15.

La nuit tombe. Napoléon se tient les bras croisés sur le seuil de la maison qui va lui servir de cantonnement. Il regarde autour de lui ces soldats qui, nonchalants, vaquent à leurs occupations. Certains, sans armes, reviennent des vergers voisins. Ils portent des paniers de fruits. Il se tiennent par l’épaule. Ils ont les lèvres couvertes du suc des figues et du jus du raisin noir. D’autres, plus loin, font des feux de bivouac, jetant dans les flammes les portes et les fenêtres des bastides qu’ils ont pillées. Un groupe d’hommes dépenaillés, eux aussi sans armes, s’installe pour la nuit, enfonçant de la paille dans des tonneaux avant de s’y glisser.

Ça, une armée !

Napoléon voudrait prendre chacun de ces soldats par les revers de leur veste, les secouer, leur crier que ce n’est pas ainsi qu’on fait la guerre ! Il a la certitude de savoir comment il faut la conduire. Cela ne fait que quelques heures que Saliceti et Gasparin l’ont désigné au commandement de l’artillerie, mais peu importe, il sait. En lui, il n’y a pas un seul doute. Il sait. Et il faut qu’il sache, car c’est ici qu’il doit réussir.

Dans la maison qui se trouve en face, il entend des rires. Il distingue derrière les vitres les grands chandeliers posés sur la table. C’est là que loge le général Carteaux en compagnie de sa femme. Le général reçoit ses officiers à dîner.

Napoléon l’a vu dans la journée.

« Je suis un général sans-culotte », a dit Carteaux en regardant autour de lui avec assurance. Il a caressé sa large moustache noire, rejeté sa tête en arrière. Il a fière allure, avec sa redingote bleue, dorée sur toutes les coutures. En toisant Napoléon avec un mépris mêlé de suspicion, il a évoqué le capitaine Dommartin. « C’est une grande perte pour moi, a-t-il dit, que d’être privé de ses talents. »

Puis il a ajouté qu’il emportera tous les forts de Toulon tenus par ces Anglais, ces Espagnols, ces Napolitains, ces Siciliens, ces aristocrates, à l’arme blanche.

Napoléon l’a écouté en silence. Ce général est un ignorant. Et il a décliné son invitation à dîner.

Il a autre chose à faire : la guerre. Sa guerre.

Il ne va ni dîner, ni dormir.

Jusqu’à ce que Toulon soit tombé, rien d’autre ne compte que la guerre, rien.

Il interpelle un soldat qui ne sait pas où se trouve le parc d’artillerie. Napoléon découvre enfin les six canons qui le composent. Le sergent qui en est responsable ne dispose ni de munitions ni d’outils.

Ça, une artillerie !

Napoléon s’éloigne. Il faudra donc jouer avec ces cartes-là, une armée indisciplinée, une artillerie inexistante, un général incapable et soupçonneux, fier seulement d’avoir, le 10 août 1792, entraîné ses camarades gendarmes à rejoindre le peuple. La populace, murmure Napoléon.

Un général qui, depuis des années, se contente de peindre de petits tableaux !

Et c’est dans cette partie-là qu’on joue sa vie !

Mais c’est ainsi.

 

Il tombe une pluie fine que pousse un vent froid. Napoléon gravit le chemin qui conduit à l’un des sommets d’où l’on peut apercevoir la rade et les forts de Toulon. Il attend l’aube. Cette première nuit est celle de ses résolutions.

Quand le soleil se lève enfin, déchirant les derniers nuages bas, Napoléon est trempé jusqu’aux os. Alors il voit tous les forts qui dominent la rade et qu’occupent les Anglais et leurs alliés. Il distingue le fort La Malgue, la grosse tour et les forts de Balaguier et de Malbousquet, d’autres encore.

Et son regard s’arrête sur ce fort qui est planté dans sa mémoire. Ce fort de l’Éguillette commande l’étroit passage reliant la grande rade à la petite.

C’est la clé.

Napoléon est sûr de lui. C’est comme si plus rien n’existait en lui que cette certitude. Il faut conquérir ce fort, tout organiser en fonction de cette conquête. Les navires ennemis, sous le feu des canons de l’Éguillette, seront contraints de quitter les rades, et Toulon tombera.

Dans le soleil devenu chaud, Napoléon descend de la colline.

Le but est fixé, le calme s’est installé en lui. Il suffit maintenant de plier les hommes et les choses à ce but, de renverser tous les obstacles qui s’opposent à ce dessein. Il suffit d’écarter tous ceux qui ne le comprennent pas.

 

Il rencontre Saliceti et Gasparin, qui viennent à peine de se réveiller. Il marche à grands pas dans la pièce.

Il commence : « Toute opération doit être faite par un système, parce que le hasard ne fait rien réussir. » Puis il ajoute, se tournant vers la fenêtre, désignant d’un mouvement du menton la maison du général Carteaux : « C’est l’artillerie qui prend les places, l’infanterie y prête son aide. » En quelques phrases prononcées d’une voix calme, mais toute l’énergie d’un corps tendu semble porter les mots, il indique son plan.

Un siège de Toulon selon les règles est impossible. La ville attaquée de front, imprenable. Il faut chasser les navires alliés des rades, et pour cela les tenir sous le feu de l’artillerie qui les bombardera avec des boulets brûlants qui incendieront leurs voiles et leurs coques, feront exploser les soutes.

Et pour cela, Napoléon tend le bras, comme si on pouvait apercevoir ce fort, ce verrou de tout le dispositif, et pour cela il faut s’emparer de l’Éguillette.

— Prenez l’Éguillette, et avant huit jours vous entrerez à Toulon, conclut-il.

Sur le seuil, au moment de quitter la pièce, il lance :

— Faites votre métier, citoyens représentants, et laissez-moi faire le mien.

 

Il ne dort plus. Il mange à peine. Mais l’action nourrit, et la certitude d’avoir raison est une source d’énergie sans fin. La sensation qu’on peut changer les choses et les hommes est un ressort que chaque succès comprime davantage.

Il organise.

Il me faut chaque jour cinq mille sacs pour les remplir de terre. Il me faut un arsenal avec quatre-vingts forgerons. Il me faut des bois et des madriers. Il me faut des boeufs et des bêtes d’attelage.

Que Marseille, Nice, La Ciotat, Montpellier fournissent ce dont j’ai besoin.

Ici il faut élever une batterie, là une autre. Celle-ci sera la batterie de la Convention, et celle-là la batterie Sans-Culotte.

Napoléon se tient debout sur le parapet de l’une de ces batteries que le feu des canons du général anglais O’Hara a prises pour cibles. Les boulets tombent dru. Napoléon ne cille pas. « Gare, dit-il simplement, voilà une bombe qui arrive. »

Les hommes autour de lui hésitent à fuir, à se protéger. Un boulet siffle.

Je ne bouge pas. Rien ne peut m’atteindre. Je suis poussé en avant. Comment ma trajectoire pourrait-elle s’interrompre ? Si j’avance, je ne peux tomber.

Le souffle le jette à terre. Il se redresse.

— Qui sait écrire ? demande-t-il.

Un sergent se présente.

Cette batterie se nommera, dit Napoléon, « la batterie des Hommes Sans Peur ».

Le sergent écrit, puis un boulet s’écrase à quelques mètres, couvrant le papier de terre.

— Voilà qui m’évitera de sécher l’encre, dit le sergent.

— Ton nom ?

— Junot.

Napoléon regarde longuement ce jeune sergent.

Sentir qu’on oblige les hommes à se dépasser. Les convaincre. Les séduire. Les entraîner. Les contraindre.

À chaque instant, Napoléon découvre ce plaisir intense, brûlant. Et pour cela ne pas se baisser quand arrive un boulet, dormir dans son manteau à même le sol au milieu de ses soldats, charger à la tête de la troupe sous la grêle de balles, se relever quand le cheval est abattu sous soi, affirmer quand les hommes s’élancent, braves, emportés, même s’ils ont tort : « Le vin est tiré, il faut le boire », et si un général apeuré ordonne le repli le traiter de « jean-foutre ».

 

Jamais encore Napoléon n’a éprouvé une telle plénitude. Il observe Saliceti et les autres représentants en mission, Gasparin, Barras, Fréron, Ricord, Augustin Robespierre. Il les jauge. Augustin Robespierre est le frère de l’homme qui donne son impulsion au Comité de Salut Public. Saliceti est déjà un vieux compagnon.

Ceux-là ont le pouvoir. Ils sont les délégués de la Convention. C’est eux qu’il faut convaincre.

Napoléon entraîne un soir Saliceti sur l’emplacement d’une batterie. Le cheval du représentant est tué. Les balles sifflent. Napoléon se précipite, aide Saliceti à se redresser. Les patrouilles anglaises sont proches. Il faut se dissimuler, marcher en silence, atteindre une autre batterie.

Là, le canonnier vient d’être tué. Napoléon se saisit du refouloir, et comme un simple soldat aide à charger dix à douze coups. Les autres soldats le regardent, quelqu’un entreprend d’expliquer que le canonnier tué… puis s’interrompt, se contente de se gratter les mains, les bras.

Le canonnier avait la gale, personne ne touchait son refouloir par crainte de la contagion. Napoléon hausse les épaules. Est-ce qu’on peut s’arrêter à cela, même si dans les jours qui suivent on commence à sentir les effets de la maladie ?

Pas le temps de se soigner.

 

Le 29 septembre, les représentants l’ont nommé chef de bataillon. Nouvel élan, nouvelle source d’énergie, nouvelle certitude que l’on peut aller plus loin, plus vite.

Napoléon, chaque jour, rend visite à Saliceti. Il martèle que son plan est le seul qui puisse faire tomber Toulon. Mais les obstacles sont toujours là.

Il répète. Parler, c’est comme un feu de salve. Il le dit à ses canonniers : « Il faut tirer sans se décourager et, après cent coups inutiles, le cent unième porte et fait effet. »

Il sent que Saliceti, Gasparin et plus tard Ricord et Augustin Robespierre, et même Barras et Fréron, ne lui résistent pas.

Cet ascendant qu’on exerce sur les hommes, quelle jouissance ! Quel alcool ! Quelle femme serait capable de donner un tel sentiment d’ivresse et de puissance ?

Il découvre cela.

Saliceti et les représentants obtiennent le remplacement du général Carteaux. « Le capitaine Canon » l’a emporté. Le général Doppet, qui succède à Carteaux, est un ancien médecin, qui ne résiste que quelques semaines.

Napoléon, le visage ensanglanté par une blessure au front, s’avance, au terme d’une attaque, vers Doppet. C’est donc vous « le jean-foutre qui a fait battre la retraite », lance-t-il à Doppet.

Le général s’éloigne, Napoléon regarde les soldats qui l’entourent. Ils injurient le général. « Aurons-nous toujours des peintres et des médecins pour nous commander ? » crient-ils.

Napoléon reste silencieux. Sa foi en lui-même s’enracine : il est celui qui sait commander aux hommes.

 

Il demande à être reçu par Saliceti, on doit l’écouter, il a fait ses preuves. Voilà plus de deux mois qu’il se bat, qu’il prévoit, qu’il organise.

— Faudra-t-il donc toujours, dit-il, lutter contre l’ignorance et les basses passions qu’elle engendre ? Dogmatiser et capituler avec un tas d’ignorantacci, pour détruire leurs préjugés et exécuter ce que la théorie et l’expérience démontrent comme des axiomes à tout officier d’artillerie ?

Saliceti baisse la tête, consent.

Le 16 novembre, le général Dugommier arrive à Ollioules pour remplacer le général Doppet, et deux heures plus tard le général Du Teil le rejoint. À la fin de l’après-midi, Napoléon se rend auprès d’eux. Il connaît Du Teil. Dugommier l’écoute, l’invite à dîner. Au cours du repas, il lui tend un plat de cervelle de mouton. « Tiens, dit-il en riant, tu en as besoin. »

Lorsqu’il entre le 25 novembre dans la petite pièce où se réunit le conseil de guerre, Napoléon sait qu’il a renversé tous les obstacles. Les généraux Dugommier et Du Teil l’approuvent quand, penché sur la carte, il résume son plan : « Prise du fort de l’Éguillette, expulsion des Anglais des rades, et dans le même temps attaquer le fort du mont Faron. »

Saliceti, Augustin Robespierre et Ricord donnent leur accord.

Au moment de quitter la pièce, Napoléon se tourne vers Dugommier.

Celui-ci sourit, passe sa main sur son cou. Si le plan échoue, c’est la guillotine pour lui.

 

Ce sont les derniers jours avant d’atteindre le but.

Aucune crainte. Napoléon a même un sentiment d’invulnérabilité, qui ne l’étonne pas.

Le 30 novembre, lors d’une contre-attaque pour chasser les Anglais qui se sont emparés par surprise de la batterie de la Convention, il monte à l’assaut, conduit à la baïonnette.

Le général en chef anglais O’Hara est fait prisonnier. Napoléon s’en approche lentement. O’Hara est assis, les coudes sur les cuisses, morne.

O’Hara se redresse en apercevant Napoléon.

— Que désirez-vous ? demande Napoléon.

— Être seul, ne rien devoir à la pitié.

Napoléon s’éloigne en regardant le général anglais. C’est cela, les hommes de guerre. Ils doivent, dans la défaite, faire preuve de fierté et de réserve.

Napoléon s’arrête un instant.

Il est un homme de guerre. Il a vingt-quatre ans et quatre mois.

 

Napoléon, tirant son cheval par les rênes, avance au milieu des soldats trempés. Le 16 décembre 1793, la pluie tombe à torrents. On n’y voit pas à trois pas. L’attaque est pour cette nuit. Seuls les longs éclairs de l’orage déchirent l’obscurité, éclairant les colonnes rassemblées. Napoléon retrouve Dugommier et les représentants réunis sous une tente qui fait eau de toutes parts. Tous se tournent vers lui. Il lit sur leurs visages l’hésitation et l’inquiétude.

Il est sûr de lui. Cela dépasse la raison, la confiance dans son « système ».

Il dit simplement que le mauvais temps n’est pas une circonstance défavorable. L’expression des visages change. Ainsi sont les hommes. Une conviction forte les oriente, les plie, les entraîne.

Dugommier donne le signal.

Napoléon monte à cheval, les fantassins s’ébranlent. Puis c’est l’assaut. La deuxième colonne se débande sous l’averse aux cris « sauve qui peut », « trahison ».

D’autres continuent en hurlant : « Victoire, à la baïonnette ! »

Napoléon sent son cheval qui s’effondre, tué. Il se relève, avance, une douleur vive lui traverse la cuisse. Un Anglais vient de le blesser d’un coup de baïonnette. Il court. Près de lui, son ami le capitaine Muiron, plus loin Marmont et le sergent Junot sont au premier rang.

Le fort Mulgrave est emporté, ses pièces retournées, et dans l’élan, enfin, le fort de l’Éguillette est pris. Les Anglais l’ont abandonné, égorgeant avant de partir leurs chevaux et leurs mulets, dont les cadavres encombrent les couloirs.

À cet instant seulement, Napoléon sent sa blessure. On le panse. Les Anglais, dit-il, sont de bons soldats, puis, avec mépris, il ajoute, désignant des prisonniers : « Toute cette canaille, Napolitains, Siciliens, sont bien peu de chose. »

Il se lève, marche en boitant jusqu’au parapet :

— Demain ou au plus tard après-demain, nous souperons dans Toulon.

 

Il est calme. Il ne montre pas sa joie. Il accomplit les derniers préparatifs nécessaires, le regard déjà ailleurs.

On lui rapporte que « les Anglais dénichent de partout », que les Napolitains désertent les forts. Il ne manifeste aucune surprise. Ce sont les conséquences prévues de son système.

Dans la rade et l’arsenal, des frégates explosent. Les Anglais et les Espagnols font sauter les navires chargés de poudre.

Dans les lueurs d’incendie, il aperçoit des dizaines de barques et de tartanes, chargées de Toulonnais qui essaient de gagner les navires de la flotte anglo-espagnole. Des chaloupes se renversent. Des femmes crient avant de se noyer, entraînées, dira-t-on, par leurs sacs chargés de bijoux. Les batteries ouvrent le feu, crèvent les coques légères des felouques.

C’est la fin.

Le 19 décembre 1793, les troupes républicaines, « les Carmagnoles », entrent dans Toulon.

 

Maintenant, Napoléon se tient à l’écart. Il passe sans même tourner la tête devant les pelotons d’exécution qui fusillent. Là on pille. Il croise Barras et Fréron, les deux représentants en mission qui doutaient de la victoire, mais qui aujourd’hui font afficher sur les murs des proclamations annonçant qu’ils vont raser la ville et qu’il faut pour cela douze mille maçons.

Il voit des hommes guider les soldats vers les maisons. Ce sont les Montagnards que l’on vient de libérer des cales du Thémistocle où ils étaient emprisonnés. Ils cherchent leurs dénonciateurs, leurs bourreaux, leurs geôliers. Ils dénoncent à leur tour. Ils massacrent à leur tour.

Parfois la nausée le prend. Le peuple, quel que soit le drapeau qu’il brandit, reste une bête féroce.

Lui n’a rien à voir avec cela.

Il rentre dans son cantonnement. Des femmes l’attendent. Elles supplient. Il ne prononce pas un mot de pitié, mais il intervient, envoie Junot, Marmont ou Muiron, ces officiers qui sont devenus ses proches, arracher quelque victime à la mort.

Que faire d’autre ?

Les hommes sont ainsi. La politique est ainsi.

Il se sent si froid, si lucide que la joie du but atteint s’évanouit.

Que faire maintenant ?

 

Le 22 décembre 1793, les représentants en mission le convoquent. Ils sont assis autour d’une table, sur laquelle sont posés des verres et des bouteilles.

— Quel est cet uniforme ? demande Saliceti en voyant entrer Napoléon.

Puis il lit un court arrêté que les représentants viennent de prendre. Ils ont nommé le chef de bataillon Napoléon Bonaparte général de brigade, « à cause du zèle et de l’intelligence dont il a donné les preuves en contribuant à la reddition de la ville rebelle ».

— Il faut changer d’uniforme, reprend Saliceti.

Il rit en donnant l’accolade à Napoléon.

Comme tout est terne, quand la course s’arrête.