7.

C’est le 1er janvier 1788.

Bonaparte s’assoit en face de sa mère dans la grande pièce au rez-de-chaussée de la maison familiale.

Il a débarqué à Ajaccio il y a moins de deux heures, et durant tout le trajet entre le port et la maison, sa mère a parlé d’une voix grave sans se lamenter, plutôt de la colère dans le ton, une sorte d’indignation sourde.

Maintenant, après avoir éloigné les frères et les soeurs de Napoléon, Louis, Pauline, Caroline, Jérôme, ces enfants dont le plus vieux, Louis, a à peine dix ans, et le plus jeune va seulement atteindre ses quatre années, elle reprend. Elle trace le tableau de sa vie depuis le départ de Napoléon à Paris.

Il l’écoute, le visage grave.

Il mesure, sans qu’un seul de ses traits bouge, l’écart qui sépare son premier retour en Corse, de celui-ci.

La traversée elle-même a été différente. Entre Marseille et Ajaccio, le vent fort et froid n’a pas cessé de soulever des vagues hautes et courtes qui ont heurté le navire à intervalles si rapprochés qu’on eût dit le roulement d’un tambour donnant l’alarme.

Napoléon est resté sur le pont, comme à son habitude. Et, dès l’entrée dans le port, il a aperçu sa mère, droite et noire.

Quand la passerelle a été jetée, il n’y a pas eu de cris de joie. Les frères et les soeurs se sont précipités vers le grand frère enfin revenu, mais Letizia Bonaparte les a rappelés.

Point de ces exclamations d’enthousiasme devant l’uniforme d’officier, mais des questions anxieuses. Que vous a-t-on promis, mon fils, dans les bureaux du Contrôle général ?

Il explique. Il dit son espoir de voir régler la question de la pépinière de mûriers. Mais il est vrai, doit-il reconnaître, qu’il n’a pas reçu de réponse à son mémoire détaillé. Il va donc rendre visite ici à l’intendant du royaume, M. de la Guillaumye, qui réside à Bastia.

Sa mère, tout en marchant, puis dans la grande pièce de la maison, lui expose ses difficultés. Elle vient d’ailleurs d’écrire à Joseph, le fils aîné, étudiant à Pise.

« Nous sommes sans servante », dit-elle. Elle a demandé à Joseph d’en trouver une, de revenir avec elle en Corse pour qu’elle « fasse notre petite cuisine, et qu’elle sache coudre et repasser, et qu’elle soit dévouée ».

Elle lève la main, la montre à Napoléon. « Depuis mon mal au doigt je ne suis plus en état de faire un point. »

Napoléon se tait. Il écoute. L’écart est si grand entre ce qu’on voudrait et ce qui est. Est-ce cela, la vie ?

Il se souvient de cette fille de Nantes possédée quelques minutes dans l’étreinte trop brève de la chambre d’hôtel de Cherbourg. Elle l’a laissé insatisfait, amer, mécontent et honteux de lui-même. Il s’est toujours senti « souillé par un seul regard » d’une de ces femmes dont il juge l’état « odieux ». Et cependant il a serré cette fille contre son corps, c’est avec elle qu’il a découvert ce qu’est le plaisir du sexe.

Plaisir ? Amour ? Est-ce donc cela ? Toujours un univers entre ce que l’on rêve et ce que l’on atteint ? Et la situation de la famille est-elle vouée à n’être que celle que sa mère décrit ?

Il l’écoute énumérer les dépenses. Les enfants sont en bas âge. Pauline n’a que huit ans, Caroline six. Il faut payer la pension de Lucien au petit séminaire d’Aix. Il faut subvenir aux besoins de Joseph, dont le séjour et les études à Pise coûtent cher. Les vingt-cinq louis de dettes qu’avait contractées Charles Bonaparte auprès du lieutenant-général du Rosel de Beaumanoir demeurent.

— Votre voyage à Paris…, continue-t-elle. Mais elle s’interrompt, ajoute seulement : « Vous savez l’état de la famille. » Elle a dit à Joseph, précise-t-elle, de « dépenser le moins possible ».

Voilà la réalité.

Elle est loin, cette ville, Paris, ce « centre des plaisirs ». L’expression vient à Bonaparte et il la murmure pour lui seul, comme un rêve et un reproche, cependant que sa mère lui indique les démarches qu’il devra accomplir auprès de M. de la Guillaumye, l’intendant. Il faut solliciter en faveur de Louis une place d’élève boursier du roi, dans l’une des écoles militaires. Il faut demander le paiement de quatre mille mûriers que Letizia Bonaparte a livrés, se conformant aux ordonnances de l’intendant. Il faut, il faut…

Est-ce cela, la vie ?

Mais, même si elle est ainsi, on ne s’y dérobe pas.

 

Napoléon écrit à Monsieur l’Intendant du Royaume.

Il va lui rendre visite plusieurs fois en sa résidence de Bastia.

Ces voyages au nord de l’île, ces longues chevauchées sont les moments heureux de son séjour.

Parfois, quand le chemin s’y prête, il lance son cheval au galop, mais le plus souvent il avance au pas, à flanc de montagne, découvrant de nouveaux panoramas, laissant son esprit errer, revenir à Paris, aux galeries du Palais-Royal, à cette rencontre avec, comme il l’a écrit – et il lui arrive souvent de relire ce passage rédigé dans les minutes qui ont suivi le départ de la fille –, « une personne du sexe ».

Il s’arrête.

Il s’efforce de chasser ces pensées qui l’humilient et le gênent. Alors il s’élance, imprudemment. Le cheval se cabre, refuse d’avancer.

Voici un berger ou un paysan. Napoléon descend, leur parle. Il aime ces rencontres. Il s’attarde. Il questionne. On lui fait confiance. On le conduit auprès d’un vieux soldat de Pascal Paoli, auquel il fait raconter ses combats. Il les notera à son retour à Ajaccio. Souvent, ces hommes ont écrit leurs souvenirs, conservé des documents imprimés clandestinement du temps de l’occupation génoise. Bonaparte les recueille, les lit, les classe. Il constitue ainsi les premières sources de cette Histoire de la Corse à laquelle il pense toujours. Mais lorsqu’il arrive à Bastia, qu’il fait antichambre en attendant que M. de la Guillaumye le reçoive, la réalité le heurte à nouveau. Malgré l’attention et l’honnêteté, l’amabilité de l’intendant, Bonaparte se sent dépendant.

Mais il lui faut accepter ce qu’il est aussi, un officier français dont la famille a besoin d’aide. Un jeune lieutenant qui aime son métier et ne peut ni ne veut rompre avec lui.

À chacun de ses voyages à Bastia, il rend visite aux officiers d’artillerie en garnison dans la ville. Il est de tradition qu’on invite un officier de passage. Il dîne avec plusieurs d’entre eux.

Ils sont plus âgés que lui, mais lorsque la discussion aborde, à son initiative, la question des « gouvernements, anciens et modernes », il constate l’ignorance des lieutenants et des capitaines.

Certains se lèvent, montrant leur ennui alors qu’il poursuit, incapable de contenir sa passion. On murmure, et il l’entend, qu’il est sentencieux, doctoral, arrogant, pédant, cuistre.

Bonaparte se laisse emporter, défend le droit des nations. On le pousse dans ses retranchements. Et la Corse ? C’est une nation, répond-il. On s’étonne. Comment un officier peut-il parler ainsi ?

— On ne connaît pas les Corses ! s’exclame Bonaparte, il s’en prend au gouverneur, dont on dit qu’il veut empêcher les Corses de réunir leurs États. Les officiers expriment leur stupeur devant cette liberté de ton, ce patriotisme corse.

— Est-ce que vous useriez de votre épée contre le représentant du roi ? demande l’un d’eux.

Bonaparte se tait, pâle.

 

Il rentrera le soir même à Ajaccio, malmenant son cheval, s’égarant, nerveux, rageur même.

Est-ce cela, vivre ?

Faudra-t-il toujours soumettre sa pensée, son désir, ses ambitions, à la médiocre réalité ?

Faudra-t-il se bâillonner pour ne pas crier ce que l’on ressent ?

Faudra-t-il s’entraver pour ne pas sortir du chemin ?

Il pique les flancs de son cheval, pour qu’il prenne le trot.

Tant pis, s’il y a le risque de l’abîme.

Il va.

 

Le 1er juin 1788, après avoir revu Joseph, qui rentre de Pise, Bonaparte, son congé achevé, rejoint son régiment de La Fère en garnison à Auxonne, depuis le mois de décembre 1787.

Il va avoir dix-neuf ans.