçoit les premières maisons, des cabanes plutôt, d’un petit village.

Il fait froid mais, comme souvent avant la chute des flocons, une douceur humide imprègne l’atmosphère.

De temps à autre, Napoléon se retourne. Son jeune frère Louis s’est laissé distancer à dessein. Il n’a que treize ans. Il eût aimé rester à Valence, attendre le départ de la diligence.

« Nous allons marcher jusqu’au village de Serve », a dit Napoléon après avoir consulté le cocher. La diligence s’arrêtera lorsqu’elle passera.

Voici Serve. L’obscurité tombe tout à coup. Un paysan lui ouvre sa porte. Il salue l’officier et le jeune garçon, les accueille. Ils attendront là la diligence qui traversera la village au début de la nuit, avant d’atteindre Saint-Vallier-du-Rhône et d’y faire étape.

Napoléon s’installe, offre une pièce. Sa pensée a besoin de s’exprimer. Il dialogue longuement avec le paysan. Louis somnole. Puis on lui apporte la chandelle. Il sort de sa sacoche le nécessaire d’écriture. Il commence une lettre à son oncle Fesch.

« Je suis dans la cabane d’un pauvre d’où je me plais à t’écrire. Il est quatre heures du soir, le temps est frais quoique doux. Je me suis amusé à marcher… J’ai trouvé partout des paysans très fermes sur leurs étriers, surtout en Dauphiné. Ils sont tous disposés à périr pour le maintien de la Constitution.

« J’ai vu à Valence un peuple résolu, des soldats patriotes et des officiers aristocrates… Les femmes sont partout royalistes. Ce n’est pas étonnant. La liberté est une femme plus jolie qui les éclipse. »

Il s’interrompt. Louis s’est endormi. Il pense à la situation en Corse. Les hommes qu’il a rencontrés à Valence lui ont paru moins compétents que ceux d’Ajaccio.

« Il ne faut pas tant plaindre notre département », écrit-il. Mais pour attirer l’attention sur l’île « il faudrait que la société patriotique d’Ajaccio fît présent d’un habillement corse complet à Mirabeau, c’est-à-dire d’une barrette, veste, culotte et caleçon, cartouchière, stylet, pistolet et fusil, cela ferait un bon effet ».

Napoléon suspend son écriture. Ce bruit de roues et de sabots qui s’amplifie, c’est la diligence. Il réveille Louis, trace une dernière phrase. « Je vous embrasse, mon cher Fesch, la voiture passe. Je vais la joindre. Nous coucherons à Saint-Vallier. »

 

Dans la diligence, il retrouve les voyageurs quittés à Valence.

Les conversations reprennent. Napoléon défend la Constituante. Il dénonce les partisans de l’Ancien Régime, « qui ne reviendra pas », martèle-t-il.

« La bonne société est aux trois quarts aristocrate, ajoute-t-il, c’est-à-dire qu’ils se couvrent du masque des partisans de la Constitution anglaise. »

Il convient que lui-même n’est en rien un soutien du modérantisme.

À l’auberge de Saint-Vallier, la conversation se poursuit sur l’état de la nation. Napoléon répète ce mot. D’autres parlent du royaume. Depuis la prise de la Bastille et la réunion de l’Assemblée, argumente-t-il, c’est par Nation qu’il faut nommer la France.

Dans la chambre, plus tard, alors que Louis dort, Napoléon écrit encore. Les préoccupations politiques se sont effacées. Il se lève, ouvre la fenêtre, revient à sa table. « Le lierre s’embrasse au premier arbre qu’il rencontre, écrit-il, c’est en peu de mots l’histoire de l’amour. »

Il neige. Il veut avoir froid pour éteindre ces sentiments et ces désirs qui le troublent. Il aura bientôt vingt-deux ans.

« Qu’est-ce donc que l’amour ? écrit-il encore. Observez ce jeune homme à l’âge de treize ans : il aime son ami comme son amante à vingt. L’égoïsme naît après. À quarante ans, l’homme aime sa fortune, à soixante, lui seul. Qu’est-ce donc que l’amour ? Le sentiment de sa faiblesse dont l’homme solitaire ou isolé ne tarde pas à se pénétrer… »

Quelques pas encore à nouveau, Napoléon ouvre et ferme la fenêtre. Le silence de la neige couvre la ville et la campagne.

Napoléon écrit une dernière phrase.

« Si tu as du sentiment, tu sentiras la terre s’entrouvrir. »

 

Deux jours plus tard, il est à Auxonne. Il montre à Louis les casernes du régiment de La Fère, où il doit se présenter au colonel M. de Lance, et le Pavillon de la ville, où ils habiteront. Il installera son frère dans un cabinet de domestique attenant à la chambre où lui-même logera.

Sur la place de l’église, alors qu’il indique à Louis la boutique du libraire, des officiers les entourent. Ils saluent Napoléon avec froideur. Durant ses dix-sept mois de congé, le royaume et l’armée du roi ont été soumis à rude épreuve. On dit que Buonaparte, en Corse, a pris parti contre la garnison royale et MM. de Barrin et La Férandière. Pourquoi Buonaparte n’a-t-il pas agi comme M. Massoni, qui a choisi le camp du roi ?

Napoléon se défend, mais la tension monte au cours de ce premier affrontement avec des officiers « aristocrates ».

Lorsqu’il présente au colonel les certificats établis par le district d’Ajaccio, Napoléon est nerveux. Ces documents n’attestent pas seulement qu’il a voulu rejoindre son régiment dès le mois d’octobre, mais aussi qu’il a été « animé du patriotisme le plus pur par les preuves indubitables qu’il a données de son attachement à la Constitution depuis le principe de la Révolution ».

Le colonel se montre compréhensif, et soutient la demande de Napoléon d’un rappel de solde du 15 octobre au 1er février. Napoléon est rassuré, mais il attend avec impatience la décision ministérielle confirmant le versement de la somme. Il a besoin de ces deux cent trente-trois livres, six sols et huit deniers.

Ils sont deux désormais à vivre sur sa solde. Napoléon achète lui-même la viande et le lait, le pain, discute âprement le prix des denrées, des travaux de couture. Il brosse son uniforme. Il ne se plaint jamais auprès de ses camarades. Plus tard, il confiera pourtant : « Je me suis privé, pour l’éducation de mon frère, de tout et même du nécessaire. »

Mais il fréquente toujours la boutique du libraire. Il achète cahiers, livres et journaux.

Ces derniers sont attendus à Auxonne avec la même impatience qu’en Corse, et Napoléon fait la lecture publique des articles qui relatent les événements de Paris aux sous-officiers et aux soldats acquis aux idées révolutionnaires.

Mais la nuit, quand Louis dort, Napoléon continue de travailler avec une passion que les troubles politiques qu’il suit, commente, et auxquels il a été mêlé en France et en Corse, n’entament pas.

Il lit Machiavel, une histoire de la Sorbonne et une autre de la noblesse. Parfois, le lendemain, il montre à Louis les listes de mots qu’il a dressées pour compléter son vocabulaire. Il recopie les tournures de phrases, des expressions. Il veut posséder cette langue française qu’il écrit avec fièvre.

« Le sang méridional qui coule dans mes veines, note-t-il au bas d’une lettre à son ami Naudin, commissaire des Guerres à Auxonne, va avec la rapiditié du Rhône. Pardonnez donc si vous prenez de la peine à lire mon griffonnage. »

Il relit les oeuvres de Rousseau. Il note en marge de certains passages : « Je ne crois pas cela. » Parfois il raye d’un geste nerveux des mots qu’il a tracés. Il n’est plus un simple élève qui prend des notes. Il forge ses idées en toute liberté, mais la passion est toujours présente. « Les seigneurs sont le fléau du peuple », écrit-il. Et encore : « Le pape n’est que le chef ministériel de l’Église. L’infaillibilité appartient à l’Église légitimement assemblée et non au pape. »

Il lui arrive de travailler quinze à seize heures par jour. Et, sa tâche personnelle accomplie, il se tourne vers Louis.

« Je le fais étudier à force », dit-il.

La colère souvent le saisit. Il gifle son frère. Des voisins s’indignent. « Vilain marabout », lui crie-t-on. Mais quand Louis réussit un exercice de mathématiques ou de français, Napoléon se détend. Il sourit. Il flatte son jeune frère.

« Ce sera le meilleur d’entre nous », dit-il à Joseph. « Toutes les femmes de ce pays-ci en sont amoureuses », précise-t-il.

Il écoute avec ravissement le garçon de treize ans s’exprimer. Il le regarde s’avancer dans les salons, désinvolte et élégant. « Il a pris un petit ton français propre, leste, écrit-il encore à Joseph. Il entre dans une société, salue avec grâce, fait les questions d’usage avec un sérieux et une dignité de trente ans. »

Napoléon a pour son cadet une attention de tous les instants. Il se sent responsable, il lui enseigne tout ce qu’il sait. Et, satisfait, ajoute : « Aucun de nous n’aura eu une si jolie éducation. »

 

« Allons », dit Napoléon. C’est ainsi qu’on forme un jeune frère.

Il est trois heures trente du matin. Louis claque des dents. Il s’habille en hâte. Un morceau de pain, et en avant, par les chemins de campagne, dans la nuit glaciale, et parfois il vente.

Napoléon prend la direction de Dole. Là, au 17 de la rue de Besançon, habite l’imprimeur Joly. L’artisan a accepté d’imprimer la Lettre à Buttafoco. Cela vaut bien quatre lieues de marche aller, et autant au retour1. Et il faut parcourir ce trajet plusieurs jours de suite.

Un matin, Napoléon a revêtu l’habit sans-culotte, carmagnole et pantalon de toile blanche rayée. À l’imprimeur qui s’étonne, Napoléon répond de sa voix brève et saccadée qu’il est aux côtés de ceux qui défendent la liberté, que c’est là la seule cause.

Il ne s’attarde jamais à Dole. Il invite Louis à se remettre en route. Il faut être à Auxonne avant midi.

 

Le soleil s’est levé, Napoléon profite de cette marche pour faire à Louis une leçon de géographie et lui répéter que jamais on ne doit laisser le temps s’écouler, vide.

Alors qu’ils arrivent au bord de la Saône, non loin des casernes d’Auxonne, deux officiers du régiment de La Fère l’abordent.

Voilà donc ce lieutenant Bonaparte !

La discussion est vive. Les officiers lui reprochent d’avoir lu aux soldats des articles de journaux favorables aux décrets de l’Assemblée. Il a même déclamé l’adresse que le club patriotique d’Ajaccio a envoyée aux Constituants, précisant qu’elle avait été écrite par son frère aîné Joseph.

Le ton monte. Les deux officiers prétendent que tout noble est tenu d’émigrer, que c’est là la seule manière de rester fidèle au roi.

« Vive la nation ! » répond Napoléon. La patrie est au-dessus du roi.

Les deux officiers le bousculent, menacent de le précipiter dans la Saône. Il se défend. Et bientôt des soldats sortent des casernes. La discussion cesse.

Si Napoléon ne peut faire triompher les idées révolutionnaires dans le corps des officiers, les soldats et les sergents les approuvent. Et le maréchal du camp, le baron du Teil, nommé inspecteur général de l’artillerie en 1791, écrit que, si la troupe continue de faire bonne figure sous les armes, « les soldats et les sous-officiers ont contracté un air de scélératesse, un air d’insubordination qui se laisse percevoir dans tous les points ». Ils tournent la tête pour ne pas avoir à saluer les officiers, mais ils fraternisent avec les citoyens de la garde nationale et présentent les armes aux officiers de la milice.

 

Un soir, alors que Napoléon s’est rendu à une invitation à dîner, à Nuits, afin de saluer l’un de ses camarades, officier du régiment, qui vient de se marier, il devine dès qu’il entre dans le salon qu’il est tombé dans un piège. Toute la « gentilhommerie » des environs a été conviée au repas.

On ricane. C’est donc là ce lieutenant à la langue alerte qui défend les idées des brigands, favorise l’indiscipline des soldats ? On l’entoure. On l’interpelle. Que pense-t-il des actes d’insubordination ? Est-ce là un état d’esprit qui peut satisfaire un officier ?

Napoléon se défend. Il n’est pas « antimilitaire », dit-il. Il croit à la nécessité de la discipline et de l’ordre. Mais ceux-ci ne peuvent être respectés que si les officiers suivent eux-mêmes la loi, acceptent les principes nouveaux.

Le maire de Nuits survient, en habit cramoisi. Napoléon croit trouver un allié. Mais l’homme défend avec encore plus de vigueur le comportement des officiers qui songent à émigrer. Que peut-on attendre d’un régime, dit-il, qui ne sait pas maintenir l’ordre dans l’armée ?

L’algarade est si vive que la maîtresse de maison s’interpose, fait cesser la discussion.

 

Mais dès le lendemain, à Auxonne puis à Valence, où Napoléon est nommé lieutenant en premier et où il arrive en compagnie de son frère, le 16 juin 1791, les affrontements sont quotidiens.

Son nouveau régiment – le 4e d’artillerie, régiment de Grenoble – est aussi divisé que le régiment de La Fère, que Napoléon vient de quitter. La troupe est favorable aux idées nouvelles. Une partie des officiers songe à émigrer ou à démissionner par fidélité au roi.

Ne partez jamais, conseille à Napoléon, qui n’en a jamais eu l’intention, Mlle Bou. L’exil est toujours un malheur.

Car il a retrouvé sa logeuse et la chambre de la maison Bou.

Louis est l’objet de tous les soins de Mlle Bou. Elle le gâte, maternelle, elle le défend contre les colères de son frère, Napoléon l’exigeant.

Mais, à Valence, celui-ci a moins de temps à consacrer à Louis. Il se contente, chaque jour, de fixer le programme à étudier, puis il sort, se rend aux casernes, au cabinet de lecture de M. Aurel.

Partout on discute avec passion.

Au début du mois de juillet 1791, une nouvelle extraordinaire met en émoi toute la ville : Louis XVI et sa famille ont tenté, le 20 juin, de quitter la France, et ils ont été arrêtés à Varennes. L’armée du marquis de Bouillé les a attendus en vain pour les conduire à l’étranger.

« Le roi, s’écrie un camarade de Napoléon, est aux trois quarts mort. »

Les officiers qui l’entourent protestent. Napoléon l’approuve. Il est prêt à signer le nouveau serment de fidélité à la Constitution qu’on exige des officiers. Quelle Constitution ? interroge quelqu’un. Faut-il accorder un droit de veto au roi, et quel veto ? Suspensif ou absolu ? Et pourquoi ne pas juger le roi ?

Sur la place aux Clercs, Napoléon débat à n’en plus finir avec certains de ses camarades officiers. La plupart sont monarchistes. Napoléon le clame avec force, s’arrêtant de marcher, le menton levé : il est républicain décidé, partisan du Salut Public et non du bon plaisir d’un maître.

Il a lu les discours de tous les orateurs monarchistes. « Ils s’essoufflent en de vaines analyses, s’écrie-t-il. Ils divaguent dans des assertions qu’ils ne prouvent pas… Ils font de grands efforts pour soutenir une mauvaise cause… Une nation de vingt-cinq millions d’habitants peut parfaitement être une république… Penser le contraire est un “adage impolitique”. »

 

Napoléon exaspère.

Il parle avec vigueur. Il a réponse à tout.

Les passions sont si exacerbées que certains officiers se détournent quand ils le croisent.

À l’auberge des Trois Pigeons où Napoléon a repris ses habitudes, on refuse de s’asseoir près de cet « enragé démagogue » qui tient des propos « indignes d’un officier français élevé gratuitement à l’École militaire et comblé des bienfaits du roi ».

Napoléon entend. Il ne cherche pas l’incident. Il ne réagit même pas quand un officier, le lieutenant Du Prat, lance à la servante qui a placé son couvert près de celui de Napoléon : « Une fois pour toutes, ne me donnez jamais cet homme pour voisin. »

Mais, à quelques jours de là, Napoléon tient sa revanche.

Du Prat s’est avancé jusqu’à la fenêtre alors que des patriotes défilent. Il se met à chanter sur un ton provocant l’air des aristocrates, Ô Richard, ô mon roi.

Le cortège s’arrête, on se précipite pour écharper l’officier royaliste, et c’est Napoléon qui s’interpose, le protège et le sauve.

 

On connaît Napoléon. Il est membre de la Société des Amis de la Constitution en compagnie de quelques officiers, de soldats et de personnalités.

Napoléon a retrouvé, au sein du club révolutionnaire, le libraire Aurel. On se donne l’accolade. Napoléon monte à la tribune pour dénoncer la fuite du roi, l’attitude du marquis de Bouillé, « l’infamie » de cet officier. Il parle avec une éloquence nerveuse faite de courtes phrases scandées. On l’acclame. On le charge de la fonction de secrétaire. On le nomme bibliothécaire de la Société.

Le 3 juillet, on se réunit pour condamner le roi.

« Il faut qu’il soit jugé », déclare Napoléon. En quittant Paris, Loui XVI a trahi. Un soldat s’avance et crie au nom de ses camarades : « Nous avons des canons, des bras, des coeurs, nous les devons à la Constitution ! »

Le 14 juillet, toute la population de Valence, les troupes, les corps constitués, la garde nationale, l’évêque et son clergé se rassemblent au champ de l’Union.

Napoléon est en avant des soldats du 4e régiment. Son frère Louis est dans la foule en compagnie de Mlle Bou.

On chante le Ça ira. On prête serment, on crie : « Je le jure. » Puis l’évêque célèbre un Te Deum. Et tout le monde en cortège rentre à Valence.

Les plus ardents patriotes se réunissent dans la salle de la Société des Amis de la Constitution, où une table a été dressée pour un banquet.

Napoléon, à la fin du repas, se lève. On l’acclame. Il est l’un des officiers patriotes les plus connus de la ville. On lui fait confiance. Il a prêté le nouveau serment exigé des militaires. Il se dit républicain. Il pense qu’il faut juger le roi.

Il porte un toast, lève son verre à ses anciens camarades d’Auxonne et à ceux qui, dans la cité bourguignonne, défendent les droits du peuple.

« Vive la Nation ! » crie-t-il.

Le soir, il est si exalté qu’il ne peut s’endormir. Ce bouillonnement de toute une population, de tout un pays entraîné dans le tourbillon révolutionnaire, chaque jour apportant un fait nouveau, l’oblige à tout instant à faire un nouveau choix. Comment trouver le repos ?

Il écrit à son frère, à Naudin, son ami resté à Auxonne. L’écriture, comme il le dit en s’excusant, est un « griffonnage ».

« S’endormir la cervelle pleine de ces grandes choses publiques et le coeur ému par des personnes que l’on estime et que l’on a un regret sincère d’avoir quittées, c’est une volupté que les grands épicuriens seuls connaissent. »

Il ne peut cesser de questionner l’avenir.

« Aura-t-on la guerre ? » se demande-t-il en ce mois de juillet 1791. Il en doute. Les souverains d’Europe, par crainte de la contagion révolutionnaire, préféreront attendre que la France soit déchirée par la guerre civile.

Mais les rois se trompent. « Ce pays est plein de zèle et de feu », conclut Napoléon. Même le régiment est très sûr : « Les soldats, sergents et la moitié des officiers » sont favorables aux nouveaux principes.

S’endormir, une fois le papier plié, l’adresse écrite ?

Impossible.

 

Napoléon reprend ses cahiers.

Il a entrepris sa première oeuvre véritable.

L’Académie de Lyon offre un prix de douze cents livres à l’auteur du meilleur discours sur le sujet suivant : Quelles vérités et quels sentiments il importe le plus d’inculquer aux hommes pour leur bonheur. Napoléon a décidé aussitôt de concourir. Rousseau, jadis, n’a-t-il pas obtenu le même prix pour son Discours sur l’inégalité ?

Dans la nuit de Valence, Napoléon écrit donc.

L’homme est né pour le bonheur, dit-il. Mais « là où les rois sont souverains, il n’est point d’homme, il n’y a que l’esclave oppresseur plus vil que l’esclave opprimé ». Il faut donc résister à l’oppression. « Les Français l’ont fait. » Ils ont conquis la liberté « après vingt mois de lutte et de chocs les plus violents… Après des siècles, les Français, abrutis par les rois et leurs ministres, les nobles et leurs préjugés, les prêtres et leurs impostures, se sont tout à coup réveillés et ont tracé les droits de l’homme ».

Napoléon écrit comme pour une harangue révolutionnaire. Il prône la liberté et l’égalité.

Souvent, deux mots reviennent sous sa plume : force et énergie. « Sans force, sans énergie il n’est ni vertu ni bonheur », dit-il.

Il écrit comme on ordonne. Pas de sympathie pour les tyrans, mais pas de pitié pour ceux qui acceptent la tyrannie, pour les faibles.

« Tous les tyrans seront aux enfers, sans doute, mais leurs esclaves y seront aussi car, après le crime d’opprimer une nation, celui de le souffrir est le plus énorme. »

Sa main tremble à force d’écrire si rapidement.

Ce discours de Lyon – que l’Académie jugera « trop mal ordonné, trop disparate, trop décousu et trop mal écrit pour fixer l’attention » – est un miroir pour Napoléon. Il s’y regarde chaque nuit. Lorsqu’il exalte les « âmes ardentes comme le foyer de l’Etna », c’est de lui qu’il parle.

Et voici qu’il peint une silhouette « au teint pâle, aux yeux égarés, à la démarche précipitée, aux mouvements irréguliers, au rire sardonique ». Il la voit s’avancer. Il la désigne. Il la dénonce. C’est « l’ambition », une folie.

Il a vingt-deux ans.

Il aperçoit une seconde silhouette, tout aussi inquiétante. C’est « l’homme de génie. L’infortuné ! Je le plains. Il sera l’admiration et l’envie de ses semblables et le plus misérables de tous. L’équilibre est rompu : il vivra malheureux ».

Napoléon veut le bonheur. Et puis, n’est-ce pas le sujet du concours ?

Mais il conclut : « Les hommes de génie sont des météores destinés à brûler pour éclairer leurs siècles. »

 

C’est là le travail de la nuit.

Au matin, dans l’éclatante lumière qui incendie Valence, Napoléon sort de son rêve, organise son avenir.

Il écoute les officiers patriotes de son régiment. La plupart songent à se faire élire à la tête des bataillons de volontaires, un lieutenant peut devenir ainsi colonel.

Pourquoi pas moi ?

Mais Napoléon ne le pourrait qu’en Corse, dans sa patrie, en comptant sur l’appui du Globo Patriottico, le club d’Ajaccio. Joseph pourrait être un soutien précieux. Il est l’un des représentants de la ville, et il aspire à être élu député à l’Assemblée législative qui va succéder à la Constituante.

Il y a certes la froideur de Pascal Paoli.

Napoléon reprend la lettre que son héros lui a adressée. Napoléon avait sollicité de Paoli qu’il lui communiquât des documents pour écrire une Histoire de la Corse.

La réponse de Paoli a été aussi sèche que l’avis qu’il a donné sur la Lettre à Buttafoco que lui avait envoyée Napoléon.

« Je ne puis à présent ouvrir mes caisses et chercher mes écrits, répond-il à Napoléon. D’autre part, l’Histoire ne s’écrit pas dans les années de jeunesse. Permettez que je vous recommande de former le plan sous l’idée que vous a donnée l’abbé Raynal, et entre-temps vous pourrez vous appliquer à recueillir des anecdotes et les faits les plus saillants. »

Napoléon serre les dents. Il faut se convaincre que Paoli reste le héros qu’on doit suivre. On est si jeune encore, vingt-deux ans ! Il faut donc accepter ce ton méprisant, cette fin de non-recevoir. Et rentrer en Corse, puisqu’on est corse et que c’est là-bas qu’on a déjà acquis un peu de cette notoriété et de cette influence sur les hommes sans laquelle rien n’est possible.

Et pourtant, par tant de côtés désormais, on se sent citoyen de cette nation française qui s’est libérée de ses chaînes, on ne hait plus ce peuple. On admire au contraire avec étonnement les « paysans fermes sur leurs étriers » et tout ce pays « plein de zèle et de feu ».

Mais il faut rentrer, retrouver la Corse, la famille qui a besoin de soutien. Il faut suivre Paoli.

Décision de raison plus que d’enthousiasme.

 

Napoléon écrit donc une nouvelle demande de congé d’un semestre.

Elle est refusée par le colonel Campagnol, qui commande le 4e régiment d’artillerie. La situation ne permet pas au lieutenant en premier Napoléon Buonaparte d’obtenir un troisième congé, alors que le premier a duré vingt et un mois et le second dix-sept !

Napoléon ne s’avoue pas vaincu.

Un jour d’août, il prend la route pour se rendre au château de Pommier, dans l’Isère, la demeure familiale du maréchal de camp, le baron Du Teil, inspecteur général de l’artillerie.

L’officier n’est pas attaché aux idées nouvelles, mais il n’envisage pas d’émigrer. Et cependant on l’a déjà menacé comme « aristocrate ».

Quand, vers dix heures du soir, Napoléon frappe à sa porte, les domestiques tardent à ouvrir. Napoléon crie son nom plusieurs fois. On l’introduit enfin, et il se félicite aussitôt d’avoir fait le voyage.

Du Teil est heureux de le revoir. Il se souvient parfaitement de ce lieutenant en second qui l’avait étonné à Valence par son obstination au travail, ses qualités.

On parle métier. On déploie des cartes.

Durant plusieurs jours, Napoléon est l’hôte de Du Teil, qui ne résiste pas à la demande de Napoléon. Il accorde une permission de trois mois, avec appointements.

Au moment où il la signe, il regarde Napoléon avec bienveillance. « Vous avez de grands moyens, dit-il. Vous ferez parler de vous. »

Mais tout dépend des circonstances. C’est cela, la guerre.

 

Le 29 août, Napoléon est de retour à Valence, frémissant d’impatience.

Que Louis se prépare. Lui doit courir aux casernes, se faire payer par le quartier-maître trésorier, régler ses dettes, ses quotes-parts pour les banquets offerts par le régiment.

Le quartier-maître lui verse cent six livres, trois sols et deux deniers.

Rentré à la maison Bou, Napoléon houspille Louis. Mlle Bou s’interpose. Où est l’urgence ? Ils peuvent quitter Valence demain.

Demain ?

Qui sait de quoi sera fait demain ?

1- 1 lieue: environ 4 kilomètres.