C’était le 4 avril 1805, peu après l’aube.

Lui, Napoléon Bonaparte, Empereur des Français, se tenait dressé sur les étriers, tirant sur les rênes de son cheval arabe qui piaffait.

Caulaincourt, le Grand Écuyer et aide de camp, et les officiers de la suite impériale demeuraient à distance. Les chevaux piétinaient, se heurtaient, faisant s’entrechoquer les sabres.

L’Empereur était en avant, seul.

Il regardait ces bâtiments en ruine qui surgissaient du brouillard. Il reconnaissait l’allée de tilleuls et, au bout, le couvent de la Minimière.

C’était tout ce qui restait de l’école militaire de Brienne, où il avait vécu cinq années alors qu’il n’était que cet enfant de dix ans qu’on moquait parce qu’il portait un nom bizarre, celui d’un étranger, Napoleone Buonaparte, aux sonorités qui paraissaient ridicules, et on chantonnait pour le provoquer : « Napoleone Buonaparte, Paille-au-Nez ».

Vingt années seulement avaient passé, et il avait, le 2 décembre 1804, à Notre-Dame, pris des mains du pape Pie VII la couronne d’empereur afin de se couronner lui-même.

Il était Napoléon Bonaparte, Empereur des Français. Il n’avait que trente-six ans.

 

Il était arrivé de Paris la veille, parce qu’il voulait revoir ces lieux, cette école militaire dont il ignorait qu’elle n’était plus qu’un amas de décombres qui témoignait du tumulte de ces vingt années. Elle avait été supprimée en 1793, vendue comme bien national, convertie en fabrique de caissons et, après le transfert des ateliers, cédée à vil prix, démolie en 1799, utilisée comme source de matériaux.

Et il avait vécu là cinq années, les plus dures de sa vie, seul dans ce pays où, en effet, il était un étranger.

Mais il était devenu Napoléon Bonaparte, Empereur des Français, et seulement vingt années s’étaient écoulées.

 

À Paris, le 30 mars 1805, le pape Pie VII était venu le saluer avant de repartir pour l’Italie. Et Napoléon lui avait indiqué que lui-même quittait Paris pour Milan afin de s’y faire couronner roi d’Italie, dans la cathédrale, par le cardinal Caprara. Et Pie VII, une fois encore, avait courbé la tête devant l’Empereur – et bientôt roi.

Napoléon était sorti de Paris le 31 mars, se dirigeant vers Troyes.

Il avait accepté, comme un pèlerinage sur les lieux de cette enfance solitaire, de ces années d’études à l’école militaire, de séjourner une nuit au château de Brienne, qui dominait le village.

Tout au long du trajet entre Paris et Brienne, ç’avait été une haie de vivats. Il s’était penché à la portière de sa voiture. À l’entrée des villes et des villages, il avait enfourché son cheval arabe et il avait caracolé, droit, répondant aux saluts.

Lorsqu’il avait pénétré dans Brienne, le 3 avril 1805, à la fin de la matinée, il avait retenu son cheval. La foule des paysans du voisinage avait envahi les rues. Napoléon avait reconnu la rampe qui conduisait à l’esplanade sur laquelle, au milieu de vastes jardins, s’élevait le château.

Mme de Brienne était sur le perron, le saluant avec déférence, lui présentant l’appartement qui avait été préparé pour lui et où, murmurait-elle, avait jadis séjourné le duc d’Orléans.

Napoléon s’était avancé, avait ouvert la croisée, regardé cette campagne champenoise, ce paysage qu’il avait senti si hostile, si différent, si étranger lorsqu’il s’y était retrouvé seul, enfant de dix ans.

Durant ces cinq années passées à l’école militaire de Brienne, il avait cent fois entendu le récit des chasses et des fêtes que les de Brienne donnaient au château et dans les forêts qui leur appartenaient. Souvent, le bruit des musiques et celui des chevauchées envahissaient la cour de l’école.

Mais, en une seule occasion, Bonaparte, avec ses camarades, avait été convié à visiter le château.

C’était la Saint-Louis, le 25 août 1783. Mme de Brienne avait remarqué cet élève maigre au teint olivâtre, au nom si curieux, Napoleone Buonaparte, mais ce n’avait été l’attention que d’un instant.

Il s’était perdu parmi la centaine d’élèves de l’école, cette masse anonyme d’enfants en habit de drap bleu, leur veste à doublure blanche aux parements, revers et collet rouges, avec boutons blancs aux armes de l’école militaire.

Dans les jardins du château, Bonaparte avait parcouru les allées où se pressait toute la population des alentours, conviée par les châtelains à la fête du roi.

On avait dressé des estrades pour les saltimbanques, les chanteurs et les acteurs. On avait tendu des cordes pour les équilibristes. Et les marchands de coco et de pain d’épice fendaient la foule, proposant leurs friandises.

Bonaparte avait marché silencieux, les bras croisés derrière le dos.

C’était vingt-deux années auparavant.

Il était maintenant l’Empereur des Français, et Mme de Brienne l’invitait à passer à table, puis au salon.

 

On se présentait à l’Empereur.

Un curé du voisinage, vêtu d’une redingote brune, s’approcha, s’inclina, prétendant avoir été l’un des professeurs de Bonaparte à l’école militaire, dirigée par les frères de l’ordre des Minimes.

— Qui êtes-vous ? lui demanda l’Empereur, comme s’il n’avait pas entendu.

Le curé répéta.

— La soutane, répliqua Napoléon, a été donnée aux prêtres pour qu’on les reconnaisse toujours de près ou de loin, et je ne reconnais pas un curé en redingote. Allez vous habiller.

Le curé s’éclipsa, revint confus, humble.

— À présent, je vous reconnais, dit Napoléon, et je suis très content de vous voir.

Il était l’Empereur des Français.

Au dîner, il s’impatienta. Les convives se taisaient. Un maître d’hôtel, impressionné, renversa une saucière sur la nappe devant l’Empereur. Napoléon éclata de rire et l’atmosphère aussitôt se détendit.

On quitta la table dans le brouhaha des conversations, puis l’Empereur se retira.

Il dormit peu, et à l’aube il était dans la cour, montant son cheval arabe, quittant le château pour revoir cette école militaire dont il découvrit, quand le brouillard se dissipa, qu’elle était en ruine.

Il ne pouvait envisager de la faire reconstruire. Il y eût fallu des millions.

Le passé ne se relèverait pas.

Alors, soudain, de deux coups secs d’éperon, il piqua son cheval et prit, seul, après avoir traversé Brienne, la route de Bar-sur-Aube.

En quelques minutes, il disparut.

Le coursier, longtemps retenu, déroula sa course au triple galop, sautant les fossés, s’engageant dans les bois, martelant de ses sabots les chemins empierrés. Et l’Empereur, à chaque instant, changeait de direction, reconnaissant un paysage ici, un village là.

Seul, seul, l’Empereur court après ses souvenirs dans la campagne, imagine Caulaincourt et les officiers affolés, qui cherchent à le rejoindre.

Un coup de feu déchira le silence imprégné de brouillard.

Caulaincourt lançait un appel. Il fallait se remettre en route.

L’Empereur rentra, l’oeil fixé sur les tours du château de Brienne. Il avait galopé plus de trois heures. Il ne savait où, dit-il à ses officiers qui s’étonnaient.

Son cheval exténué était couvert de sueur, et du sang coulait de ses naseaux.

L’Empereur quitta Brienne ce 4 avril 1805 pour Milan, où l’attendait la couronne du roi d’Italie.

Alors que le château était encore en vue, il se pencha à la fenêtre de sa voiture et la fit arrêter. Le soleil enveloppait les tours, faisait briller les fourreaux des sabres, les parements des uniformes.

« Cette plaine, dit Napoléon, serait un beau champ de bataille. »