39.

C’est aujourd’hui, 19 Brumaire An VIII, 10 novembre 1799, le dernier acte.

Napoléon, depuis le salon, regarde le ciel gris. Il bruine. Le feu, dans la cheminée, a du mal à prendre. L’humidité imprègne la pièce.

Rue de la Victoire, il y a moins de personnes présentes qu’hier matin. On chuchote. Ceux qui sont là sont des hommes sûrs. Mais il faut cependant aller de l’un à l’autre, parce que certains ont déjà exprimé des craintes. Comment vont réagir les députés des deux assemblées ? Se laisseront-ils convaincre ? Hier, on l’a emporté par surprise. Ils ont eu la nuit pour se concerter.

Napoléon, d’un geste, écarte ces inquiétudes. Et cependant elles l’habitent. Une bataille interrompue, c’est une bataille à demi perdue et à demi gagnée. Rien n’est joué. Et cette journée qui commence lui déplaît.

Certes, il a veillé au dispositif militaire. Les troupes seront présentes tout au long de la route. Les soldats de Murat occuperont l’esplanade devant le château de Saint-Cloud, et cerneront ainsi la garde du Directoire, dont il faut se méfier. Mais rien n’a été prévu quant au déroulement de la journée. Lucien Bonaparte et Sieyès ont affirmé que les Anciens et les Cinq-Cents se résoudraient à accepter la nomination de trois consuls et le renvoi des assemblées pour quelques semaines. Est-ce sûr ?

Napoléon regrette de ne pas avoir la situation mieux en main. Il croit à la Fortune, mais il n’aime pas s’en remettre à l’improvisation, au hasard.

Cambacérès s’approche, le visage grave.

— On n’est fixé sur rien, dit le ministre de la Justice. Je ne sais trop comment cela finira.

Napoléon hausse les épaules. Il faut rassurer Cambacérès.

— Dans ces conseils, dit-il, il y a peu d’hommes. Je les ai vus, entendus hier toute la journée. Que de pauvretés, que de vils intérêts !

Il fait quelques pas. Il dit au général Lannes, blessé, de ne pas partir pour Saint-Cloud. Puis, au moment où il embrasse Joséphine, il murmure : « Cette journée n’est pas une journée de femmes. »

Il peut y avoir combat.

 

On part en voiture, avec pour escorte un détachement de cavalerie.

Napoléon reste silencieux, entend Bourrienne qui, près de lui, murmure à La Valette au moment où l’on traverse la place de la Concorde : « Nous coucherons demain au Luxembourg ou nous finirons ici. »

D’un mouvement du menton, Bourrienne indique l’emplacement de la place où se dressait la guillotine.

La route est encombrée de voitures souvent chargées de bagages, comme si ceux qui se rendent à Saint-Cloud avaient déjà envisagé leur fuite. Partout, aux abords du château, des bivouacs de soldats.

Au moment où il traverse l’esplanade, Napoléon aperçoit des groupes de députés des Cinq-Cents, leur robe blanche serrée d’une ceinture bleue et coiffés de leur toque rouge, se diriger vers le pavillon de l’Orangerie.

Il traverse l’esplanade. Des soldats crient : « Vive Bonaparte ! » D’un groupe de députés des Cinq-Cents, des voix s’élèvent : « Ah, le scélérat, ah, le gredin ! » Il ne tourne pas la tête.

Ce dernier acte de la pièce doit se conclure par sa victoire. Car, s’il est vaincu, il perd tout.

Il entre dans le cabinet qui lui a été réservé et qui est attenant aux salons. C’est une pièce meublée seulement de deux fauteuils, où sont déjà assis Sieyès et Roger Ducos, les deux futurs consuls. Il fait un froid humide. Les flammes dans la cheminée paraissent à chaque instant devoir s’éteindre.

Napoléon commence à marcher dans la pièce. Attendre, ne pas agir, s’en remettre à d’autres, de son destin, est insupportable.

Il n’est que treize heures trente.

La Valette, l’aide de camp, annonce que Lucien Bonaparte vient d’ouvrir la séance du Conseil des Cinq-Cents.

 

Attendre, donc. Napoléon se tourne vers Sieyès et Ducos. Ils bavardent. Peuvent-ils ainsi laisser leurs destins se dessiner sans intervenir ? Un aide de camp entre, Napoléon le saisit par l’épaule, l’attire loin des fauteuils. L’officier murmure, tourné vers Sieyès, que ce dernier a donné ordre à son cocher de laisser sa voiture attelée et de la cacher dans les bois, afin, si l’affaire tournait mal, de pouvoir fuir. Talleyrand, explique l’officier, est arrivé en compagnie du banquier Collot et s’est installé dans une maison proche du château.

Ils sont tous prudents, prêts à assurer leurs arrières. Lui joue toutes ses cartes.

L’aide de camp La Valette entre. Son visage exprime les préoccupations. Les Cinq-Cents, dit-il, sont en tumulte. Les députés ont crié : « Point de dictature ! À bas les dictateurs ! Vive la Constitution ! » Le président, Lucien Bonaparte, a dû accepter que les députés prêtent serment de fidélité à la Constitution de l’An III.

Sieyès sourit. Naturellement, il n’est pas mécontent des accusations portées contre Napoléon.

— Vous voyez ce qu’ils font, lui lance Napoléon.

Sieyès hausse les épaules. Ce serment de respecter toute la Constitution est en effet un peu exagéré. Mais…

Napoléon se détourne, s’emporte contre un chef de bataillon qui n’a pas exécuté ses ordres. « Il n’y a d’ordre ici que les miens ! crie-t-il. Qu’on arrête cet homme, qu’on le mette en prison. »

Il marche de long en large. Cette journée, il le sentait, serait incertaine. On pousse la porte. Que veulent ces généraux députés Jourdan et Augereau, qu’on dit de sympathie jacobine ?

Viennent-ils déjà rôder comme des charognards, parce qu’ils croient que je vais reculer devant l’opposition parlementaire ?

Ils proposent un compromis, une action de concert avec eux. Ils assurent que Bernadotte dispose d’hommes dans les faubourgs, qu’il peut déclencher un mouvement sans-culotte.

Si je n’agis pas, je perds.

Napoléon écarte Augereau.

— Le vin est tiré, dit-il. Il faut le boire. Tiens-toi tranquille.

Il quitte cette pièce où il étouffe. Il ne se laissera pas entraver par ces manoeuvres, ni enliser dans ces discours d’avocats.

Il entre dans la galerie d’Apollon. Les Anciens ont suspendu leur séance. Ils forment une masse compacte, rouge et bleu. Napoléon voudrait avancer, mais il ne peut accéder à l’estrade.

Il doit agir, c’est-à-dire parler.

— Représentants du peuple, commence-t-il, vous n’êtes point dans des circonstances ordinaires, vous êtes sur un volcan…

Les députés murmurent déjà. Il est mal à l’aise. Il n’aime pas se justifier.

 

Ces hommes-là, auxquels il dit : « Je vous le jure, la patrie n’a pas de plus zélé défenseur que moi ; je me dévoue tout entier pour faire exécuter vos ordres », qui sont-ils ? Qu’ont-ils fait pour qu’il soit ainsi contraint d’obtenir leur accord ?

— Et la Constitution ? hurle l’un d’eux.

Il se redresse.

— La Constitution ? Vous sied-il de l’invoquer ? Et peut-elle être encore une garantie pour le peuple français ? La Constitution ? Elle est invoquée par toutes les factions et elle a été violée par toutes ; elle est méprisée par toutes.

Il a rugi. Il reprend son souffle. L’un des députés qui lui est proche propose l’impression de son discours. Mais d’autres voix demandent des explications. Il doit encore parler des périls qui se lèvent en Vendée, des royalistes qui menacent Nantes, Saint-Brieuc, Le Mans.

Il martèle :

— Je ne suis d’aucune coterie, parce que je ne suis que du grand parti du peuple français.

Mais il sent que ses paroles ne portent pas. Ces hommes-là, drapés dans leur robe bleue, le front barré par leur toque rouge, le torse enveloppé dans leur manteau blanc, le ventre serré dans leur ceinture rouge, ne peuvent être convaincus.

Il se tourne vers l’entrée de la salle.

— Vous, grenadiers, dit-il, dont j’aperçois les bonnets, vous, braves soldats dont j’aperçois les baïonnettes…

Les députés se lèvent, menacent, grondent. Ce sont pourtant les Anciens, ceux qui lui sont le plus favorables !

Il les regarde. Ils sont hostiles. Il ne pourra jamais les séduire dès lors qu’ils sont cette meute rassemblée. Et il se laisse aller, les mots surgissent qu’il ne contrôle plus, qui balaient toute habileté, toute prudence.

— Si quelque orateur payé par l’étranger parlait de me mettre hors la loi, lance-t-il, que la foudre de la guerre l’écrase à l’instant, j’en appellerai à vous, braves soldats, mes braves compagnons d’armes…

Les députés hurlent.

— Souvenez-vous, crie-t-il, que je marche accompagné du dieu de la Victoire et du dieu de la Fortune…

Il entend Bourrienne qui murmure :

— Sortez, général, vous ne savez plus ce que vous dites.

Mais que dire d’autre à ces avocats-là qui ne veulent pas entendre !

— Je vous invite à prendre des mesures salutaires que l’urgence des dangers commande impérieusement, poursuit-il. Vous trouverez toujours mon bras pour faire exécuter vos résolutions.

 

Il traverse la galerie d’Apollon. Il marche d’un pas rapide. Il écarte ceux qui, comme Bourrienne, lui recommandent la prudence, lui déconseillent de se rendre devant l’assemblée des Cinq-Cents, où la majorité des députés lui est hostile. Ne comprennent-ils pas qu’il vaut mieux se battre mal que ne pas se battre ? Il est persuadé qu’il n’obtiendra rien de ces députés par la modération. Sieyès, près de lui, ne dit rien. Dans l’escalier qui conduit à l’Orangerie, l’écrivain Arnault, qui arrive de Paris, l’interpelle : il vient de quitter Fouché.

— Fouché vous répond de Paris, général, mais c’est à vous, dit-il, de répondre de Saint-Cloud. Il est d’avis qu’il faut brusquer les choses, si l’on veut vous enlacer dans des délais… Le citoyen Talleyrand estime aussi qu’il n’y a pas de temps à perdre.

On essaie pourtant de le retenir au moment où il va pénétrer dans la salle de l’Orangerie où siègent les Cinq-Cents.

Il se dégage. Il faut trancher ce noeud. Escorté de grenadiers, il fend la cohue qui encombre le couloir et pousse la porte, avance seul.

Devant lui, ces hommes en toques rouges. Des cris, des hurlements. Les visages de la haine.

— Hors la loi le dictateur ! À bas le dictateur ! crie-t-on.

Un député, qui dépasse de la tête tous les autres, se rue en avant, frappe violemment l’épaule de Napoléon.

— Général, est-ce donc pour cela que tu as vaincu ? demande-t-il.

Il y a quelques cris de « Vive Bonaparte ! », vite recouverts par les hurlements. « Hors la loi, hors la loi », répète-t-on.

Un instant il a un voile devant les yeux. Il étouffe dans la bousculade. Il voit des députés brandir des poignards. Il griffe ses dartres, ses boutons sur son visage. Le sang coule sur ses joues. Il se sent soulevé, porté.

 

Il est dans le salon, Sieyès est en face de lui, calme.

— Ils veulent me mettre hors la loi, eux, dit-il.

— Ce sont eux qui s’y sont mis, répond Sieyès. Il faut faire donner la troupe.

Napoléon, en quelques secondes, retrouve son calme. Il ne voulait pas d’un coup de force militaire. Il n’en veut pas encore. Mais il ne peut pas perdre.

On entend des cris provenant de l’Orangerie.

On pousse les portes du salon. On assure que les Cinq-Cents ont décrété la mise hors la loi du général.

Il ne peut pas perdre. Il dégaine son épée, crie, depuis la fenêtre : « Aux armes ! Aux armes ! »

Puis se précipite, suivi de ses aides de camp, dans la cour, monte à cheval. Lucien apparaît, tête nue. Il réclame un cheval.

Sieyès lance :

— Ils nous mettent hors la loi ! Eh bien, général, contentez-vous de les mettre hors la salle !

Lucien, debout sur les étriers, crie :

— Un tambour, un roulement de tambour !

Le tambour bat. Puis c’est le silence.

— Français, le président du Conseil des Cinq-Cents vous déclare que l’immense majorité de ce conseil est, en ce moment, sous la terreur de quelques représentants à stylets… Ces odieux brigands, sans doute à la solde de l’Angleterre… ont osé parler de mettre hors la loi le général chargé de l’exécution du décret du Conseil des Anciens… Ce petit nombre de furieux se sont mis eux-mêmes hors la loi… Ces proscripteurs ne sont plus les représentants du peuple, mais les représentants du poignard… !

Les acclamations emplissent l’esplanade et la cour.

Napoléon a du mal à rester en selle. Son cheval piaffe, fait des écarts.

Napoléon sait que c’est l’instant crucial de cette journée. Et il est sûr qu’il va l’emporter. Il le doit.

— Soldats, crie-t-il, je vous ai menés à la victoire, puis-je compter sur vous ?

Des hommes lèvent leur fusil et leur épée, répondent oui.

Cette rumeur enfle, porte Napoléon.

— Des agitateurs cherchent à soulever contre moi le Conseil des Cinq-Cents. Eh bien, je vais les mettre à la raison ! Puis-je compter sur vous ?

On crie : « Vive Bonaparte ! »

— J’ai voulu leur parler, reprend Napoléon, ils m’ont répondu par des poignards…

Il a gagné. Il suffit de quelques mots encore.

— Depuis assez longtemps, la patrie est tourmentée, lance-t-il, pillée, saccagée, depuis assez longtemps ses défenseurs sont avilis, immolés. Ces braves que j’ai habillés, payés, entretenus au prix de nos victoires, dans quel état je les retrouve…

— Vive Bonaparte !

— Trois fois j’ai ouvert les portes de la République, et trois fois on les a refermées.

— Vive Bonaparte !

— Oui, suivez-moi, je suis le dieu du jour !

Les acclamations reprennent. Il entend Lucien qui lui crie :

— Mais taisez-vous donc, vous croyez parler à des Mamelouks ?

Lucien a raison : il ne faut plus parler.

Napoléon se penche, donne un ordre au général Leclerc. Les grenadiers s’ébranlent. Les tambours battent la charge, se dirigent vers l’Orangerie. On voit des députés du Conseil des Cinq-Cents enjamber les fenêtres, laissant tomber leur toque rouge, se débarrassant de leur toge blanche, s’enfuyant dans le parc. Et l’on entend Murat crier : « Foutez-moi tout ce monde-là dehors ! »

Il fait nuit. Il est dix-huit heures.

 

Il suffit d’attendre dans le salon. L’aide de camp Lavalette apporte la nouvelle que les Anciens ont voté le décret remplaçant le Directoire par une commission exécutive de trois membres. Mais il faut le vote des Cinq-Cents.

Les soldats s’en vont à Saint-Cloud, dans les guinguettes, les jardins, les cafés, retrouver les députés qui se sont enfuis, afin de les ramener à l’Orangerie, pour qu’ils votent à leur tour.

Napoléon va et vient dans le salon. Le château, maintenant, est silencieux. On entend le piétinement des soldats qui commencent à quitter Saint-Cloud.

Lucien, vers minuit, entre dans le salon, rayonnant.

Il lit le décret : « Le corps législatif crée une commission consulaire exécutive composée des citoyens Sieyès, Roger Ducos, ex-directeurs, et de Bonaparte, général, qui porteront le nom de consuls de la République. »

Puis Napoléon prend place dans le cortège qui conduit les consuls jusqu’à la salle de réunion où ils vont prêter serment de fidélité « à la Souveraineté du Peuple, à la République française une et indivisible, à l’Égalité, à la Liberté et au Système représentatif ».

Napoléon prononce ces mots le dernier.

Il est consul à l’aube de ce 11 novembre 1799.

 

Dans la voiture qui, à cinq heures du matin, le reconduit à Paris, il se tait. Il devine que, dans l’obscurité, Bourrienne, assis près de lui, le regarde.

Mais Napoléon, les yeux fermés, ne tourne pas la tête.

La voiture longe des soldats qui se rangent sur le bas-côté de la route. Ils sont gais. Ils chantent :

Ah ça ira, ça ira

Les aristocrates à la Lanterne.

Napoléon sait bien que, quoi qu’il fasse, il est le fils de la Révolution. Mais elle est finie, comme l’aube.

Il ouvre les yeux. La voiture entre dans Paris. Les rues sont désertes, silencieuses. Le bruit des roues sur les pavés et des sabots des chevaux de la petite escorte résonne entre les façades aux volets clos.

Il éprouve un sentiment jusqu’alors inconnu de puissance sereine. Après tous ces mois d’Égypte, avec leurs incertitudes, les revers, après ces heures où il a vu briller à Saint-Cloud les poignards de la haine, où, à chaque instant, il a pu tout perdre, il lui semble qu’enfin il a franchi les derniers obstacles. Devant lui s’étend l’horizon, sa vie. Tout maintenant sera grand. Il le sent. Il le veut.

Oui, la Révolution est finie.

Il est celui qui ferme un temps et ouvre une autre époque.

Enfin, enfin ! Le jour se lève ! À moi l’avenir !